Paris: Le journaliste Daniel Rondeau revient sur son expérience de militant maoïste
Apic interview
Le champ religieux investi par des militants de mai 68
Jean-Claude Noyé, correspondant de l’Apic à Paris
Paris, 18 avril 2008 (Apic) Messianisme, défense des plus défavorisés, quête d’absolu, esprit de sacrifice et espérance: certaines valeurs ressenties et vécues par des militants de mai 68 correspondent bien à celles prônées par l’Evangile. Au point que des acteurs de cette révolte qui a éclaté en France il y a 40 ans ont ensuite investi le champ religieux.
C’est le cas du journaliste, Daniel Rondeau, qui a travaillé à «Libération», au «Nouvel Observateur», puis comme éditorialiste à «L’Express». Ecrivain, il est l’auteur de romans, d’essais politiques et littéraires, de récits autobiographiques et de portraits de ville (1). Il dirige la collection «Bouquins» chez Laffont. Militant maoïste après les évènements de mai 68, il a quitté les études pour travailler pendant quatre ans en usine. Expérience sur laquelle il revient pour l’Apic, en faisant le lien entre sa foi chrétienne et cet engagement intense.
Apic: Pouvez-vous d’abord situer mai 68 dans son contexte ?
Daniel Rondeau: La révolte de mai 68 a de nombreuses origines. La mobilisation contre la guerre du Vietnam, d’abord américaine, s’est internationalisée et a contribué à mobiliser les esprits. L’arrivée d’une masse énorme d’étudiants, enfants du baby-boom, dans les universités en a fissuré les murs car elles n’étaient pas prêtes à les recevoir, d’autant moins que les professeurs se conduisaient encore comme de vrais mandarins. Par ailleurs, on est en plein dans les «trente glorieuses», décennies fastes de boom économique. La France est riche, les réfrigérateurs sont pleins. En toile de fond, également, le rock. Cette musique gagne le monde entier en induisant de nouveaux comportements. Au total, les jeunes, qui se retrouvent lors de grands rassemblements, que ce soit à Taizé ou au concert de la Nation (1962), se perçoivent comme une génération à part, avec ses aspirations et revendications propres. Cette jeunesse, à la fois gâtée par la vie et idéaliste, va s’apercevoir qu’il y a dans la société française de nombreuses poches de pauvreté: les grands ensembles construits à la va-vite; les ouvriers spécialisés (OS) et leurs salaires de misère; les travailleurs immigrés livrés aux marchands de sommeil; les bidonvilles.
Tout ceci va créer un grand mouvement antiautoritaire, à la fois contre le père tutélaire de la nation – le général De Gaulle -, et antistalinien, contre les communistes qui, rappelons-le, capitalisaient près de 25% des voix aux élections et dont le pouvoir était puissant, dans les banlieues rouges notamment. L’agitation que l’on sait fut traversée par quelques instants de pure liberté et la conviction qu’on allait changer la vie et transformer le monde. Mais tout est retombé très vite. Néanmoins, un certain nombre de jeunes gens ont voulu maintenir cet idéal. Pour aller jusqu’au bout de leurs convictions, ils ont quitté les études et sont allés travailler dans les usines. On les a appelés des «établis». Pour la plupart, des maoïstes au nombre desquels j’étais.
Apic: Vous êtes donc allé travailler en usine !?
D.R: Oui. A Paris, où j’étais étudiant en droit, j’avais rejoint en 1969 la Gauche prolétarienne (GP). Nous intervenions dans de nombreux mouvements sociaux que nous percevions comme autant de signes avant-coureurs de la révolution imminente. En 1971, le 13 juillet exactement, j’ai quitté la capitale avec ma femme, en 2 CV, pour rejoindre la Lorraine. Pour moi, il s’agissait de passer aux choses sérieuses et de partager les conditions de vie et de travail des plus humbles. Dans mon esprit, c’était un engagement définitif. Pendant quatre ans, j’ai travaillé dans diverses usines d’où je me faisais régulièrement licencier pour agitation sociale. Je suis toutefois resté un an et demi cher Permali, une entreprise de Nancy.
Apic: N’y avait-il pas une dimension missionnaire dans cet engagement intense?
D.R: Plutôt une dimension messianique. A tout le moins, nous nous rangions au côté des plus défavorisés. Ce fut pour moi une période très heureuse, marquée par une vraie confrontation avec le réel. Le plus étonnant vu d’aujourd’hui, c’est que nous avions une prise sur ce réel. J’avais des contacts fraternels avec ceux de mon atelier. Je faisais le lien entre les jeunes ouvriers et les plus anciens, entre les Français et les Maghrébins. Mon rôle était celui d’un rassembleur et, à certains égards, d’un juge de paix qui arbitrait entre leurs divergences et conflits. En tout cas, mes compagnons de travail et de lutte me faisaient confiance. Il faut bien voir que les rouages sociaux dans les usines étaient grippés et tout se passait comme si nous, les agitateurs, étions attendus. Comme si nous apportions un courant d’air salutaire en rompant la monotonie des jours et du travail. J’aime cette phrase de Charles Péguy, extraite de «Notre jeunesse», parce qu’elle dit bien ce qu’était notre motivation: «Il s’agissait d’effectuer un assainissement général du monde ouvrier, une réfection, un assainissement moléculaire, organique, et commençant par cet assainissement, de proche en proche, un assainissement de toute la cité».
Apic: A l’époque, vous étiez étranger à la foi chrétienne. Comment vous en êtes-vous rapproché?
D.R: J’étais totalement athée mais j’avais reçu dans mon enfance une éducation catholique. Ma première foi m’avait quitté. Une autre, la foi révolutionnaire, l’avait remplacée. Quand je regarde rétrospectivement cet épisode de ma vie, je me dis que l’esprit de sacrifice et l’espérance propres à l’Evangile nous habitaient beaucoup plus que nous ne l’imaginions. Mon retour à la foi chrétienne est balisé par trois hommes qui m’ont marqué. Le premier est un dominicain, le Père Serge Bonnet. Je l’ai rencontré quand j’écrivais mon premier livre, «Chagrin Lorrain», car lui-même avait écrit «L’homme de fer», une somme unique sur les ouvriers et sidérurgistes lorrains. Avec humour, il m’a fait comprendre que la seule façon de se réconcilier avec les hommes, c’était peut-être de se tourner vers Dieu. Le deuxième est le cardinal Lustiger, que j’ai bien connu et avec qui j’ai entrepris des actions en faveur de la Bosnie et du Liban quand ces pays étaient en guerre. Le troisième homme est le Père Guillemain. Cette figure vivante de la religion populaire a exercé pendant 40 ans son apostolat dans la paroisse de Champagne où j’ai moi-même grandi.
Apic: D’autres intellectuels maoïstes ont-ils, eux aussi, investi ensuite le champ religieux?
D.R: Il y avait certes dans le mouvement de la GP une quête implicite d’absolu. Mais cette quête est vite rattrapée, en tout temps et en tout lieu, par le quotidien et ses mille et une contraintes. La matière a tôt fait de dissoudre l’esprit. Partant, les cas que vous évoquez ne peuvent être que marginaux. Deux figures sortent du rang: Benny Lévy et Christian Jambet. Béni Lévy, dirigeant de la GP et secrétaire de Jean-Paul Sartre, avait un vrai génie oratoire. L’ange de la parole l’avait touché. Quant on l’écoutait, on éprouvait un sentiment orphique. Son retournement l’a amené de Mao à Moïse. Installé en Israël, il a créé l’École doctorale de Jérusalem puis l’Institut d’Études Lévinassiennes pour populariser la pensée du philosophe Emmanuel Lévinas. Son dernier ouvrage, «Etre juif», est un essai sur le messianisme juif moderne écrit peu avant sa mort, en 2003. Quant à Jambet, lui aussi issu de la GP, il consacre, à la suite de l’islamologue Henry Corbin, sa vie à ceux qui, dans l’islam, ont tracé des chemins de liberté et de résurrection. Philosophe très pointu, il est, avec Guy Lardreau, l’enfant spirituel de Maurice Clavel. Ce dernier, penseur chrétien doublé d’un journaliste, a soutenu l’action médiatique des milieux maoïstes en fondant en 1971 l’agence de presse «Libération» avec Sartre. Personnage haut en contrastes, Clavel a également défendu l’encyclique Humane Vitæ – condamnant l’avortement et la contraception – et proclamé en 1972, «Révolution sexuelle piège à cons» dans les colonnes du Nouvel Observateur. Il s’est fait dans «Ce que je crois» (1975) et «Dieu est Dieu, nom de Dieu!» (1976), l’ardent défenseur d’une foi catholique retrouvée. En phase avec la mouvance soixante-huitarde, il voyait en elle le soulèvement de la vie et l’insurrection de l’esprit.
Apic: Vous-même, êtes-vous d’accord avec cette vision là ?
D.R: Certainement. C’était l’insurrection de l’esprit contre la réification des objets et le consumérisme à tout va. Saint Bernard, pour qui j’ai la plus grande admiration, a dit : «Il faut conquérir le ciel par la violence.» Si nous avions vécu à son époque, nous aurions peut-être été à ses côtés à l’abbaye de Clairvaux … Nous refusions l’individualisme ambiant. La vie fraternelle était notre lot quotidien. On ne se quittait jamais. J’étais toujours entouré soit de mes copains maos, soit des copains de l’usine dont certains venaient même pêcher, aux jours de vacances, au bord de la Meurthe, devant chez moi, à Malzéville (54).
Apic: Cette vie intense, cet «enthousiasme» (2) pour reprendre le titre du livre dans lequel vous narrez votre engagement, n’a-t-il pas laissé place, quand il s’est achevé, à un grand vide intérieur?
D.R: Pour beaucoup, oui. Et on le comprend. On avait perdu notre raison de vivre, on se retrouvait seul. Nous n’étions pas des intellectuels. Notre militantisme intense nous avait d’autant moins laissé le temps de nous frotter à la culture du temps que celle-ci était suspecte à nos yeux parce que «bourgeoise». Mais nous n’étions pas non plus des ouvriers. Pour ma part, cet entre-deux inconfortable n’a guère duré. Je me revois encore franchir le pas d’une grande librairie de Nancy, juste après avoir été licencié de la dernière usine où j’ai travaillé. Et me trouver comme enchanté par la présence de tous ces livres. J’en ai achetés plusieurs, ce que je n’avais pas fait depuis des années. Et dès le lendemain, je me suis mis à écrire. Ce que je n’ai pas cessé de faire depuis, en y consacrant le meilleur de mes forces. En somme, je suis passé d’une idée fixe, changer le monde, à une autre idée monomaniaque: le raconter!
(1) vient de paraître «Carthage», chez Nil éditeur
(2) «L’enthousiasme», chez Grasset, collection les Cahiers rouges.
(apic/jcn/bb)