Asile, des obstacles supplémentaires pour les Afghanes
Cherchez l’erreur! En Suisse, la grande majorité des demandeurs d’asile en provenance d’Afghanistan sont des hommes, alors que les Afghanes sont particulièrement exposées aux atteintes contre leurs droits humains. Pour la traductrice genevoise Mathilde Weibel, qui a vécu dans ce pays, c’est là le résultat tant de la dangerosité de la route de l’exil que de la culture pachtoune.
«Le plus souvent, les hommes afghans partent seuls pour l’Europe, avec l’idée de faire venir leur femme et leurs enfants ensuite. Ils ne veulent pas les exposer aux dangers innombrables de ce périple. En plus, chez les pachtounes, l’ethnie majoritaire et dominante (42% de la population) du pays, en particulier dans le monde rural, les femmes ne peuvent pas voyager seules, entendez sans homme de la famille.»
Mathilde Weibel est une observatrice avertie de ces écueils. Traductrice du pachto et du dari (le persan afghan), cette genevoise a non seulement vécu dans les environs de Kaboul auprès d’une famille pachtounes rurale et travaillé un an au CICR en Afghanistan, mais elle a aussi œuvré comme interprète pour des ONG médicales actives auprès des exilés à Lesbos, dans le camp de Moria, ainsi qu’à Paris. Elle travaille toujours aujourd’hui auprès de ces populations, comme interprète à Genève.
Le pourquoi du départ des hommes, le quotidien des femmes restées sur place, la violence du chemin de l’exil, la désillusion à l’arrivée et le choc des cultures, elle en témoigne régulièrement, à travers des articles, des ouvrages (son dernier livre, Les roses de Kaboul, est sorti le 9 novembre 2023), des expositions de photos et, dernièrement, un document sonore immersif, enregistré à Kaboul avec sa collègue Sarah Hermann.
Un déséquilibre auquel la Suisse veut remédier
L’Afghanistan compte depuis de nombreuses années parmi les principaux pays d’origine des personnes qui déposent en Suisse des demandes d’asile ou de visas humanitaires. Un important pic est observé depuis la reprise du pouvoir par les talibans en août 2021.
Ainsi 7343 demandes d’asile ont été déposées par des Afghanes et Afghans entre 2018 et 2022, contre 7054 rien qu’en 2022, indique le site de l’OSAR. Or seules un quart environ de ces demandes concernent des femmes. Très peu d’entre elles du reste (200 entre août 2022 et juillet 2023) arrivent seules en Suisse, des célibataires en majorité.
Les femmes afghanes ne figurent-elles pas parmi les premières victimes de l’arrivée au pouvoir des talibans, interroge asile.ch, la plateforme d’information rattachée à la revue Vivre Ensemble? Reconnaissant la persécution particulière dont elles sont victimes, le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) a d’ailleurs rendu public le 26 septembre 2023 un changement de pratique qui reconnaît aux femmes afghanes le statut de réfugiées. Celles qui arrivent et celles qui sont déjà en Suisse avec un autre statut de protection (le plus souvent une admission dite «provisoire»… qui dure depuis des années) ou qui ont été déboutées peuvent déposer une nouvelle demande et l’obtenir. Une opportunité que nombre d’entre elles a saisi, ce qui a momentanément gonflé les chiffres des demandes d’asile.
Un envol de demandes d’asile d’Afghanes n’est pas attendu pour autant sur le long terme. Des facteurs socio-culturels propres à l’Afghanistan et une route de l’exil extrêmement dangereuse entravent leur liberté de se déplacer.
Une voie terrestre particulièrement violente pour les femmes…
«La voie migratoire terrestre est très dure physiquement. Rien que de franchir les montagnes avec de simples sandales pour arriver en Iran est un périple en soi. Et une fois arrivés en Iran, les migrants sont battus, dépouillés ou attrapés par la police et renvoyés en Afghanistan», témoigne Mathilde Weibel.
Chaque frontière traversée, chaque pays parcouru, Turquie, Bulgarie, Hongrie, Croatie ou Grèce, réserve des abus (pas seulement des passeurs), des refoulements illégaux et violents commis par les polices des frontières. Quant aux femmes, «elles sont confrontées à une violence sexuelle quasi systématique et inouïe! C’est pour ça que les hommes préfèrent partir seuls, avec l’idée de faire venir ensuite les femmes par le biais du regroupement familial, de manière plus sécurisée», explique la traductrice genevoise.
…et trop chère
Seuls ceux qui ont un passeport en règle (difficile à obtenir aujourd’hui en Afghanistan), les plus riches et les plus lettrés, ceux qui ont de la famille en Europe, peuvent emprunter la voie des airs, après avoir obtenu à Téhéran un visa humanitaire auprès d’un consulat européen.
«Les Pachtounes ruraux vivent très simplement. Leurs maisons ont parfois à peine l’électricité et l’eau courante, et les femmes font bouillir l’eau sur des petits feux. Ils ne peuvent pas se payer des passages sûrs pour l’Europe. Et comme une femme qui voyage doit impérativement être accompagnée d’un homme, cela coûte le double aux familles!»
La voie terrestre de l’exil, en outre, se fait généralement par étapes, avec de longs arrêts pour gagner de l’argent et payer le passeur suivant. «Un mineur de 17 ans arrivé récemment à Genève m’a raconté avoir passé deux ans en Turquie à travailler clandestinement dans une fabrique de vêtements pour financer le reste son voyage.» C’est quasi impossible pour une femme pachtoune, pas habituée à se débrouiller seule.
Une mise sous tutelle handicapante
Dans le monde rural pachtoune, patriarcal et très hiérarchisé, les femmes sont illettrées dans leur grande majorité et vivent sous tutelle masculine. Elles ne sortent pas de leur maison, même pour faire les courses. Et encore moins pour travailler! Ce sont les hommes qui se rendent sur les marchés et gèrent la vie financière du foyer. Difficile d’entreprendre un si long et dangereux voyage, sans argent, sans expérience d’aucune sorte du «monde extérieur»… Les femmes sont donc laissées au pays, sous «la bonne garde» d’un oncle, d’un frère…
Immersion, intégration… des frontières floues
De cette réalité, Mathilde Weibel en a été témoin aux deux bouts de la chaîne. En 2015, alors qu’elle étudie les lettres à Paris, la Genevoise rencontre pour la première fois des Afghans, des hommes uniquement, à qui elle donne des cours de français. Ils vivent dans le squat géant du lycée Jean-Quarré, qui abrite à cette époque près de 700 réfugiés soutenus par des militants du terrain. Une expérience qui marque son destin. La jeune femme veut découvrir de ses propres yeux l’Afghanistan, ce pays dont elle entend tant parler. Elle va vivre un mois dans la banlieue de Kaboul, dans la famille d’un des Afghans connus à Paris. Son but, s’immerger dans la culture pachtoune.
«Mon désir était de m’intégrer totalement et j’ai donc vécu avec les femmes de cette famille. J’essayais de tout faire juste culturellement, de ne pas faire de faux-pas. Je n’avais pas de recul, je voulais être comme elles. Mon désir d’apprendre les langues suivait la même logique immersive. Cela m’a pris plusieurs années pour comprendre que je n’étais pas elles, pour retrouver mon identité.»
«Les gens qui ont deux cultures sont capables de passer d’un monde à l’autre sans forcément les mélanger. Ils vivent d’une certaine façon au village, et d’une autre à Paris.»
Cette plongée dans le mode de vie pachtoune lui est très utile pour comprendre aujourd’hui la complexité du monde intérieur des exilés Afghans, hommes ou femmes, et les difficultés qu’ils rencontrent dans leurs tentatives de concilier deux mondes culturels si différents.
«Les gens qui ont deux cultures sont capables de passer d’un monde à l’autre sans forcément les mélanger. Ils vivent d’une certaine façon au village, et d’une autre à Paris. Les valeurs traditionnelles pachtounes sont très fortes. C’est une société très hiérarchisée. Pas seulement entre les femmes et les hommes, mais aussi entre les aînées et les cadets. Chacun a sa place et tout le monde semble accepter cet ordre de choses. Être en Suisse depuis longtemps n’est donc pas un gage de changement de mentalité. Même s’ils donnent le change, ces hommes feront venir une femme de la famille élargie, qu’ils n’ont jamais vue, pour l’épouser.»
De la rencontre culturelle naît le questionnement
Dans le reportage sonore de la Genevoise, on entend une pachtoune se plaindre que les hommes se moquent de l’ignorance des femmes. Comment pourrait-il en être autrement, remarque-t-elle, puisqu’ils ne les laissent jamais se confronter au monde extérieur. Pour les femmes qui arrivent en Suisse, le choc est donc encore plus grand.
«Je me souviens de cette femme rencontrée à Kaboul dont le mari, en Italie, terminait la procédure de regroupement familial», rapporte encore Mathilde Weibel. «Il a dit à sa femme de se préparer à partir en Iran. Celle-ci restait sans réaction, dans l’attente du signal. Elle ne savait rien de ce qui l’attendait. Son mari m’a alors dit que cela ne valait pas la peine de lui expliquer, car de toute façon elle ne comprendrait rien. Il s’est adressé à un autre homme de la famille….»
L’arrivée d’internet dans les familles pachtounes d’Afghanistan, pour communiquer avec le mari parti à l’étranger, change toutefois, un peu, les choses. «L’une d’elle m’a dit s’être aperçue ainsi qu’il y avait des femmes qui vivaient autrement. Et que cela la faisait réfléchir.»
Les portes fermées sur les femmes rurales d’Afghanistan s’entrouvrent timidement avec ces rencontres culturelles, même si celles-ci sont forcées par le destin. À l’écoute de Sept femmes, quatre murs et un toit. Une maison afghane. Kaboul, 2022, l’un des Afghans de Paris, avec qui Mathilde Weibel est toujours en contact, s’est exclamé: «J’ai l’impression que l’on coupe les ailes à nos femmes et je me demande pourquoi on fait cela.» (cath.ch/lb)
Vient de paraître
Mathilde Weibel, Les Roses de Kaboul, éditions l’Harmattan, Paris, 9 novembre 2023
Une réflexion sur l’appartenance et l’identité.