Bertrand Kiefer: «Parler de punition divine, un réflexe trop facile»
Face à la pandémie de coronavirus, la thèse de la «punition divine» envers une humanité pécheresse est évoquée dans des milieux religieux. Le théologien, médecin et éthicien genevois Bertrand Kiefer estime cependant que cette idée va à l’encontre des valeurs évangéliques, notamment de responsabilité et d’humilité.
«Dieu est fâché avec nous à cause de tout ce qui se passe dans le monde», assure une habitante de Bergame, au nord de l’Italie. La passante explique de cette façon, dans l’émission Mise au Point du 22 mars 2020 (RTS Un), la tragédie qui touche sa ville et sa région, où le coronavirus a déjà fait des milliers de victimes. Une conception de la maladie et de la mort comme «châtiment» qui peut paraître dépassée, mais que l’on retrouve abondamment, ces derniers temps, dans divers médias, en particulier les réseaux sociaux.
La malédiction du pangolin
Pour Bertrand Kiefer, ce concept de «punition divine» est en fait souvent mis au service d’intérêts idéologiques particuliers. «Habituellement, c’est le comportement de l’homme lié à la sexualité qui est visé, en particulier l’homosexualité et l’avortement. Il est plus rare que les ‘punitions’ en question soient reliées au manque de solidarité humaine, aux guerres ou aux atteintes à la Création», relève-t-il.
Alors que c’est pourtant bien ce dernier aspect qui peut être mis en cause dans l’éclatement de la pandémie de Covid-19. Les scientifiques considèrent en effet, avec un haut degré de fiabilité, que le virus trouve son origine dans l’interaction entre l’homme et la faune sauvage. Il aurait transité de la chauve-souris à l’humain en passant peut-être par le pangolin. Une transmission probablement réalisée suite à une prédation et une consommation de ce petit mammifère par ailleurs en voie d’extinction. «C’est ainsi bien l’intrusion de l’humain dans le milieu naturel, son dérangement, qui semble être la cause de la tragédie actuelle», note Bertrand Kiefer. Une constatation qui devrait nous alerter, alors que dans bien d’autres parties du monde, les activités humaines empiètent de plus en plus sur les zones sauvages, où des virus inconnus pourraient aussi trouver leur chemin au sein de la population.
«Tu ne tueras pas»…par négligence
Pour le rédacteur en chef de la Revue médicale suisse, il faut tout d’abord se fier à la science pour déterminer des responsabilités effectives, avant de conjecturer sur des causes morales. Une science qui, selon lui, peut et doit marcher aux côtés de la foi. Il se réjouit ainsi que l’Eglise catholique semble être de plus en plus en accord avec ce principe. Les rapides et radicales mesures prises par cette Eglise, et par d’autres, dans le monde pour lutter contre la propagation du coronavirus en sont pour lui un signe. Il estime notamment la suppression historique des messes et des cultes, cœur battant de la vie chrétienne, comme une décision courageuse et responsable.
«La notion de punition divine est loin d’être absente dans la Bible.»
Il déplore, qu’à l’inverse, des groupes religieux aient critiqué ou passé outre les directives de sécurité. Dans divers endroits du monde, des oppositions se sont exprimées notamment face à la recommandation de communier dans la main plutôt que dans la bouche. D’un point de vue médical, Bertrand Kiefer souligne que le risque de transmission virale est effectivement plus important avec la communion dans la bouche.
Au niveau de l’éthique chrétienne, il estime que la préservation de la vie et le principe de précaution doivent être placés au dessus de la réalisation des rituels, si importants soient-ils. «Il existe depuis longtemps dans le christianisme cette idée que l’on ne peut pas mettre sa propre vie en danger. Et a fortiori, dans le cas d’une épidémie, la personne qui s’expose elle-même, met la vie des autres en péril. Le commandement de Dieu de ne pas tuer est sans doute valide aussi dans les cas de négligence».
Un rappel à se tourner vers Dieu
Pour Bertrand Kiefer, l’idée d’un Dieu punissant l’humanité fautive est surtout «un réflexe facile» du croyant. Pour l’éthicien genevois, nous avons en effet tous tendance à transposer sur ce qui nous entoure des pensées et des comportements propres à l’humain. Nous faisons notamment souvent de l’anthropomorphisme avec les animaux, et le divin n’échappe pas à la règle. Comme dans la plupart des cultures, les parents punissent leurs enfants qui ont mal agi, nous imaginons que Dieu devrait faire la même chose avec nous. «Mais nous devons nous rendre compte que la nature du divin est au-delà des contingences humaines, que nous ne pouvons jamais la saisir totalement».
«La question de la ‘punition’ est inséparable de celle de la présence du mal dans le monde.»
Il y a aussi, dans le concept de «punition», la tentation latente de rejeter la faute sur l’autre. «Les personnes qui brandissent ce concept ne se mettent d’habitude pas dans le cercle des pécheurs à châtier», fait-il remarquer. «Il y a donc une attitude du genre de celle que fustige Jésus, de voir la paille dans l’œil du voisin et d’ignorer la poutre dans le sien. Le Christ, lorsqu’il enjoint celui qui n’a jamais péché à ‘jeter la première pierre’, nous exhorte à prendre la responsabilité de notre propre conscience».
Bien sûr, la notion de punition divine est loin d’être absente dans la Bible, reconnaît Bertrand Kiefer. On la retrouve en particulier abondamment dans l’Ancien Testament. Pour le théologien, il convient cependant de la replacer dans un message «très global» du Livre sacré, avec «un but essentiellement pédagogique pour les individus». Avec le recul et la mise en perspective du Nouveau Testament, les malheurs envoyés semblent plus être une forme de «mise à l’épreuve» par Dieu qu’un châtiment. On le voit nettement dans l’épisode de Job, qui n’est coupable de rien, mais dont Dieu veut uniquement «tester» la foi. «Finalement, c’est un rappel à se tourner davantage vers le Seigneur».
L’impénétrable question du mal
La question de la «punition» est inséparable de celle de la présence du mal dans le monde. «Cette dernière interrogation est extrêmement vaste et complexe, souligne le théologien. Elle nous dépasse tellement, que nous devons principalement accepter, avec humilité, de ne pas pouvoir y répondre complètement». Pour sa part, le médecin genevois se révolte lorsqu’on lui parle de culpabilité en lien avec la maladie. «Les personnes souffrantes ne peuvent jamais être tenues pour responsables de leur état».
«Il me semble que ce drame étrange peut nous mener à une forme de conversion.»
Le mal, la souffrance et la difficulté ont toujours existé et existeront toujours dans le monde. «On peut penser que Dieu a conçu l’univers ainsi pour que nous puissions exercer au mieux notre générosité, notre solidarité envers l’autre, et Le reconnaître dans le visage des plus petits». C’est là également l’une des raisons de la perplexité de Bertrand Kiefer face à l’idée de «punition divine». Car dans le cas du coronavirus, ce sont justement les pauvres, les personnes les plus vulnérables, qui sont frappées en premier. «Alors que ces petits sont ceux vers qui se porte naturellement la tendresse du Christ».
Cultiver la «bonne» angoisse
Pour le théologien, plutôt que de chercher des coupables, il faudrait commencer par se demander comment, à travers cette crise, nous pouvons grandir en humanité. «Il me semble que ce drame étrange peut nous mener à une forme de conversion, nous remettre dans l’essentiel». Outre les vertus d’altruisme, et d’ouverture à l’autre que nous demande la situation, il s’agit d’un important moment «d’interrogation collective».
Dans celui-ci, le sentiment d’angoisse peut jouer un rôle important. Bertrand Kiefer en distingue deux types: «il y a, chez beaucoup de personnes, une forme de stress tout à fait naturel et instinctif face à une situation inconnue et potentiellement dangereuse. Ce type d’angoisse est contreproductive et elle peut être traitée, par exemple de manière médicamenteuse».
Mais il existe dans la population une sorte d’angoisse plus existentielle, «qui nous met en face de notre finitude». Un sentiment duquel on tente souvent par tous les moyens de se départir. On peut en prendre pour preuve toutes les tentatives médiatiques destinées à «nous divertir» lors de cette période, à nous «faire penser à autre chose». Or pour l’éthicien, cette forme d’angoisse peut au contraire se révéler très productive. «Je pense qu’il ne faut pas la masquer, et que l’on peut trouver à travers elle de multiples stratégies d’approfondissement de nos vies». (cath.ch/rz)