Carême: «Un temps pour redécouvrir notre ciel intérieur»
Le carême est le temps du «désencombrement», nous explique le philosophe Jacques de Coulon autour d’une première soupe partagée à Fribourg. Entre deux cuillerées, l’ancien recteur du collège Saint-Michel évoque ce long chemin de dépouillement qui mène à la joie. La «vraie». Et pour fonder son propos, il convoque à notre table Etty Hillesum, Simone Weil ainsi qu’un Père chartreux. Entretien.
Comment le philosophe que vous êtes définirait-il la période de carême?
C’est un temps de ressourcement pour retrouver, dans le bruit ambiant, un silence intérieur. Un temps pour retrouver un ciel intérieur et se rendre davantage disponible.
C’est un vaste programme, essayons de le déployer quelque peu! En exergue de votre blog, vous avez inscrit cette pensée du mystique allemand, Angelus Silesius: «Où cours-tu? Ne sais-tu pas que le ciel est en toi?» Qu’est-ce que ce ciel intérieur qu’il s’agit de retrouver?
Notre bien le plus précieux: ce lieu inviolable où Dieu respire. La jeune Etty Hillesum, décédée à Auschwitz en 1943, en parlait magnifiquement [il sort de son porte-monnaie un billet conservé depuis des années, ndlr]. «Au-dessus de la voie étroite qui nous est encore laissée, s’étend toujours le ciel intact. Les Allemands ne peuvent rien nous faire. Ils peuvent nous harceler, nous voler nos biens, notre liberté […]. Je trouve la vie belle et je me sens libre. Le ciel au-dedans de moi est aussi vaste que celui qui s’étire au-dessus de ma tête.»
Ce ciel intérieur, nous pouvons le comparer au moyeu d’une roue. C’est le cœur de notre être. Trop souvent nous sommes à la périphérie et nous courrons comme des dératés. Mais plus on se rapproche du centre, plus les choses s’apaisent et ralentissent.
En quoi le carême est-il un temps favorable pour revenir à ce moyeu dont vous parlez?
Par le désencombrement qu’il propose. Carême devrait être un moment où l’on revient au centre pour redécouvrir notre ciel intérieur et la présence de l’autre.
De quoi faut-il se dépouiller?
D’abord, de tous nos masques, de toutes nos identifications par lesquelles nous nous considérons comme des personnes très importantes. Il faut également être capable de prendre une certaine distance par rapport à ce que l’on possède. «Etre» est plus important que «faire».
Et se départir, peut-être, du trop plein de nous-mêmes. Simone Weil disait que l’attention était le but de la vie. Elle consiste à rendre l’esprit vide et, dès lors, pénétrable à l’autre. Or, si je suis trop plein de moi-même, je ne pourrai rien accueillir!
«J’essayerai de me désencombrer, moi aussi.»
Vous avez enseigné au collège Saint-Michel de Fribourg et vous avez côtoyé de nombreux jeunes. Sont-ils toujours réceptifs à ce désencombrement dont vous parlez, ainsi qu’à l’horizon vers lequel il pointe?
Je pense que oui. Je vois plusieurs jeunes s’y atteler. Ceci dit, je ne pense pas que ces réalités puissent nous atteindre sans réapprendre à méditer. La méditation, c’est moins une technique qu’une attention au réel qui nous entoure. Il faut savoir parfois éteindre nos écrans pour aller simplement se balader en forêt et ouvrir nos sens afin de percevoir le chant d’un oiseau. Un Père chartreux de la Valsainte, Dom Jean-Baptiste, parlait d’ailleurs de sa vocation en ces termes: «J’ai vu que les fleurs étaient belles et j’ai éprouvé le désir d’aller remercier quelqu’un».
Il y a une quarantaine d’années, lorsque j’étais jeune, je me suis retrouvé en prise avec une certaine confusion mentale. Je tournais en boucle, perdu dans mes pensées. Je suis allé voir le Père Emonet, qui enseignait la philosophie à l’Université de Fribourg. Il m’a emmené dans un jardin, c’était le printemps, et il m’a demandé de regarder les pâquerettes. «N’oubliez pas que ces fleurs vous regardent aussi», m’avait-il dit. Par cette simple parole, il m’avait fait sortir de ma bulle.
Nous évoluons dans un monde aliéné où d’autres pensent pour nous. Nous tournons autour d’un ego préfabriqué par d’autres. Le seul moyen de s’en sortir c’est de retrouver notre véritable identité et nous ouvrir à l’altérité.
Vous, personnellement, à quoi vous engagez-vous durant ce carême?
J’essayerai de me désencombrer, moi aussi, à travers des choses très simples. Je vais essayer de moins manger, parce que je vois que mes «identités superficielles» deviennent graisseuses (rires). Je vais essayer d’être également davantage présent à l’autre. Je suis souvent pris dans mes pensées intérieures et donc insuffisamment présent à l’autre, à ce qu’il me dit. C’est quelque de chose de grave puisque, dans cet état, je ne suis justement pas dans mon ciel intérieur. Pendant ce carême, je tâcherai donc de dégraisser mon corps et mon esprit – trop souvent encombré de pensées parasites, qui m’empêchent d’être tout simplement présent… et de porter du fruit!
Jacques de Coulon
Jacques de Coulon est né en 1952 à Neuchâtel. Il passe son adolescence à Beyrouth, au Liban, où il assiste à la montée des communautarismes. Il perdra plusieurs camarades de classe dans la guerre. Revenu en Suisse, il passe un baccalauréat littéraire, puis décide de vivre une année au Sahara parmi les Touaregs.
Il se lance ensuite dans le métier d’instituteur, puis participe en 1978 à la fondation du RYE (Recherche sur le yoga dans l’éducation) avec Micheline Flak à Paris. Il s’agit d’introduire des pratiques de yoga en classe pour apprendre aux jeunes à mieux se concentrer, à développer leur créativité, à se détendre. Il écrit Éveil et harmonie de l’enfant (Chiron) puis, avec Micheline Flak, Des enfants qui réussissent (Desclée de Brouwer).
À la fin des années 1970, il poursuit des études de philosophie et de sciences des religions à l’Université de Fribourg. Durant cinq ans, il suit chaque mardi les cours d’Emmanuel Levinas et partage souvent la soirée avec le philosophe, en compagnie d’un groupe d’amis. Il se forme aussi au monastère tibétain du Mont Pèlerin auprès de Guéshé Rabten Rimpoché et en Inde auprès de Swami Satyanada qui préfacera son premier livre.
Dès 1984, il enseigne la philosophie au Collège Saint-Michel de Fribourg. Il y deviendra proviseur en 1990, puis recteur de 2004 à 2009. Il préside aussi durant sept ans le Conseil de l’Education de sa région.
Désireux de montrer que la philosophie peut aider à mieux vivre et s’incarner dans le quotidien, Jacques de Coulon publie La philosophie pour vivre heureux (Jouvence) puis, en 2008, Philosophies: 365 graines de sagesse à cultiver (avec une préface de Jean-Louis Servan-Schreiber et des photos de Michel Roggo). Il a publié aussi chez Payot & Rivages Soyez poète de votre vie (2009, Petite Bibliothèque Payot 2014), Les méditations du bonheur (2011, Petite Bibliothèque Payot, 2013), L’art de l’étonnement (2011) et Imagine-toi dans la caverne de Platon, exercices de méditations à faire au lycée ou à la maison (2015, préface de Frédéric Lenoir). Ses ouvrages sont traduits dans plusieurs langues.
Depuis 2008, il est aussi chroniqueur au journal La Liberté, en Suisse, où on lui a demandé de porter un regard philosophique sur l’actualité. Depuis le début de l’année 2015, il écrit chaque mois une page sur la méditation pour l’hebdomadaire L’Echo Magazine. (cath.ch-apic/pp)