Astrid Kaptijn est professeure de droit canon à l'Université de Fribourg | © Raphaël Zbinden
Suisse

Après le 'oui’, des prêtres devront-ils marier des homosexuels?

Des ministres de l’Eglise catholique pourraient-ils être forcés de célébrer des mariages homosexuels? Une éventualité devenue plus actuelle après le ‘oui’ au ‘mariage pour tous’, et qu’Astrid Kaptijn, professeure de droit canon à l’Université de Fribourg, n’exclut pas totalement.

Des prêtres suisses punis par la justice pour avoir suivi la doctrine de l’Eglise? Une perspective pas si impensable pour Astrid Kaptijn. La spécialiste de droit canonique revient sur une interrogation qui a gagné en réalité suite à l’acceptation par le peuple suisse du ‘mariage pour tous’, le 26 septembre 2021.

Le «lièvre» avait été déjà soulevé en 2019 par une étude de trois juristes de l’Université de Bâle. Il a été porté plus distinctement à la lumière par un article du journal Le Temps (Protestinfo), en août 2021, dans le contexte des votations. Le document universitaire se demande en substance «dans quelle mesure le refus de marier ou de bénir les couples homosexuels peut résister à l’interdiction constitutionnelle de la discrimination». Une obligation de non-discrimination qui a été élargie à l’orientation sexuelle dans le code de droit pénal et qui est en vigueur depuis juillet 2020.

En attendant la jurisprudence

En d’autres termes, les juristes estiment que le refus d’une Eglise d’unir deux personnes de même sexe pourrait être sanctionné pénalement. Des conclusions qui, pour Astrid Kaptijn, méritent d’être examinées, alors que l’universitaire juge l’étude sérieuse, bien documentée et argumentée.

Mais pour que le problème évoqué par les juristes bâlois se pose réellement, il faut d’abord que les circonstances y mènent, relève la professeure. Il faudrait donc qu’un couple homosexuel marié civilement demande de pouvoir se marier à l’église, que celle-ci refuse et que l’affaire soit portée en justice. La question serait alors tranchée par la jurisprudence.

«Le verdict dépendra de la sensibilité juridique et des valeurs du magistrat»

«Une suite d’événements qui n’est pas pour demain, mais qui est toutefois probable», estime Astrid Kaptijn. Une réalité qui concernerait particulièrement les Eglises bénéficiant d’une reconnaissance de droit public. «Ces institutions ont un statut qui se rapproche de celui des institutions étatiques, confirme Astrid Kaptijn. Et l’Etat a le devoir de faire respecter en son sein l’interdiction de discrimination».

Les Eglises elles-mêmes ne pourraient sans doute pas être sanctionnées, car le droit pénal concerne principalement les personnes individuelles. Les ministres qui refuseraient la requête de marier des couples homosexuels pourraient alors en faire les frais. «Les ministres en question pourraient toutefois se défendre en avançant qu’il ne font qu’appliquer ce que leurs Eglises respectives leur demandent».

Vers un «tourisme» du mariage à l’église?

Mais un juge oserait-il franchir le pas et entériner l’obligation pour un ministre de marier des personnes homosexuelles?  «J’imagine qu’un magistrat sera réticent devant le bouleversement potentiel et les répercussions de la jurisprudence». Si un tel verdict tombait, le mariage religieux homosexuel serait envisageable dans les cantons où les Eglises sont reconnues de droit public, comme Fribourg où Vaud, mais improbable dans ceux où les Eglises sont de droit privé, tels que Genève. «On assisterait alors à un système à deux vitesses difficile à concevoir,  note Astrid Kaptijn. Des couples seraient peut-être même tentés d’aller se marier dans des cantons où cela est réalisable».

On peut se demander si certaines Eglises cantonales ne seraient pas tentées d’abandonner leur reconnaissance de droit public, renonçant du même coup aux avantages associés.

Le mariage civil ou religieux, même combat ?

Quoiqu’il en soit, la tâche du tribunal consisterait principalement en une pesée des intérêts entre les deux droits fondamentaux que sont la liberté de religion et la non-discrimination. «Un exercice juridique des plus délicats et complexes», commente la professeure.

Quel élément sera alors le plus lourd dans la balance? «Ce sera essentiellement une affaire de personne, pense Astrid Kaptijn. Le verdict dépendra de la sensibilité juridique et des valeurs du magistrat».

«La tolérance des ‘exceptions’ demandées par l’Eglise diminue»

La canoniste espère que la priorité sera donnée à la liberté religieuse. «C’est un principe profondément ancré dans la Constitution». Elle relève que le code civil suisse consacre clairement, depuis le 19e siècle la stricte indépendance du mariage civil et religieux. «La décision de brouiller les lignes de démarcation entre le religieux et le civil pourrait être considéré comme un retour en arrière», note Astrid Kaptijn.

«La question de fond -et qui serait certainement soulevée par un tribunal- touche à la finalité du mariage religieux et civil. S’agit-il d’une démarche similaire? Le mariage religieux ne possède-t-il pas une dimension supplémentaire?».

L’Eglise sous pression

La professeure remarque que dans nombre d’affaires du même genre traitées par la Cour européenne des droits de l’homme, le principe de non-discrimination a prévalu. «La tendance est à mettre ce principe sur un piédestal».

Astrid Kaptijn relève la difficulté de la justice lorsqu’elle traite des droits fondamentaux. «Dans ces affaires, l’interprétation joue un rôle crucial, le juge devra toujours faire une pesée des valeurs et des intérêts». Les inconnues concernant le destin juridique du ‘mariage pour tous’ demeurent donc nombreuses.

Pour la spécialiste de droit canon, l’affaire est à placer dans un mouvement général, à l’œuvre dans beaucoup d’autres pays, dans lequel l’Eglise, avec ses principes et sa doctrine, se heurte à la législation en vigueur. Elle évoque l’Etat australien du Queensland, où les prêtres peuvent être condamnés pour n’avoir pas communiqué à la police des faits particulièrement graves entendus en confession. En France également, des demandes liées à la laïcité mettent les institutions religieuses en difficulté. «J’ai l’impression que la tolérance des ‘exceptions’ demandées par l’Eglise diminue. Face à cela, je ne suis pas sûre que l’Eglise sera en mesure de faire valoir ses propres intérêts». (cath.ch/rz)

Mariage civil et religieux, deux célébrations

Dans un blog revenant sur l’article du Temps (Protestinfo), l’ancienne conseillère nationale vaudoise et professeure de droit Suzette Sandoz note que la thèse des trois juristes bâlois relève d’une «petite confusion».

Elle rappelle que «depuis 1874 ‘une cérémonie religieuse ne peut avoir lieu qu’après la célébration légale du mariage par le fonctionnaire civil et sur la présentation du certificat de mariage’». La mesure a pour raison d’être de consacrer l’indépendance totale du mariage civil, seul capable de sortir des effets juridiques officiels, par rapport au mariage religieux, afin de le libérer du mariage religieux et d’éviter toute confusion entre les deux célébrations.

«Nul ne peut être contraint d’accomplir un acte religieux»

La juriste vaudoise rappelle que depuis lors, rien n’a changé sur le fond. L’art. 97 du code civil dit clairement: «le mariage religieux ne peut précéder le mariage civil». Suzette Sandoz affirme n’avoir toutefois «trouvé nulle part l’indication que les milieux religieux étaient obligés de bénir tout mariage civil et l’art. 15 al. 4 de la constitution fédérale dispose même que ‘nul ne peut être contraint d’accomplir un acte religieux’».

Pour la professeure de droit, «on ne saurait donc brandir une menace pénale si des Eglises refusent de bénir certains mariages civils ou maintiennent, par exemple, la liberté de conscience de leurs ministres qui refuseraient de célébrer un mariage religieux pour un couple marié de même sexe, voire pour un couple ‘classique’, ce qui est déjà arrivé.»

Suzette Sandoz conclut que «la volonté claire du législateur depuis 1874 étant de distinguer nettement le mariage civil du mariage religieux, on ne voit pas en quoi les Eglises pourraient être condamnées si elles procèdent de même». RZ

Astrid Kaptijn est professeure de droit canon à l'Université de Fribourg | © Raphaël Zbinden
27 septembre 2021 | 17:00
par Raphaël Zbinden
Temps de lecture : env. 5  min.
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