Montmirail, un lieu de paix et de réflexion sur les marches du canton de Neuchâtel

Apic Reportage

La Communauté Don Camillo, une vie inspirée de l’Evangile

Jacques Berset, agence Apic

Montmirail, 26 février 2007 (Apic) Quand il laisse dans son dos, côté chaîne du Jura, l’autoroute et son défilé incessant de voitures, et qu’il passe le porche du domaine de Montmirail, le promeneur a l’impression d’entrer dans un autre monde. Un endroit harmonieux, dont le calme n’est troublé que par les cris joyeux d’enfants qui s’amusent dans la cour ou de jeunes jouant sur le terrain de basket. C’est là, entre les lacs, sur les marches de la Romandie – le canal de la Thielle sépare en contrebas le canton de Neuchâtel de celui de Berne – que s’est installée depuis 1988 la Communauté Don Camillo.

Issus des milieux de l’Eglise réformée de Bâle, des jeunes, hommes et femmes, ont décidé dès 1977 de partager leur vie dans le cadre d’une communauté de familles et de mettre leurs biens en commun. Ils voulaient cheminer ensemble afin de partager une vie épanouissante sur le plan spirituel et humain. Aujourd’hui, cette aventure continue!

La vie est faite de joies, de rires, mais aussi parfois de tensions et de conflits

Regroupant une dizaine de familles avec une quarantaine d’enfants – sans oublier une femme pasteur célibataire – ces assoiffés de vie communautaire ont adopté l’appellation de «Communauté Don Camillo». Du nom de ce prêtre italien du roman de Giovanni Guareschi, si bien incarné par Fernandel, se disputant sans cesse avec son ami, le maire communiste Peppone. Une belle illustration de ce que peut être la vie en commun, faite de joies, de rires, de complicité partagée, mais aussi parfois de tensions et de conflits.

La vie réelle, en somme, mais placée sous le regard du Christ. Avec pour modèle la vie monastique, rythmée par les trois prières liturgiques quotidiennes (des chants grégoriens inspirés des bénédictins de Mariastein). Les membres de la communauté s’astreignent à participer à l’une d’entre elles, et au culte du dimanche. La Communauté Don Camillo a acquis une partie du domaine de Montmirail avec le droit de superficie. L’autre partie est restée aux mains de l’Eglise morave (*), et Don Camillo y loue des appartements. La Communauté y a établi son centre et assure le bon fonctionnement d’une résidence ouverte à des hôtes.

De nombreux séminaires, retraites et journées sont organisés dans ce cadre idyllique. Il ne s’agit pas seulement de vivre une intéressante expérience communautaire qui serait réservée à quelques uns, mais également d’accueillir des personnes en recherche et d’autres en difficultés.

L’école des Frères moraves

Passée la ferme domaniale, qui exploite 23 hectares de terres agricoles sur le territoire de la commune de Thielle-Wavre, nous voici face au château, à sa tour aux bandes de calcaire jaune de Hauterive, avec en arrière plan la Thielle, la plaine du Seeland et la chaîne enneigée des Alpes. On sent que l’on est ici dans un lieu historique: en premier lieu, c’est le châtelain de Thielle, Abraham Tribolet, qui y fit construire un manoir et une ferme – on était au XVIIe siècle, sous la domination française – puis après plusieurs acquéreurs, la propriété est acquise par la famille de Wattenwyl en 1722.

La maison accueille pendant plus de deux siècles un pensionnat de jeunes filles appartenant à l’Eglise morave, une communauté qui s’était installée à Dresde, en Saxe, après avoir été expulsée de Tchéquie. Les Moraves avaient l’idée de créer de petites communautés à travers le monde, fortement marquées par l’esprit missionnaire.

Ils se sont installés dans les Amériques, en Afrique, et aussi au XVIIIe siècle, à Neuchâtel, qui appartenait à l’époque au Roi de Prusse. «Il y avait des liens familiaux entre la famille de Frédéric de Wattenwyl et le comte Nikolaus Ludwig von Zinzendorf. Ce dernier accueillait sur ses terres en Allemagne orientale des descendants des réfugiés moraves persécutés à l’époque par les Habsbourg en raison de leurs convictions religieuses», explique Barbara Schubert, l’une des fondatrices, avec son mari Georg (**), de la Communauté Don Camillo. Elle nous reçoit dans la propriété en compagnie de son beau-frère, Heiner Schubert, pasteur réformé issu lui-même d’une «tribu de pasteurs», et de Dominique Cerveny, une Argovienne mère de trois enfants, la dernière arrivée dans la Communauté.

Expulsé pour des raisons religieuses, le comte de Zinzendorf vint s’installer à Montmirail et y fit venir ses amis Moraves. Si l’Eglise morave y est encore présente aujourd’hui – elle possède notamment toujours les terres du domaine – c’est maintenant la Communauté Don Camillo qui anime Montmirail.

Heiner Schubert relève que les Moraves, qui n’avaient plus d’élèves pour leur école à la fin des années 1980, étaient à la recherche de repreneurs. La jeune Communauté, fondée une dizaine d’années auparavant, fut donc pressentie pour reprendre Montmirail. Elle s’y est installée, puis a été agrégée (***) à l’EREN, l’Eglise réformée évangélique neuchâteloise, comme la Communauté de Grandchamp et celle de Fontaine-Dieu. Le pasteur Schubert reconnaît qu’au début, les membres de Don Camillo espéraient pouvoir créer une communauté oecuménique.

«Mais on s’est vite rendu compte que l’on était plutôt réformés, et on n’a pas pu attirer des catholiques comme on rêvait au début», poursuit le pasteur. Et de reconnaître que le temps passant, l’idéalisme des débuts de la communauté a dû s’accommoder des réalités du monde présent, marqué par un plus grand individualisme. Ainsi, au fil des années, réalisme oblige, les membres de la Communauté n’ont plus pris leurs repas en commun, réservant plus de temps pour la vie de famille. Ils ont bien dû adapter leurs règles – qu’ils appellent «charte» – aux exigences nouvelles de la société, tout en gardant l’essentiel, l’esprit de communauté et de partage.

«On était très jeunes à l’époque.»

«On était très jeunes à l’époque à Bâle, on se disait que l’on voulait rester ensemble et essayer de construire une vie basée sur la foi chrétienne. On voulait s’épauler, et comme on était des étudiants, on gagnait peu et on partageait tout! On commençait la journée avec la prière liturgique, et c’est toujours resté pour nous comme un fil rouge durant ces 30 ans», relève Barbara. Aux débuts, la communauté faisait de l’évangélisation un peu partout, en Suisse, en Allemagne, en France, avec le groupe musical baptisé «Don Camillo», une troupe de théâtre, pour parler de la foi.

«Trois personnes ont fondé la communauté, et dès le commencement, nous avons eu une équipe, pas un gourou qu’on devrait suivre.» Cet idéal de vie communautaire ne ferait-il pas un peu penser à mai 68 ? «Nous sommes arrivés plus tard, sourit Barbara, mais nous avons effectivement un idéal de partage, on met dans une caisse commune et après on répartit d’après les besoins».

«Cela fonctionne, mais cela nécessite beaucoup de discussions. Au début, on pensait que chacun devait recevoir le même montant, et il nous a fallu une dizaine d’années pour comprendre qu’il y a des besoins différents. Aujourd’hui, on répartit selon les besoins…», témoigne Heiner Schubert.

L’exemple des moines bénédictins

«Quand on veut fonder une vie communautaire avec des familles, et pas juste avec des célibataires, on ne trouve pas beaucoup d’exemples dans l’histoire de l’Eglise», souligne Barbara. Alors, les fondateurs sont allés puiser des exemples chez les moines, et évidemment, ont lu la règle de saint Benoît. Ils se sont inspirés des conseils évangéliques, l’argent que l’on met en commun – dans le partage et la transparence -, une certaine modestie, une clarté dans les relations de couples. Ils ont toutefois dû adapter la règle à la vie des familles.

Et les rapports avec le village, qui compte moins de 700 habitants ? Ils sont bons témoigne Heiner Schubert: «Il y a même un moment où nous avons sauvé l’école du village, grâce au nombre d’enfants de la communauté». Des Suisses allemands, scolarisés en français, et qui parlent dialecte de retour à la maison! Aujourd’hui à Montmirail, l’âge des enfants va de 11 mois à 23 ans. L’intégration dans l’environnement villageois est plutôt réussie: des membres de la Communauté Don Camillo siègent depuis des années au sein de la municipalité. Sur la vingtaine de personnes actives, quatre travaillent à l’extérieur, et les autres sont occupés à l’accueil des hôtes – 9’000 nuitées par an – mais également à l’accueil des personnes en détresse.

Le centre offre en plus une dizaine de places pour les personnes en recherche, qui sortent d’un établissement psychiatrique, ou qui ne sont pas encore prises en charge par le réseau d’aide sociale – et que la Communauté essaie de réintégrer avant qu’elles ne deviennent des assistées. Montmirail dispose également de deux places pour des personnes adressées par les services sociaux.

Une vraie PME

Les bâtiments ont été en grande partie rénovés par les membres de la Communauté, avec l’aide aussi de certains de leurs hôtes. Avec un chiffre d’affaires global tournant autour de 900’000 francs (sans compter la ferme, qui ressort d’un autre budget), Don Camillo vit en partie de dons (quelque 200’000 francs, qui proviennent d’individus et de groupes de soutien, de collectes venant des paroisses.) et de ses activités économiques: hébergement dans sa maison d’accueil, menuiserie, etc.

«Grâce à un contrôle strict des dépenses, on peut joindre les deux bouts», insiste Heiner Schubert. Un comité de trois personnes élues est responsable des finances de Montmirail, et vérifie l’état des comptes tous les trois mois. Montmirail, c’est une petite PME, note Barbara, «et il faut être rigoureux dans la gestion de la caisse communautaire avec laquelle on vit et la caisse de l’entreprise, qui concerne la ferme et la maison d’accueil. Il faut payer les salaires, l’AVS.». Mais ce discours sur le réalisme économique n’efface en rien les idéaux des fondateurs. JB

Encadré

Banni de Saxe, le comte de Zinzendorf s’installe à Montmirail et fait venir les Moraves

Expulsé de sa région de Saxe pour des raisons religieuses – il organisait des cultes et prêchait en tant que laïc, ce qui provoqua l’ire de l’Eglise luthérienne – le comte de Zinzendorf s’installe à Montmirail où il rêve de fonder un communauté ou un cercle d’amis moraves, mais aussi d’y accueillir des réfugiés huguenots ou des «vaudois» du Piémont (une Eglise issue de la prédication de Pierre Valdo, au XIIe siècle)

Malgré l’opposition de la «vénérable classe» des pasteurs réformés de Neuchâtel, qui les considèrent comme une «secte», le Roi de Prusse impose la présence des moraves allemands à Montmirail. Les fidèles de l’Eglise morave n’avaient en fait pas le droit de célébrer leur propre culte, c’est pour cela qu’ils ont bâti une église – qui fut «clandestine» – au milieu du domaine.

Les autorités neuchâteloises craignaient également que cet endroit devienne un lieu de refuge pour les persécutés, comme les huguenots fuyant la France après la révocation de l’Edit de Nantes. «Une crainte des réfugiés très contemporaine», ironise Barbara Schubert.

La formation étant une chose très importante pour l’Eglise morave, elle ouvre donc au XVIIIe siècle à Montmirail le premier internat de jeunes filles en Suisse. «L’institution de Montmirail» comptera jusqu’à 150 élèves et enseignantes. Pendant 222 ans – jusqu’en 1988, date de l’arrivée de la Communauté Don Camillo – Montmirail va accueillir des élèves venant de toute l’Europe, qui étudient le français, la religion, font l’apprentissage des bonnes manières, fréquentent l’école ménagère. JB

Encadré

On peut faire son service civil à Montmirail

Depuis 1993, de nombreux jeunes ont effectué leur service civil à Montmirail. Ils travaillent sur les chantiers de rénovation des bâtiments, donnent un coup de main à la cuisine, accompagnent certaines personnes hébergées au centre, s’occupent des légumes, assurent la permanence téléphonique, font le ménage dans la maison d’accueil, etc. Durant l’année, un ou deux «civilistes» donnent un coup de main à la communauté, qui accueille des groupes divers, des conseils de paroisse, des familles, des curés catholiques, voire un synode de l’EREN. Ces séjours permettent de transmettre divers messages aux gens de passage. «Notamment que l’on est Eglise, le corps du Christ, même si l’on est très différents, que l’on ne devrait pas abandonner, même s’il y a des difficultés et des conflits», résume le pasteur Schubert. De nombreux hôtes trouvent en Montmirail une «oasis», un «havre de paix» où il fait bon se ressourcer, que ce soit pour des vacances, un cours ou un séminaire. C’est ce que veulent faire les membres de Don Camillo: être des «bâtisseurs de ponts» dans une société qui commence peu à peu de se détourner du libéralisme dominant. JB

(*) Branche détachée du mouvement hussite (de Jan Hus – 1371-1415 -, un précurseur de la Réforme qui prêcha en Bohême et fut exécuté comme hérétique au Concile de Constance). La persécution conséquente à la Guerre de Trente Ans a décimé les moraves, et c’est le comte Nikolaus Ludwig von Zinzendorf (1700-1760) qui protège, dans les montages de Lusace à l’est de la Saxe et au sud du Brandebourg, un groupe de moraves.

(**) Montmirail fut choisi par l’association ESE 2001 (Eglises Suisses à l’Expo) pour mener à bien les projets des Eglises dans le cadre de l’Expo.02 qui s’est déroulée dans l’espace des trois lacs. C’est aussi de là que furent coordonnés les activités des Eglises lors de cet événement national, comme l’exposition «Un ange passe». Georg Schubert, qui en fut chef de projet, est nommé l’année suivante secrétaire de la Communauté de travail des Eglises chrétiennes en Suisse (CTEC-CH), fonction qu’il a quittée puisqu’il s’apprête à s’installer à Berlin avec sa famille pour poursuivre là-bas l’aventure de Don Camillo. La famille Schubert a reçu la mission de fonder un couvent en ville. Georg Schubert est membre du Conseil synodal de l’EREN depuis six ans, où il a en charge le domaine financier.

(***) Communautés reconnues au sein de l’EREN: Communauté Don Camillo, Montmirail, 2075 Thielle, Communauté de Grandchamp, 2015 Areuse, et Communauté Fontaine-Dieu, Les Leuba 1, 2117 La Côte-aux-Fées.

Photos disponibles à l’Agence Apic, tél. 026 426 48 01, fax 026 426 48 00, courriel: jacques.berset@kipa-apic.ch. (apic/be)

26 février 2007 | 00:00
par webmaster@kath.ch
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Syrie: Nombreux sont les chrétiens qui rêvent d’Amérique, l’Eglise investit pour les retenir

APIC – Reportage

Mgr Youhanna Jeanbart, un «évêque bâtisseur» à Alep

Jacques Berset, Agence APIC

Alep, été 1999 (APIC) «Si le Seigneur a permis, après 2’000 ans, que les chrétiens demeurent en aussi grand nombre en Syrie, malgré des siècles de vicissitudes et de persécutions, c’est qu’une mission les attend ici…» Une véritable passion pour son peuple anime Mgr Youhanna Jeanbart, archevêque grec-catholique d’Alep. Dans la grande métropole pluri-ethnique du Nord-Ouest de la Syrie, l’importante communauté chrétienne, traditionnellement tournée vers l’Occident, rêve d’Amérique…

Coiffé du traditionnel «callous» noir au voile retombant sur la nuque, un gros médaillon pectoral à l’effigie de la Vierge se détachant sur une soutane noire, dans la main un bâton pastoral au pommeau argenté, Mgr Youhanna (Jean-Clément) Jeanbart, ressemble à s’y méprendre à un prélat melkite orthodoxe, dont il partage le rite byzantin. Il fait pourtant partie de la communauté catholique (1/3 des quelque 1,5 million de Syriens chrétiens), une minorité particulièrement tentée par l’émigration vers l’Eldorado occidental.

Dans un brouhaha indescriptible – près de 1300 élèves confinés dans un espace de 1200m2! – l’évêque nous guide à travers «son» école, «Al-Amal» (L’Espoir), dans le quartier populaire de Djabrié. Une institution rescapée de la vague de nationalisation des écoles privées lorsque le pays a accentué son virage «socialiste» en 1967. Les écoles libres, confisquées il y a plus de trente ans, n’ont pas encore été restituées.

La communauté chrétienne a certes reçu entre-temps la permission d’ouvrir quelques écoles, au niveau du primaire et du secondaire, avec l’obligation d’avoir à leur tête un directeur laïc. L’Eglise en tant que telle ne peut pas encore ouvrir d’écoles, seuls des individus reçoivent l’autorisation. Edith Marie-Thérèse Dick, la directrice d’»Amal», confirme que la demande des parents – dont nombre de familles musulmanes! – se fait de plus en plus pressante. Dans son école, les élèves s’entassent dans les étages, étonnamment disciplinés, dans une atmosphère confinée, malgré les fenêtres ouvertes.

Des enfants qui ne peuvent jamais courir ni jouer à la balle

«Nos enfants ne peuvent jamais courir ou jouer à la balle. Chaque centimètre carré est occupé; dans l’ancien club social de l’Eglise fermé dans les années 70, la scène de théâtre a été récupérée, même les balcons sont utilisés.» Dans un français châtié, le révérend Georges Mani, qui, au lendemain de la confiscation des écoles, a tout recommencé au niveau de la maternelle, nous explique avec une pointe d’humour le combat pour élever le niveau de l’éducation: «Grâce à l’école Amal, des milliers de jeunes, filles et garçons, chrétiens et musulmans, ont pu accéder aux études universitaires».

D’une voix douce, avec un sourire qui perce derrière des lunettes foncées, le petit prêtre à la barbe blanche a de quoi être fier: «Les résultats aux examens, où nos élèves sont dispersés dans les écoles publiques de la ville, sont probablement les meilleurs de toute la Syrie.» Difficile à croire au vu des conditions matérielles? Les résultats officiels sont pourtant bien là: ces dernières années, à l’examen pour le brevet permettant de poursuivre vers le baccalauréat, la réussite a oscillé entre 99 et 100%, dont près de 95% avec mention!

Pour dégager un peu de place, une petite cour de récréation a été aménagée sur une terrasse, au 4ème étage. Une classe de 6ème passe en ce moment son examen de dessin: les élèves sont trois par bancs. 53 élèves pour 36m2. Il n’est pas rare qu’une telle classe contienne 60, voire 65 élèves. «Imaginez trois adolescents sur un banc de 135 cm, 45 cm par élève. Pas la place suffisante pour mettre un cahier et un livre, ils doivent le mettre sur les genoux.», renchérit la liégeoise Suzanne Lefèvre, qui a enseigné le français durant 20 ans à l’école, dès qu’elle a été rouverte.

Laïque catholique membre des Auxiliaires de l’apostolat, Suzanne vit depuis une quarantaine d’années à Alep. Pour elle, 60 enfants dans chaque classe, «c’est pratiquement intenable». Il faut quasiment deux mois pour connaître le nom de chaque élève. Les enfants un peu plus faibles n’ont pas le loisir de poser des questions. L’enseignante belge n’a jamais eu l’occasion d’interroger tous les élèves durant une leçon. «Ce sont les plus actifs qui profitent, les autres copient et étudient par cœur, c’est un gros problème pédagogique.» «La nouvelle école de Mgr, cela avance ? On pleure après, on en a vraiment besoin…», se lamentent les parents qui ne trouvent pas de place pour leurs rejetons.

«Amal», un nouvel espoir pour l’an 2000… à 800’000 dollars

«Nouvelle école», le mot est lâché. C’est actuellement le cheval de bataille de Mgr Jeanbart: «La nouvelle Amal, c’est notre espoir pour l’an 2000!». Le métropolite melkite voit dans le futur établissement, prévu pour 2’400 élèves (la demande est déjà supérieure), un véritable levier de développement pour la communauté chrétienne, «un souffle d’optimisme, pour freiner le défaitisme et le fatalisme dans lequel se noient actuellement nos fidèles.»

Sur l’insistance de ses ouailles, Mgr Jeanbart a acheté, grâce à l’argent trouvé sur place, un vaste terrain à 8 km d’ici, à Dahriet el Assad, la «banlieue Assad» à l’extérieur d’Alep. Il a désormais besoin de fonds, car tout l’argent disponible a été mis dans l’achat du terrain, où est également prévu un projet d’habitat pour les jeunes familles, tentées par l’émigration. Mgr Jeanbart cherche maintenant des financements à l’étranger pour débuter la construction de l’école. Coût total des investissement: environ 800’000 dollars (US$).

L’Eglise a acheté le terrain à un prix favorable à la société «Milihouse», la plus grande entreprise de construction syrienne, qui dépendait autrefois du Ministère de la défense. Une belle affaire: 72 parcelles loties, prêtes à construire, 65’000 m2, sans compter les routes et les zones vertes. 20’000 m2 sont prévus pour l’école, le reste pour des logements, de petits immeubles de trois étages, avec des appartements familiaux de 135 à 140m2.

Nous respectons l’évêque-bâtisseur, car il ne se confine pas au religieux

Directeur de la construction de «Milihouse» à Alep, le musulman Ahmad Kajo se réjouit de travailler pour l’Eglise. Son entreprise construit la structure de béton de la nouvelle «Amal». «Nous ferons de notre mieux pour aider le ’moutrân’, (l’évêque), aux meilleurs prix possibles. Nous respectons cet évêque-bâtisseur, car il ne se confine pas au religieux. Pour nous, l’action religieuse et l’action sociale vont ensemble. «

Dans le vent brûlant et l’ocre de l’herbe brûlée, Ahmad Kajo déroule les plans. Les parcelles poussiéreuses sont délimitées par des murets, des squelettes de villas sortent déjà de terre. L’évêque affirme que le gros œuvre – la structure de béton – devrait être terminé d’ici la fin de l’année. Il voit déjà en imagination les classes et les laboratoires au rez-de-chaussée, un grand sous-sol avec une salle polyvalente. S’il obtient la permission, il ouvrira des classes du secondaire jusqu’au bac… Ici, la chapelle, après le centre de jeunes avec terrains de jeux, sur la parcelle donnée par «Milihouse», l’église prévue par la planification du quartier, qui sera mise à la disposition des autres communautés.

Ce docteur en théologie morale de la Grégorienne de Rome, bardé de diplômes, dont un de journalisme et opinion publique obtenu également à Rome, insiste sur l’importance stratégique des écoles chrétiennes dans un pays comme la Syrie. «C’est maintenant, après 30 ans, que nous ressentons la perte de nos établissements scolaires, nous en subissons les contrecoups au point de vue moral, éthique, éducatif. Nous nous rendons compte que nous survivons grâce à ce qui reste des élèves de nos écoles. La catéchèse aujourd’hui reste l’affaire des anciens des écoles des frères et des religieuses. Si nous ne les avions pas, on serait dépourvu de cadres dans les centres de catéchèse et de responsables dans les mouvements de jeunes et d’action catholique.»

La fermeture des écoles catholiques, des conséquences visibles sur l’éducation

L’école chrétienne, c’est davantage qu’une formation sur le plan technique, c’est une question de culture, de formation chrétienne, d’attachement à l’Eglise, insistent nos interlocuteurs. Alors qu’il n’est qu’un simple diacre ouvert aux changements dans l’Eglise, dans le sillage de Vatican II, Youhanna Jeanbart ne voit dans les écoles chrétiennes que des structures dépassées. N’est-ce pas la Providence qui a permis à un moment donné que ces écoles soient confisquées ? «On rencontrait des exagérations dans les écoles chrétiennes, surtout du point de vue financier, du prestige…»

Au fond de son cœur, le jeune prêtre se dit qu’il serait peut-être plus efficace de concentrer son travail sur l’apostolat, la catéchèse, les mouvements de jeunes, qui pourraient donner autant sinon plus que ces écoles-là. L’abbé Jeanbart relance la JEC (Jeunesse Etudiante Chrétienne) à Alep, morte depuis une quinzaine d’années, en l’adaptant aux réalités syriennes, en arabisant certains éléments. «A l’heure actuelle, la JEC est l’un des mouvements les plus prospères. Malgré tout, je remarque que les écoles laissent davantage d’empreinte sur les jeunes que des mouvements pareils. La perte des écoles catholiques a eu des conséquences visibles sur l’éducation et sur les valeurs.»

Des musulmans à l’école catholique, une grâce de la Providence

Autre élément stratégique: les musulmans, qui en général respectent beaucoup les chrétiens et leur mode de vie, et souhaitent que leurs enfants soient formés de la même façon. «Nous avons une bonne réputation, autant pour la formation et l’éducation que pour les succès académiques. Les musulmans se pressent à nos portes. En les accueillant comme élèves, nous investissons dans le futur, mais aussi dans le présent. Parce que souvent, ils viennent de familles influentes, ce sont des enfants de responsables politiques. Cela peut faciliter la vie de l’école. Ils sont d’ordinaire très reconnaissants, souvent plus que les chrétiens, qui considèrent souvent que l’Eglise leur doit tout.»

A «Amal», entre 15 et 20% des élèves sont musulmans. «C’est la Providence qui les met là, finalement! Grâce à cette présence, nous bénéficions de la couverture des officiels, qui y ont leurs enfants. Cela crée également une atmosphère, une ouverture de leur part au monde chrétien… ” Si le prosélytisme est par définition prohibé en pays d’islam, leur accueil crée un rapprochement entre chrétiens et musulmans. «Ceux qui viennent ici sont convaincus que le niveau est meilleur qu’ailleurs. Même pour les hôpitaux, les musulmans veulent aller là où il y a des sœurs. Il arrive que des musulmanes vêtues de noir, portant le voile, viennent sonner à la porte pour demander s’il y a des sœurs… Pour elles, les chrétiens donnent une éducation valable aux enfants.» Cette bonne renommée date du siècle passé déjà, car les religieuses catholiques sont à Alep depuis au moins 150 ans.

Dix frères et sœurs dans la diaspora syrienne

Quand on qualifie Mgr Jeanbart de véritable «évêque-entrepreneur», il nous renvoie à son destin familial. Né à Alep dans une famille de 13 enfants, dont l’un est mort à l’âge de dix ans, écrasé par un camion de l’armée anglaise, l’évêque melkite constate: «De douze frères et sœurs, nous ne sommes plus que deux à Alep, les dix autres sont à l’étranger; deux frères à Genève, un frère et une sœur à Paris, trois sœurs et un frère à Montréal, un frère à Djeddah, en Arabie Saoudite, une sœur au Liban…» Pas étonnant qu’il ressente au plus profond de lui-même le lancinant problème de l’émigration de ses ouailles.

«Nos jeunes sont littéralement «aspirés» par la diaspora. Pourtant le gouvernement nous protège… La société nous apprécie, les Syriens sont très tolérants et chez nous, la convivialité islamo-chrétienne n’est pas un vain mot. Il n’y a ni du point de vue de l’Etat ni du point de vue de la loi, de discriminations contre les chrétiens. De plus, le danger islamiste est en principe éradiqué. Mais aujourd’hui, les chrétiens rêvent tout simplement d’un avenir meilleur du point de vue économique.» Mgr Jeanbart est pourtant persuadé que la jeunesse chrétienne doit rester au pays, qu’elle doit y remplir une mission: «La Syrie, après Jérusalem, n’est-elle pas le premier berceau du christianisme ?» Siège d’un diocèse depuis la fin du IIIe siècle, Alep connaît une présence chrétienne depuis le temps des apôtres.

Dans les «Actes des Apôtres» justement, on lit que Saul de Tarse – le futur saint Paul alors chasseur de chrétiens -, reçoit aux portes de Damas la mission de convertir les païens. On découvre que c’est à Antioche que, pour la première fois, les disciples reçurent le nom de «chrétiens». Le pays allait rapidement être gagné au christianisme, et dès le IVème siècle, sous l’empereur Constantin, se couvrir d’églises. Avant que ne commence le déclin avec les guerres contre les Perses et l’invasion arabo-musulmane au VIIème siècle. Plusieurs villages de Syrie parlent pourtant encore l’araméen, la langue de Jésus-Christ.

La présence chrétienne en Syrie, «un témoignage»

C’est aussi parce que cette présence chrétienne est un «témoignage» que Mgr Jeanbart développe – à son niveau – une stratégie tous azimuts pour contrer l’émigration qui saigne littéralement la communauté: 200’000 grecs catholiques melkites originaires d’Alep vivent à l’étranger. «Ici, il n’en reste qu’un sur dix. Même si l’on ne songeait pas à l’émigration, il faut tout de même que nos fidèles puissent vivre décemment.»

Un «évêque-bâtisseur» à Alep ? Le qualificatif le fait sourire, lui qui tient d’emblée à préciser qu’il ne se désintéresse ni de la liturgie, ni de la tradition ou de la pastorale: «C’est un aspect fondamental de mon travail, mais je suis obligé en conscience, et par devoir de charité, de m’occuper aussi de développement social. Si nos fidèles ne peuvent pas vivre, il n’y aura plus de substance dans nos communautés. Le Seigneur veut que nos fidèles aient la vie et la vie en abondance, pas qu’ils deviennent riches, mais qu’ils aient le nécessaire.»

Tout le monde s’accorde sur ce point: Mgr Youhanna Jeanbart est l’un des chefs religieux chrétiens les plus dynamiques de Syrie, jamais à court d’idées novatrices… même s’il est souvent à court de moyens financiers pour les concrétiser immédiatement. Au sein de l’épiscopat, les gens qui refusent comme lui de baisser les bras par fatalisme, sont encore minoritaires. Lui veut ouvrir des brèches, persuadé que le bon exemple entraînera les autres: «On ne pourra jamais tout faire, et ce ne serait pas bon ! Mais l’Eglise doit affronter ce problème, au moins pour freiner le rythme de l’exode. Donner des raisons de vivre ici. Il faut une stratégie: une minimum de confort à nos gens, des perspectives d’avenir plus heureuses, dégager des possibilités d’emplois, améliorer leur situation financière.»

L’évêque «manager» et responsable politique pour pallier à l’absence de la société civile

Quand on le pousse dans ses derniers retranchements, le prélat de 56 ans reconnaît le paradoxe de l’évêque «manager», voire responsable politique de sa communauté. Il se sent souvent mal à l’aise face à ce rôle, qu’il aimerait voir jouer par des laïcs. «Mais ils ne peuvent pas travailler comme ils veulent dans le domaine public, vu les restrictions imposées quand on touche un domaine social qui est adjacent au politique. Dans nos pays, tout ce qui a senteur de politique ou de rassemblement est très surveillé. La société civile ne peut pas s’organiser librement Alors c’est l’évêque qui doit prendre le relais!.» (apic/be)

14 juillet 1999 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 10  min.
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