«Ces femmes qu'on a effacées des registres de l'histoire du Vatican»
«Pour faire évoluer la place des femmes dans l’Église, tout n’est pas à attendre des papes et c’est aussi aux femmes de prendre en main leur destin», déclare Bénédicte Lutaud. Dans son livre Femmes de papes (Le Cerf, 2021), la journaliste retrace le parcours hors norme de cinq femmes exceptionnelles.
Par Claire Guigou/I.Média
Chacune à leur manière, Wanda Poltawska, sœur spirituelle de Jean Paul II, Pascalina Lehnert, véritable mère de substitution pour Pie XII, Mère Tekla, «agente 007» au service de Jean Paul II, Hermine Speier, archéologue de renom aux Musées du Vatican et Lucetta Scaraffia, soixante-huitarde convertie au catholicisme, se sont toutes «créées un rôle de leur propre chef au sein du Vatican».
Spécialiste de l’actualité des religions, de l’Église catholique et du Vatican, Bénédicte Lutaud pensait rédiger un livre sur le pape François et les femmes. Jusqu’à ce qu’elle découvre le rôle clef que certaines femmes ont joué et jouent actuellement au Vatican. Elle explique son choix et ce qui l’a motivé.
Pourquoi avoir eu l’idée d’écrire ce livre maintenant? Et pourquoi avoir choisi précisément ces cinq femmes?
Bénédicte Lutaud: L’idée est née lorsque j’étais journaliste à l’agence I.Média. J’écoutais au quotidien les discours du pape François et j’ai assez rapidement remarqué que cette question des femmes dans la société et au sein de l’Église revenait régulièrement. Cela m’a interpellée à tel point que je me suis demandée si François n’était pas le premier pape féministe de l’histoire. J’ai donc commencé à m’intéresser à cette thématique d’abord par des articles.
De fil en aiguille, je me suis dit que cela serait bien d’en faire un livre. Au départ, cela devait être un ouvrage sur le pape François et les femmes. Et puis petit à petit, j’ai découvert qu’il y avait des femmes qui avaient des rôles clefs aujourd’hui au Vatican et qui en avaient également eu dans le passé. Cela a pris la forme de cinq récits historiques de femmes exceptionnelles. Mon choix a finalement été assez arbitraire.
J’avais sélectionné une vingtaine de noms de femmes ayant marqué la Curie romaine ou ayant eu des relations clés avec les papes. Comme je ne voulais pas faire une encyclopédie, j’ai dû effectuer une sélection sur différents critères. Tout d’abord, j’ai choisi des femmes qui, parallèlement à leur rencontre incroyable avec les papes, ont des histoires de vie extraordinaires.
Wanda Poltawska a tout de même été résistante polonaise face à l’envahisseur nazi et Lucetta Scaraffia a fait partie des grandes féministes italiennes. Quant à Mère Tekla, elle a traversé la Seconde Guerre mondiale. Leurs histoires de vie sont bouleversantes. Ensuite, j’ai gardé des femmes qui étaient proches de nous dans le temps. Enfin, ces femmes ont souvent en commun d’être restées anonymes, dans l’ombre, par choix ou non. L’idée c’était de les inscrire dans la grande Histoire alors qu’on a voulu, bien souvent, les effacer des registres du Vatican.
«J’ai choisi des femmes qui, parallèlement à leur rencontre incroyable avec les papes, ont des histoires de vie extraordinaires.»
En effet, lorsqu’elles ont été trop proches des papes, la présence de ces femmes a parfois été gommée de l’histoire du petit État. Alors que Sœur Pascalina et Wanda Poltawska ont respectivement été aux côtés des papes Pie XII et Jean Paul II lors de leur dernier souffle, la communication du Vatican a choisi de ne pas les mentionner. Comment expliquez-vous cela?
Cette anecdote est en effet amusante et très révélatrice: Sœur Pascalina était au chevet de Pie XII mais ne sera pas du tout mentionnée par les registres officiels. L’histoire se répète plus tard sous Jean Paul II avec Wanda Poltawska, sa grande amie. C’est moins connu mais une religieuse était bien présente également lors de la mort de Jean Paul I. Je pense qu’il y a une espèce de gêne séculaire du monde clérical envers la gente féminine parce que la présence des femmes reste taboue dans ce milieu. Il y a peut-être cet inconscient de la représentation d’Eve qui serait l’unique responsable du péché originel.
Bien heureusement, des siècles de théologie montreront qu’elle n’est pas la seule responsable et que la lecture de la Genèse est plus complexe ! Au fur et à mesure des années et des pontificats, les portes s’ouvrent et les mentalités évoluent toutefois. Cependant, l’Église et le Vatican évoluent beaucoup moins vite que le monde profane.
Aujourd’hui, je crois qu’il y a encore quelques réflexes qui témoignent de cette peur des femmes. Dans mon livre, j’évoque notamment ce prêtre qui n’ose pas me regarder dans les yeux pour me parler. À côté de cela, il y a d’autres évêques comme Mgr Durocher, qui, au contraire, sont à l’avant garde et choisissent des femmes au sein de leur conseil épiscopal ou défendent la place des femmes. La réalité est mitigée. Je crois que le pape François sait que ce n’est pas à la force du poignet que l’on va changer les choses ni en instituant des quotas au sein du Vatican. Il s’agit plutôt de faire évoluer les mentalités et ce qu’il appelle la «rigidité psychologique». Et il sait que cela prend du temps.
«Je pense qu’il y a une espèce de gêne séculaire du monde clérical envers la gente féminine parce que la présence des femmes reste taboue dans ce milieu.»
Sœur Pascalina, l’une des femmes dont vous dressez le portrait, a joué un rôle de premier plan dans la vie de Pie XII. A tel point qu’elle fut la seule femme à avoir le droit de résider au Vatican pendant le conclave qui l’a élevé au trône de Pierre. Quel rôle a-t-elle eu exactement auprès du pape de la Seconde Guerre mondiale?
Sœur Pascalina n’avait pas fait de grandes études mais elle était extrêmement débrouillarde et a pu elle-même avoir différentes casquettes. Elle a été à la fois l’infirmière de Pie XII, sa secrétaire personnelle mais aussi sa porte-parole, puisqu’elle était une formidable communicante. Elle a aussi géré toute seule une immense réserve de charité papale en pleine Seconde Guerre mondiale. C’est un exemple de tout ce dont sont capables bon nombre de mères supérieures ou de simples religieuses dans le secret et l’humilité.
Il y a eu aussi beaucoup d’affabulations sur Mère Pascalina et certains lui ont prêté une influence incroyable, expliquant qu’elle relisait tous ses discours. Je n’irais pas jusque là. J’insiste davantage sur l’aspect psychologique du personnage dans mon livre: elle est vraiment devenue une mère de substitution pour Pie XII et ce n’est pas rien car c’était un homme qui était très proche de sa mère et qui avait été très attristé par sa mort. Il a eu de grands moments de dépression. Je pense qu’il ne serait peut-être pas devenu cardinal secrétaire d’État puis pape s’il n’avait pas eu le soutien de cette religieuse qui lui a offert cette présence réconfortante et maternelle, qui l’a soigné aussi bien physiquement que psychologiquement. Dans les moments de vagues à l’âme, elle l’a aidé à assumer ce rôle de chef du Vatican jusqu’à sa mort.
Son témoignage est aussi précieux pour comprendre l’attitude de Pie XII durant la Seconde Guerre mondiale… Elle décrit notamment cette protestation qui devait paraître dans l’Osservatore Romano, un note que le pontife lui ordonne de brûler avant sa parution. Selon lui, cette prise de parole publique aurait pu coûter des vies humaines.
La biographie de Sœur Pascalina constitue l’une de mes sources pour ce chapitre. On peut ne pas la croire mais sa version est assez claire. Pour elle, Pie XII était silencieux pour des raisons diplomatiques ou justement pour protéger les catholiques – des prêtres et des religieuses – qui eux-mêmes protégeaient les Juifs. Elle montre que dans les coulisses, il a contribué à protéger des réfugiés – y compris des Juifs – notamment à Castel Gandolfo et à perpétuer, à la suite de Pie XI, une politique discrète d’embauche d’intellectuels juifs.
L’une des cinq femmes dont vous racontez l’histoire est Wanda Poltawska, cette psychiatre polonaise, spécialiste de l’amour et de la sexualité et grande amie de Jean Paul II. Le pape polonais en parlait comme de sa sœur. Comment qualifier cette relation entre le pontife et cette mère de famille?
Il est important en effet de rappeler qu’elle était mariée et mère de quatre filles car cette relation a donné lieu à beaucoup de rumeurs et de fantasmes. C’est tellement facile de la commenter. Jean Paul II est le premier pape à montrer qu’une amitié entre un homme et une femme est possible notamment avec un homme d’Église, y compris le pape. Jean Paul II a noué de nombreuses amitiés avec des femmes, elle n’est pas la seule.
Wanda a rencontré Karol Wojtyla alors qu’il était jeune prêtre et elle jeune mariée et peu à peu le futur pape a noué une amitié avec elle et toute sa famille. Le jour où il est élu pape, elle a ce cri étonnant: «comment continuer à vivre?» On pourrait se dire que c’est le cri d’une femme amoureuse, mais selon moi, si on s’intéresse à tous les échanges entre eux, on perçoit surtout que leur amitié était hors norme. Karol Wojtyla était à la fois son frère, son confesseur, son directeur spirituel…Wanda était brisée par quatre années de torture dans un camp de concentration. Pour se relever, elle a été aidée par son mari mais elle a aussi eu besoin d’une grande figure spirituelle comme Jean Paul II. D’où cette douleur au moment où il devient pape. Du jour au lendemain, elle sait qu’il ne sera plus aussi disponible.
Wanda Poltawska a eu une grande influence sur l’œuvre de Jean Paul II et notamment sur sa théologie du corps. Vous allez jusqu’à dire que son ouvrage clef – Amour et responsabilité – a été écrit à quatre mains. Est-ce vraiment le cas?
Oui, on le devine dans leurs échanges épistolaires puisque Jean Paul II en parle en disant «mon livre» et aussi «ton livre». Pourquoi ne l’a-t-elle pas signé? Sans doute car elle voulait rester discrète ou peut-être que le pape l’a davantage rédigé? Je pense qu’ils ont mené une réflexion à deux dans cet ouvrage et on sait que cette thématique de l’amour, du mariage et de la sexualité humaine était chère à Wanda.
Le lien qui les unit n’est pas seulement une amitié spirituelle: ce sont deux personnes qui se sont trouvées car elles ont plein de choses en commun et a fortiori deux thèmes phares: la défense de la vie et le couple, la sexualité, la famille. Ils vont commencer dès le début de leur amitié à porter ces thèmes-là en menant ensemble de front des campagnes pour la défense de la vie ou en organisant des retraites pour les couples et les séminaristes en Pologne sur l’amour et la sexualité. Plus tard, ce «laboratoire de Cracovie» qui a très bien fonctionné va se poursuivre au Vatican lorsque Karol Wojtyla est élu pape. Il va alors la nommer dans d’importants dicastères et elle va devenir une collaboratrice intellectuelle et pastorale de premier plan sur ces questions chères au pape.
Vos portraits soulignent également le rôle d’ombre de ces femmes. À part Hermine Speier, archéologue juive de renom aux Musées du Vatican, aucune n’avait une fonction de premier plan au Saint du Saint-Siège ou alors ce rôle n’était pas institutionnalisé. Est-ce un hasard?
Oui, c’est très intéressant. Inconsciemment mon choix s’est opéré ainsi. En effet, ces femmes n’ont pas été nommées par les papes à des postes prestigieux dans la Curie. Elles vont d’elles-mêmes prendre ce rôle et s’imposer dans l’entourage des papes. Même Hermine Speier qui est embauchée par le Saint-Siège pour être protégée face au nazisme va devoir faire face à de nombreux obstacles et prouver qu’elle a sa place et la défendre. C’est très révélateur de ce qui se passe encore aujourd’hui. Le pape fait beaucoup pour nommer des femmes à des postes clefs du Vatican et je pense qu’il y a un tournant.
«Ces femmes se sont créées un rôle de leur propre chef et ont su imposer leur présence.»
Cependant, ce que dénonce Lucetta Scaraffia, la dernière femme dont je dresse le portrait est vrai : bien souvent ces femmes sont nommées de l’intérieur car elle sont discrètes et très respectueuses du milieu du Vatican. Elles acceptent ce monde où l’on contrôle la communication et où l’on évite de bousculer l’institution. Celles qui vont «faire des vagues» ne sont pas nommées à des postes clés mais vont s’imposer. Est-ce que les femmes récemment nommées vont pouvoir changer les choses au sein de l’institution? Je le souhaite. Mais vont-elles pouvoir avoir une véritable influence comme une Lucetta qui a dénoncé les abus sexuels ou encore comme Wanda, qui a inspiré Jean Paul II sur la théologie du corps?
Ces femmes se sont créées un rôle de leur propre chef et ont su imposer leur présence. C’est aussi la conclusion du livre : les changements escomptés ne vont peut-être pas advenir tant de l’intérieur mais plutôt de l’extérieur. Il ne faut pas tout attendre des papes et c’est aussi aux femmes de prendre leur destin en main, de renverser la table et de mettre en lumière leurs propositions et talents. (cath.ch/imedia/cg/bh)
> Femmes de papes – Editions du Cerf – 400 p.