L'islam est surexposé dans les médias, déplore Montassar BenMrad
Dans le cadre de la Semaine suisse des Religions, le Groupe interreligieux et interculturel de la Gruyère (GIIG) avait invité, vendredi soir 10 novembre, Martine Brunschwig Graf, présidente de la Commission fédérale contre le racisme (CFR), et Montassar BenMrad, président de la Fédération d’organisations islamiques de Suisse (FOIS) et vice-président du Conseil suisse des Religions (SCR).
Depuis l’attentat sanglant du 7 janvier 2015 contre l’hebdomadaire satirique «Charlie Hebdo» et les nombreuses attaques djihadistes dans les rues de Paris, Nice, Londres, Berlin, Barcelone ou Bruxelles, l’image des musulmans d’Europe s’est fortement dégradée. Prônant le dialogue et l’interconnaissance, le GIIG estime que la peur de l’autre provient essentiellement de l’ignorance et du manque de connaissance mutuelle. Des études montrent aussi que, par rapport à d’autres religions, l’islam est surexposé dans les médias.
«Construire le vivre ensemble, dans la diversité des croyances»
Une bonne soixantaine de personnes, venues de tout le canton, mais aussi de plus loin, s’étaient donné rendez-vous aux Halles de Bulle pour échanger avec les deux invités sur le thème «Diversités des croyances: construire le vivre ensemble». Au cours d’un débat de très bonne tenue, arbitré par Serge Gumy, rédacteur en chef du quotidien La Liberté, quelques remarques ont fusé des rangs du public, montrant qu’en matière de présence musulmane dans le pays, le climat reste tendu.
En Suisse, on compte dix religions principales et 190 nationalités vivent sur son territoire. Le pays vit ensemble avec toute cette diversité, même si un sondage a montré que plus d’un tiers des personnes interrogées déclarent être dérangées par ceux qui sont différents, a relevé la présidente de la CFR. A l’époque des initiatives xénophobes des années 1970 – les fameuses initiatives Schwarzenbach – qui vont exacerber les tensions face aux étrangers – c’étaient les travailleurs italiens qui étaient visés. «Il y avait déjà des discours de haine, des gens engagés contre ces initiatives ont reçu des menaces de mort…»
Les musulmans dans le collimateur
Aujourd’hui, outre les gens du voyage, les Roms, les Yéniches, sans parler des personnes de couleurs, ce sont les musulmans qui sont dans le collimateur. Le rejet de l’islam est en forte augmentation. Selon un sondage paru fin août dans la presse alémanique, quelque 38% des Suisses disent se sentir menacés par les musulmans de Suisse. La peur de l’islam a plus que doublé au cours des treize dernières années.
«Le lien entre musulmans et terrorisme est omniprésent sur les réseaux sociaux, sur Facebook, les blogs des journaux», déplore Martine Brunschwig Graf, membre du Parti libéral-radical, ancienne conseillère nationale et conseillère d’Etat genevoise, par ailleurs présidente de la Fondation pour l’enseignement du judaïsme à l’Université de Lausanne.
«C’est la Suisse qui accueille le mieux les musulmans»
Engagé depuis plus de deux décennies dans le travail associatif et dans le dialogue interreligieux – il a été cofondateur de la Maison du dialogue de l’Arzillier, à Lausanne en 1998, et du Groupe musulmans et chrétiens pour le dialogue et l’amitié en 2001- le Vaudois Montassar BenMrad est à la tête de près de 200 associations musulmanes dans les quatre régions linguistiques de la Suisse.
S’il admet que l’on vit une période de tension en ce qui concerne la présence musulmane, il affirme, en comparaison notamment avec la France, que «c’est la Suisse qui accueille le mieux les musulmans, on favorise l’intégration…»
La situation s’est dégradée entre 2009 et 2017
Citant une étude de l’Université de Zurich sur des articles parus dans les médias, l’expert en informatique d’origine tunisienne, haut cadre dans une multinationale, affirme que la situation s’est beaucoup dégradée entre 2009 et 2017. «La plupart des articles montrent désormais de la distance par rapport aux musulmans, et ceux qui marquent de l’empathie ont fortement diminué», regrette le scientifique, qui a obtenu son doctorat à l’EPFL en 1994.
Et de déplorer, en citant l’UDC et le PDC, que des partis politiques utilisent la question de l’islam et des musulmans à des fins purement politiques. Il estime «dommageable» que le PDC marche désormais sur les plates-bandes de la formation nationaliste conservatrice. Gerhard Pfister, président du PDC, s’est en effet récemment déclaré dans la presse fermement opposé à une reconnaissance de l’islam. Le président de la FOIS souligne cependant que cette attitude négative envers l’islam se rencontre avant tout dans le PDC de Suisse alémanique.
Les mantras de l’UDC
Quant à l’UDC, lors de son assemblée des délégués du 28 octobre dernier à Frauenfeld (TG), elle a une nouvelle fois déclaré qu’»une reconnaissance de droit public de l’islam ou une formation étatisée d’imams est hors de question», arguant que «nous devons vivre selon nos valeurs chrétiennes».
Ainsi, peut-on lire pêle-mêle sur le site internet du premier parti de Suisse: «L’activité pastorale des imams dans les prisons et à l’armée doit cesser […] Les imams peuvent être remplacés par des psychologues de l’armée ou des prisons […] Jusqu’à nouvel avis, les activités des imams doivent être surveillées dans toute la Suisse […] La viande halal, la dissimulation du visage etc. ne doivent pas être tolérées dans les lieux publics comme les écoles, les prisons, les hôpitaux ou dans l’armée».
Primauté de l’Etat de droit et de la législation commune
Se déclarant, comme tout citoyen suisse, ferme partisan de l’Etat de droit et du respect de la législation de son pays, Montassar BenMrad se dit que lui et la FOIS sont tout autant intéressés à traiter les risques de dérives islamiques. Il partage la position de Martine Brunschwig Graf, pour qui l’Etat de droit et la loi commune en Suisse priment en tous les cas sur les préceptes de la loi religieuse, ajoutant que «les gens qui sont ici peuvent exercer leur religion en toute liberté, pour autant qu’ils respectent les règles de l’Etat de droit». La politicienne genevoise, née à Fribourg, a rappelé par ailleurs que, dans le passé, les Eglises chrétiennes ont aussi connu des dérives.
Le représentant musulman se déclare en faveur de la reconnaissance de sa communauté au niveau cantonal – il y a des démarches dans ce sens, notamment dans les cantons de Vaud et Neuchâtel -, considérant que le processus de reconnaissance forcera les communautés musulmanes à se structurer. «Elles devront faire des efforts pour se fédérer. Il y aura plus de transparence, les livres de comptes seront ouverts…»
Le Centre Suisse Islam et Société
S’il salue le travail fourni par le Centre Suisse Islam et Société (CSIS) de l’Université de Fribourg, il rappelle que cette formation universitaire n’est pas un enseignement théologique. Ce sont les communautés locales qui sont responsables d’engager un imam. Dans le cas de l’imam radicalisé de la mosquée An’Nur de Winterthur, «il y a eu un gros dérapage, l’imam n’était pas formé, il était incompétent». Le président de la FOIS souligne qu’en principe les imams ont suivi une formation universitaire, «mais de toute façon, il doit y avoir un contrôle de qualité des imams».
Le président de la FOIS concède que beaucoup trop d’entre eux sont autodidactes, sans diplôme, et certains alimentent leur prêche avec les réseaux sociaux, où l’on trouve d’innombrables fausses informations sur l’islam. «Quand les communautés ont la capacité financière de payer le salaire d’un imam, un professionnel formé, il y a davantage de filtres!»
Haro sur Blancho
Interrogé sur l’image négative de l’islam propagé par le Conseil central islamique suisse (CCIS), d’obédience salafiste, Montassar BenMrad estime que ce groupe ne compte que 42 membres actifs, avec, peut-être, tout au plus 2 à 3’000 sympathisants, soit moins de 1% des musulmans de Suisse. Tout comme sur l’autre bord Saïda Keller-Messalhi, fondatrice et présidente du Forum pour un islam progressiste, «ils ne représentent qu’eux-mêmes!» Par contre, le CCIS a fait «pas mal de dégâts» à l’image des musulmans de Suisse, «mais on fait en sorte qu’ils n’aient aucun accès à nos mosquées». De toute façon, lance-t-il en guise de conclusion: «Depuis qu’ils ont des problèmes avec le Ministère public de la Confédération, ils se sont calmés…» Quant à lui, il veut faire entendre «la voix du milieu, celle de la modération». (cath.ch/be)
Martine Brunschwig Graf visée par Vigilance Islam
Peu avant le début des débats, la police s’est brièvement montrée aux Halles. La raison: les menaces – «proches de menaces de mort» – reçues par Martine Brunschwig Graf dans le cadre du colloque à l’Université de Fribourg «Hostilité envers les musulmans: société, médias, politique», le 11 septembre 2017. Ce débat scientifique était organisé par la CFR, en partenariat avec le Centre Suisse Islam et Société de l’Université de Fribourg (CSIS) et le Centre de recherche sur les religions de l’Université de Lucerne (ZRF). La présidente de la CFR avait été prise pour cible par un membre de l’association genevoise Vigilance Islam et a porté plainte.
Le Groupe interreligieux et interculturel de la Gruyère
Pour le Groupe interreligieux et interculturel de la Gruyère (GIIG), la simple coexistence entre les diverses communautés vivant en Suisse n’est pas suffisante. «Dans un monde globalisé, avec le brassage grandissant de la population et des cultures différentes, écrit-elle, la nécessité de vivre ensemble est devenue vitale. Le monde a besoin d’unité dans l’action des croyants: les valeurs universelles communes aux différentes croyances ont le pouvoir de nourrir une société qui se laïcise et s’individualise de plus en plus. Les croyants ont une responsabilité spirituelle, morale et citoyenne d’ouverture vers l’autre: ils doivent témoigner ensemble, sans condition ni angélisme, de l’unité intrinsèque de la famille humaine, en dignité et en droit. Par le dialogue et les comportements, nous pouvons contribuer à la paix. Nos différences sont source d’enrichissement pour œuvrer ensemble!» JB