Brésil: Des hommes politiques derrière l'assassinat de Sœur Dorothy Stang?
Altamira, 7 février 2015 (Apic) «L’assassinat de Soeur Dorothy a été préparé par une mafia composée de grands propriétaires terriens, d’exploitants forestiers et de politiques», affirme Mgr Erwin Kräutler, évêque d’Altamira, au nord du Brésil. A l’occasion du 10ème anniversaire, le 12 février prochain, de l’assassinat de Dorothy Mae Stang, la religieuse américaine, par des pistoleiros, au cœur de l’Amazonie brésilienne, Mgr Kräutler, Président du Conseil Indigéniste Missionnaire (CIMI), a accordé à l’Apic une interview exclusive.
L’évêque d’Altamira évoque sa première rencontre avec une femme déterminée et le choc qu’a constitué son assassinat. Dans cette seconde partie d’interview (la première a été publiée le 4 février), le prélat fustige l’impunité qui règne encore dans cette région du Brésil et dénonce la responsabilité des politiques ainsi que l’absence de réforme agraire.
Apic: L’assassinat de Soeur Dorothy a été un choc pour le Brésil et le reste du monde. Il a révélé également à des millions de personnes la violence qui existe en Amazonie. Le meurtre de Soeur Dorothy vous a-t il surpris?
Mgr Erwin Kräutler: Oui et non. En vérité, plusieurs fois j’avais demandé à Soeur Dorothy de ne pas s’exposer. Je lui disais qu’il y avait des gens qui lui voulaient beaucoup de bien, mais malheureusement qu’il existait aussi des groupes de puissants qui nourrissaient une haine mortelle à son encontre. J’étais convaincu qu’ils seraient prêts à utiliser tous les moyens possibles pour se délivrer d’elle et pour l’intimider. Mais au fond, je ne croyais pas qu’ils en viendraient à la tuer. Elle même se voulait tranquille parce qu’elle avait déjà d’un certain âge (n.d.l.r. 73 ans au moment de sa mort). «Les pistoleiros n’auront jamais le courage de tuer une femme aussi vieille que moi», me disait-elle souvent. En plus, je pense qu’elle était persuadée que le fait d’être une citoyenne américaine allait la protéger, et ce, même si un an avant sa mort elle avait adopté la nationalité brésilienne.
Apic: Elle était manifestement prête à assumer les conséquences de ses choix…
EK: Dans la dernière interview qu’elle a donnée à un journaliste de Belém, le 2 février, soit dix jours à peine avant sa mort, Soeur Dorothy affirmait: «Je sais qu’ils veulent me tuer, mais je ne vais pas fuir. Ma place est ici, aux côtés de ces personnes qui sont constamment humiliées par des gens qui se prennent pour des puissants. Je crois profondément en Dieu et je sais qu’il est avec moi. Mais je préfère parler de la vie, pas de la mort. Ceux et celles que nous accompagnons ont un projet de vie meilleur grâce à ce projet de développement durable (PDS) Esperança (1). Je n’ai pas le temps de penser à des choses négatives. Mais s’ils me tuent, j’aimerais être enterrée à Anapu, avec les gens humbles. L’Etat du Pará, c’est ma terre !»
Apic: En 2005, il y a eu de nombreuses déclarations sur la nécessité de punir les auteurs (les exécutants comme les mandataires) de ce crime. Pourtant, dix ans plus tard, des cinq hommes jugés et condamnés pour la mort de Soeur Dorothy, un seul purge sa peine de prison en régime fermé. Quel est votre sentiment?
EK: Dès le moment où j’ai appris la mort de Soeur Dorothy, j’ai eu la certitude que son assassinat était programmé depuis très longtemps. Et, jusqu’à aujourd’hui, je suis certain que cela n’a pas été l’oeuvre exclusive de Raifran das Neves Sales, qui a appuyé six fois sur la gâchette de son arme, ni même des autres personnes qui ont été condamnées, que ce soit son complice Clodoaldo, le grand propriétaire Bida et Tato, celui qui a fait office d’intermédiaire entre le grand propriétaire et les deux pistoleiros. Il y avait, c’est évident, toute une mafia, composée de grands propriétaires, d’exploitants forestiers et de politiques qui préparaient minutieusement, pas à pas, cet acte criminel. Il y a des personnes directement impliquées et d’autres -bien plus nombreuses que ce que l’on peut penser- qui sont indirectement responsables de la mort cruelle de Soeur Dorothy.
Apic: Vous pensez donc que des politiques ont pu être impliqués?
EK: N’oublions pas que le Conseil municipal d’Anapu a déclaré, le 30 avril 2003, la religieuse comme «persona non grata», justifiant ainsi l’adoption d’un document approuvé par la majorité des conseillers municipaux. Il s’agissait d’un acte de répudiation de la Soeur Dorothy, accusée de «mener des actions en concertation avec la société locale, destinées à rompre l’unité au sein de la population.» A l’époque, des hommes politiques sont même montés à la tribune en promettant de «nettoyer la région de l’influence de cette religieuse.»
D’ailleurs, des gens sont même venus au siège de la prélature à Altamira pour me demander de prendre «toutes les mesures adéquates pour retirer la religieuse de la circulation.» Après sa mort, comme c’est très fréquemment le cas dans ce genre de crime, ces gens ont eu peur et, soudainement, ont commencé à rendre hommage à l’engagement de la Soeur auprès des pauvres. La «persona non grata» est devenue un modèle de défense intransigeante de l’environnement en Amazonie. Le 12 février est désormais un jour férié, à Anapu, en souvenir de la Soeur Dorothy Mae Stang.
Apic: En Amazonie, des dizaines de personnes meurent encore chaque année parce qu’ils osent affronter les grands propriétaires terriens, les exploitants forestiers et les grandes entreprises. Estimez-vous que l’impunité continue dans cette région?
EK: Les assassinats ne cesseront jamais si les causes de ces morts barbares ne sont pas éliminées. La Réforme agraire a été l’étendard de prédilection pour le Parti des Travailleurs (PT). Lors de sa première campagne présidentielle, en 2002, Luiz Inácio Lula da Silva, dit Lula, avait promis de donner une terre à un million de familles au terme de son premier mandat. Mais il est loin d’avoir tenu parole. D’ailleurs, pour la commémoration des dix ans du PT au gouvernement, il n’y a même pas eu un mot sur la réforme agraire. Dilma Rousseff, qui lui a succédé (n.d.l.r. en janvier 2011) a carrément paralysé le processus de la réforme agraire. Et la raison en est évidente. Jésus a déjà dit que «personne ne peut servir les deux seigneurs» (Mt 5,24). Un gouvernement qui décide d’appuyer exclusivement l’agrobusiness et ne pense qu’à l’exportation du soja peut difficilement poursuivre une politique qui favorise la réforme agraire. Le grand capital investit dans l’agrobusiness et l’élevage à grande échelle. Attribuer une terre et favoriser l’agriculture familiale ne rentre pas dans cette logique.
L’autre problème est la scandaleuse impunité dont bénéficie des criminels. Un homme tue et le maximum qui puisse lui arriver est de se retrouver en prison pour quelques temps. Les journaux, la radio et la télévision sont forts pour donner des détails croustillants. Mais lorsque la poussière retombe et que le criminel est déjà en liberté, la porte est ouverte pour que soit commandité un nouveau meurtre. C’est extrêmement rare que, dans un conflit lié à la terre où il y a un mort, le commanditaire d’un crime soit condamné. Et même un homme de main qui a rempli un contrat, ne moisira pas en prison. Rapidement, il sera remis en liberté.
Apic: La reprise de la déforestation en 2014 et la récente nomination de Katia Abreu au Ministère de l’Agriculture, préoccupent de nombreux défenseurs de l’environnement et spécialement de l’Amazonie. Quel est votre sentiment?
EK: Les grands propriétaires, grands éleveurs et acteurs de l’agro business ont été et continuent d’être les responsables des déforestations à grande échelle. Le choix de Katia Abreu par la présidente Dilma Rousseff pour diriger le ministère de l’Agriculture, malgré les avis contraires de larges pans de la société civile brésilienne, est la preuve la plus évidente que le nouveau gouvernement va continuer à défendre les intérêts et les privilèges des grands propriétaires terriens, des exploitants forestiers et des entreprises de l’agrobusiness, y compris aux dépens des peuples indigènes.
(1) Créé en 2003 après une longue bataille administrative menée par Sœur Dorothy pour pouvoir «coloniser» légalement ces terres appartenant à l’Etat brésilien, le PDS Esperança permet à des sans-terre venus de différents horizons de s’installer chacun sur un lot de 100 hectares. Avec une obligation : préserver 80% de la forêt
(apic/jcg/rz)