Astrid Kaptijn, professeure de droit canon à l’Université de Fribourg, est l’une des membres de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase) | © Grégory Roth
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Astrid Kaptijn: «La dignité des victimes m’a frappée»

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Astrid Kaptijn, professeure de droit canon à l’Université de Fribourg, est l’une des membres de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase), qui a rendu un rapport explosif le 5 octobre 2021. La canoniste fait part de son expérience et de ses réflexions pour une Église appelée à tirer les conséquences de son passé.

Raphaël Zbinden

Trois mille prêtres agresseurs, 330’000 victimes estimées… l’Église de France découvre abasourdie l’ampleur des dégâts. Coup de massue ou électrochoc salutaire? Suite à la publication du rapport Sauvé, c’est la seconde réaction qu’Astrid Kaptijn appelle de ses vœux.

Vous avez œuvré pendant presque trois ans au sein de la Ciase. Que retenez-vous en particulier de cette expérience hors du commun?
La dignité des victimes. Lors des auditions auxquelles j’ai assisté, aucune ne s’est apitoyée sur son sort. En apportant leur témoignage, la plupart voulaient nous aider à lutter contre ce phénomène des abus sexuels. D’autres avaient des motivations plus personnelles. Elles désiraient notamment savoir si leur agresseur avait fait d’autres victimes. Mais toutes ces personnes m’ont touchée, d’une manière ou d’une autre.

Jean-Marc Sauvé, le président de la Ciase, est un habitué des tribunaux et des histoires sordides. Il a cependant avoué avoir été très perturbé par les témoignages. Est-ce aussi votre cas?
Oui, bien sûr. On ne peut pas sortir tout à fait indemne d’une expérience comme celle-là. Il faut bien se rendre compte que les personnes abusées en souffrent en général toute leur vie et dans de nombreux domaines, aussi bien professionnel qu’affectif ou familial… J’ai notamment été frappée par un homme qui pendant longtemps n’a pas voulu avoir d’enfants parce qu’il pensait qu’une victime devenait forcément à son tour un abuseur. C’est terrible d’être soumis à de telles angoisses.

D’autres éléments vous ont marquée?
La durée de l’abus, parfois. Certaines victimes ont subi des agressions pendant de nombreuses années, qui ont même continué après leur majorité. J’ai été choquée par l’emprise énorme que les prêtres avaient sur ces personnes.

«On a facilement tendance à mettre un prêtre sur un piédestal»

Le caractère systémique de certains cas a également été perturbant. On peut réellement parler de «système» lorsqu’un jeune garçon est «recruté» dans un contexte de retraite, qu’on le culpabilise et qu’on l’effraye avec la menace de l’enfer pour le faire venir en confession, où il est abusé. Et qu’ensuite, une fois au séminaire, il passe d’un enseignant à l’autre.

Certains agresseurs n’hésitent pas à «instrumentaliser» le discours religieux.
Oui, on assiste parfois à une perversion de ce discours. Des abuseurs disent à leurs victimes des choses du genre : «tu es mon élu(e)», «nous avons un lien spirituel particulier» …. Ils utilisent des représentations bibliques et religieuses présentes dans l’esprit de la personne pour lui faire croire que leurs agissements sont acceptables.

L’aspect particulièrement choquant de ces cas va-t-il susciter, selon vous, une prise de conscience plus profonde dans l’Église de France?
Je l’espère. Dans le rapport, nous signalons un grand nombre de choses qui peuvent être améliorées. Je dirais que pour les religieuses et religieux de France, la prise de conscience est déjà assez forte. Pour les évêques, c’est plus variable, et cela dépend beaucoup de la personne. Certains sont déjà très sensibles à la problématique, d’autres ont mis du temps mais y sont parvenus, et il y en a toujours quelques uns qui ont plus de mal à admettre les choses.

Vous parlez de l’emprise de certains prêtres, pensez-vous que la «sacralité» du prêtre joue un rôle?
Tout à fait, cela a été constaté. On a facilement tendance à mettre un prêtre sur un piédestal, à l’identifier à la personne du Christ. Cela peut mener à une augmentation de son sentiment de pouvoir, qui peut mener à des abus, qu’ils soient spirituels ou sexuels.

©PHOTOPQR/OUEST FRANCE/Marc OLLIVIER Jean-Marc Sauvé, président de la commission d’enquête indépendante sur les abus sexuels sur mineurs commis au sein de l’Église. (KEYSTONE/MAXPPP/Marc OLLIVIER )

Faudrait-il changer la théologie en ce sens?
L’idée que le prêtre agit dans certains contextes dans la personne du Christ est en effet très présente dans la théologie. Je pense qu’il faut garder ce qu’il y a de positif dans cette idée, tout en l’articulant avec les faits et la réalité: c’est-à-dire que les ministres de l’Église restent malgré tout des êtres humains, qu’ils ont des défauts, qu’ils peuvent faillir à leur vocation, à leur mission, à leur déontologie.

A mon avis, le défi pour l’Église est de prendre en compte ces deux dimensions qui peuvent paraître contradictoires, en n’oubliant pas de les honorer l’une et l’autre.

Le rapport Sauvé a rendu un certain nombre de préconisations à l’égard de l’Église. Quelles étaient-elles sur le plan du droit canon?
Nous avons vu deux grands problèmes sur le plan juridique. Le premier est le rôle central de l’évêque dans le traitement des cas d’abus. C’est lui qui reçoit les signalements, lance une enquête préliminaire, transmet le dossier à Rome…Etant le principal rouage du processus, il a la difficulté d’être considéré comme le père de ses prêtres et d’être en même temps aux côtés des victimes. C’est donc un rôle quelque peu contradictoire, qui peut s’avérer compliqué à tenir. Nous pensons que l’évêque devrait avoir une position plus «neutre» et pouvoir déléguer certaines tâches.

«Il faut aussi des changements de fond dans l’Église»

Un autre grand problème est le rôle de la victime dans le processus de traitement. Il y a un manque important de transparence et de communication. Après que la victime ait fait son signalement à l’évêché, elle n’est pas forcément informée de ce qui se passe. Et en cas de procès, elle n’a pas un grand rôle à jouer. Elle n’a pas accès au dossier, n’est pas confrontée à son agresseur et même pas obligatoirement informée de l’issue du procès. Tout reste en fin de compte une affaire entre l’Église et l’agresseur. Nous pensons que beaucoup de choses peuvent être améliorées dans ce domaine.

Pensez-vous que l’Église de France va mettre en place vos préconisations?
La difficulté de l’Église en France, c’est que de tels changements dans le droit canon ne peuvent être réalisés que par les instances romaines en charge. Mais j’ai entendu dire qu’il y avait des réflexions à Rome concernant certains aspects des procès. J’ai donc bon espoir.

Le rapport Sauvé peut selon moi avoir une influence au Vatican. D’autres documents du même type venant d’autres pays y ont trouvé un écho par le passé.

Ce que l’Église en France peut changer rapidement et facilement, ce sont ses propres structures, notamment concernant la prévention. Ce serait bien, mais j’espère qu’on ne s’arrête pas là. Il faut aussi des changements de fond dans l’Église concernant la formation des séminaristes, la doctrine, la théologie, la mentalité. (cath.ch/rz)

Les victimes au centre des travaux

Vous êtes de nationalité néerlandaise et habitez en Suisse. Pour quelle raison la Commission a-t-elle fait appel à vous?
La raison principale a été, conformément à la vocation d’indépendance de la Commission, que l’on voulait un expert laïc pour ce mandat. Or, toutes les personnes spécialisées dans le droit canon pénal en France sont des prêtres. De plus, je connais tout de même bien le contexte français puisque j’ai vécu 20 ans en France, où j’ai étudié et enseigné. Mon nom était ainsi connu dans certains cercles.

J’étais en fait  la seule non-française dans la Commission.

Quel y a été votre rôle?
C’était principalement l’expertise en droit canonique. Mais pas seulement, car l’esprit du mandat était que nous travaillions tous avec une vue large de la problématique. Nous avons examiné les choses pas uniquement sous l’angle sociologique ou historique, mais aussi théologique ou structurel.

Notre mandat était en trois volets: Tout d’abord faire l’inventaire de ce qui s’est passé dans la période étudiée.

Un deuxième volet concernait l’étude du traitement des cas en plaçant les choses dans leur contexte. Avec l’idée que l’on ne peut pas évaluer les événements du passé avec les critères d’aujourd’hui.

Le troisième volet consistait en l’évaluation des mesures prises par nos mandataires, soit la Conférence des évêques de France (CEF) et la Conférence des religieux et religieuses de France (CORREF) et à faire des préconisations pour l’avenir.

Comment était composée la Ciase?
Nous étions une vingtaine de membres. J’étais la seule canoniste. Les autres membres venaient d’horizons très différents, il y avait des sociologues, des psychiatres, des juristes, des responsables en matière de travail social…La diversité existait aussi au niveau des convictions, il y avait des catholiques, mais aussi des protestants, des juifs, des musulmans, des agnostiques et des athées.

Avez-vous eu l’impression de travailler en toute indépendance?
Oui. Mais c’était une question très disputée, surtout lorsque nous allions en province. On nous disait souvent: «Comment pouvez-vous être indépendants, alors que vous êtes mandatés et payés par l’Eglise?» Jean-Marc Sauvé répondait alors: «Dans l’Etat, c’est pareil, la justice est nommée et payée par l’Etat, mais cela ne veut pas dire qu’elle n’est pas indépendante».

Cette question se ressentait au sein de la commission avec chaque démarche que l’on faisait. Il fallait toujours s’assurer du caractère indépendant de ce que l’on faisait.

Nous avons eu aussi quelques difficultés à consulter les archives, notamment diocésaines. Parfois les évêques ne voulaient pas ou disaient qu’il n’y avait rien à trouver. Il a fallu lutter un peu, mais finalement tout le monde a participé, sauf un diocèse.

Les victimes ont-elles été impliquées dans vos travaux?
De façon délibérée, aucune victime n’a été intégrée dans la commission, afin de sauvegarder son caractère indépendant. Mais dès le début, Jean-Marc Sauvé a voulu qu’elles soient au centre des travaux. Cela s’est fait de différentes manières. Les auditions de victimes ont ainsi été au cœur du processus. Nous avons fait appel aux témoignages par téléphones. Elles ont été longuement écoutées. Et nous sommes allés dans plusieurs endroits de France pour venir à leur rencontre, étant conscients que certaines victimes ne peuvent pas se déplacer ou n’osent pas téléphoner. Cela est en partie tombé à l’eau à cause de la pandémie. Mais, à mon sens, nous avons tenu notre engagement à intégrer les victimes et à laisser nos travaux se faire guider par leurs témoignages. RZ

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Astrid Kaptijn, professeure de droit canon à l’Université de Fribourg, est l’une des membres de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase) | © Grégory Roth
5 octobre 2021 | 09:36
par Raphaël Zbinden

L'Église de France ébranlée par le rapport Sauvé
Le rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels (Ciase) présidée par Jean-Marc Sauvé, a été publié le 5 octobre 2021, après un peu moins de trois ans d’enquête. Les chiffres font état de 3'000 prêtres ou religieux abuseurs qui auraient fait plus de 300'000 victimes en 70 ans. Les évêques disent «leur honte» et leur détermination à mettre en œuvre les orientations et les décisions nécessaires «afin qu’un tel scandale ne puisse se reproduire».

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