Brésil: Dans les favelas de Rio, la police tue cinq personnes par jour
Alors que les violences policières ont atteint un record à Rio de Janeiro, au Brésil, en 2019, la Pastorale des favelas, créée en 1977, tente d’apporter une réponse autant spirituelle que sociale à des populations qui ont le sentiment d’être stigmatisées, y compris par les politiques.
Terezinha Maria de Jesus se sentait un peu fatiguée ce jeudi 2 avril. Alors, en fin d’après-midi, elle s’est étendue sur le canapé du salon, laissant son fils Eduardo, 10 ans, attendre le retour de sa sœur sagement assis sur le perron de la maison, située dans le complexe de l’Allemand, un ensemble de treize favelas de la zone nord de Rio de Janeiro. «Tout à coup, j’ai entendu une déflagration et le cri de mon fils, explique Terezinha. Je suis sortie en courant et je l’ai vu étendu sur le sol. Mort.» Ivre de douleur et de rage, Terezinha aperçoit alors un groupe de la police militaire. Elle se jette sur l’un d’entre eux, masqué et fusil en mains. «Tu as tué mon fils, maudit damné !»
Malgré les menaces du policier de la tuer elle aussi, Terezinha l’empêche, lui et ses collègues, de repartir avec le corps de son enfant. «J’ai alors entendu un policier dire à un autre: ‘mets une arme à côté du corps, et ça sera réglé’», explique t elle. C’est ainsi que les policiers agissent aujourd’hui dans les favelas de Rio. Ils entrent et tirent sans sommation, puis cherchent à dissimuler ces meurtres, en faisant passer les victimes innocentes pour des bandits ou des trafiquants. Si nous sommes traités ainsi, c’est parce que nous sommes noirs, pauvres et que nous vivons dans les favelas.»
«La situation a vraiment empiré depuis l’élection de Jair Bolsonaro»
La police a tué 1’810 personnes à Rio en 2019
Bienvenue à Rio de Janeiro, surnommée la «Cité Merveilleuse» pour la beauté de ses paysages. Pourtant, la seconde ville du Brésil (6,3 millions d’habitants) a battu un record peu enviable en 2019. D’après les chiffres publiés par l’Institut de sécurité publique du gouvernement de Rio (ISP), la police a en effet tué 1’810 personnes l’an dernier, soit 18% de plus que l’année précédente. «Ce chiffre est une première depuis la création de ces statistiques en 1998, assure Silvia Ramos, coordinatrice du centre de recherches sur la sécurité et la citoyenneté (Cesec) de l’université Candido Mendes. Cela représente un tiers des homicides commis à Rio l’an dernier».
Pour Mgr Luiz Antonio Pereira Lopes, coordinateur de la Pastorale des favelas, créée en 1977 pour défendre les droits des personnes vivant dans les bidonvilles, ces chiffres ne sont malheureusement pas une surprise. «Depuis plusieurs années, on sent le climat de violence augmenter de manière générale dans les favelas de Rio. D’abord entre les groupes de trafiquants de drogue qui se disputent de plus en plus âprement les territoires, explique le prêtre. Il y a aussi les milices paramilitaires, composées majoritairement d’anciens policiers et pompiers qui se sont développées dans la zone ouest de la ville et qui rackettent les populations. Mais le plus inquiétant est sans doute les homicides commis par les policiers, avec une forme d’aval des dirigeants du pays».
«Des snippers autour des favelas»
«On a l’impression que pour les gens au pouvoir, les habitants dans les favelas sont des êtres humains de seconde catégorie, enrage Maria da Paz, agente de la Pastorale des favelas depuis une décennie et habitante depuis plus de trente ans de la favela La Rocinha, le 2e plus grand bidonville d’Amérique latine, avec plus de 70’000 habitants. Le problème pour nous autres qui habitons dans les favelas, ce ne sont pas les bandits, mais les policiers qui entrent dans les quartiers en tirant et en tuant. Et la situation a vraiment empiré depuis l’élection de Jair Bolsonaro et, pire encore, celle de Wilson Witzel, proche des idées du nouveau président, en tant que gouverneur de l’État de Rio».
«Nous avons tous en mémoire les déclarations de Witzel pendant la campagne, lorsqu’il disait qu’il allait placer des snippers autour des favelas avec ordre pour ces derniers d’abattre d’une balle dans la tête toute personne armée, explique, en colère, Luis Severino, dynamique septuagénaire, impliqué au sein de la Pastorale depuis sa création. J’éprouve un sentiment de profonde indignation. Outre le fait de donner un sentiment d’impunité aux policiers, tenir ce genre de discours revient à oublier que chez le trafiquant, il existe deux personnes en une : le bandit et l’être humain. Le bandit doit être emprisonné. Mais la vie de l’être humain, elle, doit être préservée. Ce n’est pas en tuant toujours plus de personnes qu’on résoudra le problème de la violence».
«Les conditions de logement sont toujours plus précaires»
Vivre avec la violence
C’est ce message que s’efforce de faire passer Mgr Luiz Antonio Pereira Lopes lors de la célébration des messes dans les différentes communautés. Du moins lorsque l’accès aux communautés n’est pas rendu impossible à cause d’échanges de tirs. «Les habitants ont appris à vivre avec la violence car ils ont un souci encore plus important qui est celui de travailler pour faire vivre leurs familles, martèle le religieux. Si les gens commencent à reculer face aux agressions dans les transports publics ou dans la rue, s’ils se laissent paralyser par le risque de prendre une balle perdue, alors personne ne sort de chez soi ! Les gens vivent avec la peur. Mais ils disent aussi avoir confiance en Dieu et en la providence».
Au-delà d’écouter les témoignages et les espoirs des habitants, la Pastorale des favelas a acquis, au cours des années, un capital de confiance en agissant comme de vrais défenseurs des droits, en particulier des droits au logement. «Les conditions de logement sont toujours plus précaires, rappelle Mgr Luiz Antonio. Le déficit de logements se chiffre à plusieurs centaines de milliers». Sans oublier les dizaines de milliers de familles délogées de leur communauté lors des méga travaux engagés pour accueillir les Jeux olympiques de 2016 et qui ont propulsé la Pastorale des favelas au-devant de la scène pour défendre les droits des plus démunis. «La Pastorale a permis d’aider les habitants menacés d’expulsion à faire valoir leurs droits, rappelle Eliane Oliveira, avocate bénévole au sein de l’organisation. Aujourd’hui, notre mission continue et nous tâchons d’offrir orientation et conseils juridiques à la communauté pour l’accès pour tous à un logement, prévu par la Constitution de 1988».
Relations «pas simples» avec les néo-pentecôtistes
Logement, mais aussi lacunes des pouvoirs publics en terme de structure scolaire et de santé, absence de perspectives économiques… Les problèmes auxquels sont confrontés les habitants des favelas sont innombrables. «Et notre devoir, en tant que chrétiens, est d’accueillir tout le monde avec la même empathie, assure Dona Josefa, agente de la Pastorale et habitante de Manguinhos, au nord de la ville. Dans l’exercice de notre mission sociale, nous essayons d’aider au mieux tout le monde sans faire de différences entre ceux qui fréquentent l’Église catholique et les fidèles d’autres religions comme les néo-pentecôtistes, les spirites ou les pratiquants de religion afro-brésiliennes». Même si la réciproque n’est pas forcément vraie.
«La favela, avant d’être un lieu de violences, est un espace de lien social»
«Les relations avec les Eglises néo-pentecôtistes ne sont pas toujours simples, admet Mgr Luiz Antonio. Car, contrairement à nous, elles ne sont pas très ouvertes à des actions oecuméniques à l’égard des populations et font souvent preuve d’un prosélytisme soutenu». Jusqu’à parfois «conditionner leur aide à l’adhésion à leur Eglise», rajoute l’un des agents. Pas de quoi pour autant freiner l’ardeur de la dizaine de membres de la Pastorale des Favelas qui souhaite incarner une Église en dehors des murs, si chère au pape François.
L’influence du pape François
C’est le cas de Maiara, 27 ans. «J’avais 20 ans, en juillet 2013, lorsque ce sont déroulées les Journées Mondiales de la Jeunesse (JMJ), ici à Rio. Ma participation à la messe célébrée par le pape sur la plage de Copacabana et la nuit de prière qui a suivi ont constitué un tournant dans ma vie de citoyenne et de chrétienne, assure cette sociologue. Cela m’a donné envie de m’impliquer et je pense que, comme beaucoup de jeunes, les propos de François – «Ayez le courage d’aller à contre–courant«- ont réveillé ma conscience».
Dès lors, son engagement, en 2016, au sein de la Pastorale, était tout naturel. «Je suis née et j’ai grandi dans la favela de Costa Barros, explique la jeune femme. Je sais ce qu’est la violence, celle qui touche en très grande majorité les jeunes, les Noirs et les femmes ! Mais je sais aussi que la favela, avant même d’être un lieu de violences, est un espace de lien social. Et je crois que la présence de l’Église au sein de ces quartiers défavorisés est d’autant plus importante que beaucoup de jeunes cherchent la foi, mais qu’il y a une forme d’isolement». Un point de vue totalement partagé par le Coordinateur de la Pastorale des favelas.
«La présence de Maiara au sein de la pastorale symbolise notre volonté de rajeunir et de dynamiser nos équipes et nous ouvrir à la jeunesse de ces quartiers défavorisés mais riches de potentiel humain. Comme elle a vécu cette violence dont nous parlons et contre laquelle nous luttons, Maiara incarne aussi notre désir de porter un regard critique et avisé sur les racines de la violence dans les favelas. Pour mieux agir». Y compris en dénonçant les homicides perpétrés par la Police de Rio de Janeiro. Une police qui a tué cinq citoyens brésiliens chaque jour en 2019. (cath.ch/jcg/mp)