France: La communauté de Taizé connaît toujours un succès inoxydable

Apic interview

Taizé, un pont dans l’Histoire

Jean-Claude Noyé, correspondant de l’Apic à Paris

Paris, 4 avril 2008 (Apic) La communauté oecuménique fondée par Frère Roger n’a pas fini de faire couler de l’encre. Vient de paraître «Histoire de Taizé», un livre de référence qui permet d’en comprendre la genèse, l’évolution, les influences, les recherches. Son génie propre est d’avoir su être un pont entre le Nord et le Sud, entre l’Est et l’Ouest, entre l’action et la contemplation, entre les générations. Et bien sûr, entre les confessions divisées.

Quant à son succès inoxydable, il tient notamment dans sa capacité à faire confiance aux jeunes et à les mettre en responsabilité. Souple et pragmatique, la proposition pastorale de Taizé devrait lui permettre de faire face durablement à la disparition de son charismatique fondateur, comme le souligne Jean-Claude Escaffit, l’un des deux co-auteurs.

Apic: A qui s’adresse votre livre?

Jean-Claude Escaffit: Au grand public, plus particulièrement aux personnes, très nombreuses, qui sont déjà allées à Taizé ou qui ont participé à un de ses rassemblements européens. Plus globalement, à tous ceux qui se sentent concernés, à un titre ou l’autre, par cette aventure exceptionnelle. Il ne s’agit pas d’une énième biographie de frère Roger mais d’une histoire thématique de la communauté. Chaque chapitre est centré sur une décennie et met le zoom sur une problématique particulière.

Apic: Vous même, quel lien avez-vous avec Taizé?

JCE: J’y suis allé pour la première fois en 1972, avec mon aumônerie étudiante. J’ai ensuite gardé des liens à la fois personnels et professionnels puisque, comme journaliste, je fréquente Taizé depuis trente-cinq ans. Pour «La Croix», pour l’hebdomadaire «La Vie» mais aussi pour la télévision (»Le Jour du Seigneur»). C’est pendant le concile des jeunes à Taizé, en 1974, que j’ai rencontré mon co-auteur, Moïz Rasiwala. Astrophysicien d’origine indienne et de confession musulmane, il a lu Frère Roger en allemand et il est devenu chrétien après avoir rencontré à Paris, en 1968, les frères de Taizé. Il a été baptisé dans ce désormais célèbre village de Bourgogne et y a vécu de 1974 à 1982, étant associé de près à la vie de la communauté.

Apic: En somme, vous avez tous deux une dette personnelle envers la communauté de Taizé ?

JCE: Certainement. Ce qui me fascine plus particulièrement, c’est que cette communauté n’a pas pris une ride. Je me retrouve là-bas entouré de jeunes de l’âge de mes enfants, portés par le même enthousiasme qui m’avait saisi quand j’étais étudiant. L’accueil, les rencontres, le brassage des peuples, les chants: tout les porte. La capacité des frères à parler aux jeunes de ce temps est intacte. Taizé a toujours su tenir les deux bouts: l’intériorité et l’engagement dans le monde. Avec des accents divers et renouvelés selon les époques. Deux ans avant les évènements de 68, Frère Roger, très attentif aux inquiétudes des jeunes, pressent les bouleversements à venir et leur propose comme thème de réflexion: «Violence des pacifiques». En 1969: «Un défi: espérer». En 1973: «Lutte et contemplation». Tandis qu’en 1982, «Fleurissent tes déserts» pointe le découragement, les doutes, l’avenir bouché de ce que l’on a appelé la «bof génération».

Apic: Quelles sont les autres clés de son succès persistant?

JCE: Celui-ci tient moins à un projet éducatif élaboré qu’à la souplesse d’une proposition pragmatique où s’articule liberté et responsabilité. La confiance de fond placée dans les jeunes et la pédagogie de l’intériorité – quelle qualité de silence pendant les célébrations! – font le reste. N’oublions pas, bien évidemment, le charisme particulier de Frère Roger. Son intuition et son écoute, hors du commun, l’on rendu visionnaire et lui ont permis d’être en phase avec les générations qui se sont succédés sur la colline, d’anticiper les grandes évolutions, les nouveaux défis posés à la foi. Le titre du livre qu’il publie en 1966, «Dynamique du provisoire» est emblématique de son refus constant de laisser Taizé s’institutionnaliser, au détriment de son souffle prophétique. Cette remise en cause permanente, encore à l’oeuvre aujourd’hui, est la marque protestante de Frère Roger. Margueritte Léna, religieuse et professeur de philosophie proche de la communauté, a écrit que son fondateur «a su se faire contemporain de l’histoire singulière de chacun.» Cela explique, je crois, son exceptionnel rayonnement.

Apic: Vous l’avez bien connu. N’y avait-il pas en lui, comme chez beaucoup de clercs, une forme d’orgueil derrière une façade d’humilité?

JCE: Comme beaucoup de personnes de premier plan, il avait inconsciemment le sens de la mise scène, du symbole. Mais, il faut le dire, c’était au service de la cause qu’il défendait. Le culte dont il était l’objet, et qui a pu agacer plus d’un, émanait plutôt des jeunes. C’était, de fait, un personnage d’un très grand charisme, un séducteur, avec un culot et un sens de la rencontre proprement sidérants. Il est le seul pasteur à avoir été le confident et l’ami de trois papes: Jean XXIII, Paul VI et Jean Paul II. Il a été proche du patriarche Athénagoras mais aussi du président François Mitterrand, qui faisait chaque année à la Pentecôte le détour par Taizé. Et c’est vrai qu’il fascinait beaucoup de gens. Je le vois comme un homme habité par la rencontre, une figure de «Staretz» à la Dostoïewski, que les gens viennent consulter pour recevoir une parole qui les aide à vivre. Il donnait l’impression de douter et s’exprimait avec des phrases incomplètes, des hésitations et des silences. C’est ce qui le rendait si proche des jeunes.

Apic: Vous montrez combien le génie propre de la communauté de Taizé, composée aujourd’hui à part égale de frères catholiques et protestants ainsi que de quelques anglicans, est d’avoir su être un pont entre le Nord et le Sud, entre l’Est et l’Ouest, entre l’action et la contemplation, entre les générations. Et bien sûr, entre les confessions divisées. Une position pas toujours confortable …

JCE: L’oecuménisme de terrain, et, véritablement, d’avant-poste de Taizé a, de fait, suscité des incompréhensions et parfois même des hostilités du côté catholique et, plus encore, du côté des réformés. Un exemple: lorsque des frères viennent à Genève pour proposer d’organiser une grande rencontre européenne fin 2007 dans la capitale de Calvin (2), il y a eu la levée de boucliers d’un bon nombre de pasteurs. Heureusement, après un long débat contradictoire au sein du Conseil de l’Eglise réformée de Genève, la décision de faire suite à cette proposition a été actée, avec le succès que l’on sait … Nombre de protestants ont longtemps suspecté Frère Roger d’être catholique. Un historien a même écrit qu’il s’était converti secrètement, comme son proche collaborateur et ami, le pasteur suisse Max Thurian, ordonné prêtre en 1987. Cet évènement l’a beaucoup troublé car lui-même n’a jamais renié sa foi protestante. «Ce qui est demandé à l’évêque de Rome, c’est de tout disposer pour que la réconciliation des chrétiens s’accomplisse sans demander aux non-catholiques de passer par un reniement de leur famille d’origine. Même en vue d’une communion plus universelle, plus oecuménique, vraiment catholique, renier va contre l’amour», a-t-il souvent déclaré. Il n’en est pas moins vrai qu’il était très proche, par certains aspects, de l’Eglise catholique. Son côté papiste pouvait, effectivement, agacer les non-catholiques. C’est d’ailleurs principalement avec l’Eglise réformée de France (ERF), à laquelle, en principe, Taizé était initialement rattachée, que les liens se sont crispés à certains moments. Maintenant les choses sont plus simples puisque le nouveau prieur, Frère Alois, est un catholique allemand.

Apic: Ce dernier permettra-t-il à la communauté de Taizé de survivre durablement à la disparition de son fondateur?

JCE: Frère Alois, rappelons-le, a été nommé par Frère Roger lui-même. Il a un autre style, peut-être moins charismatique mais plus collégial. En tout cas, il y a toujours autant de monde dans les rassemblements qu’organise la communauté. El les postulants qui veulent la rejoindre sont toujours aussi nombreux. On pourra faire le bilan dans dix ans. Ma conviction intime, c’est que Taizé n’a pas fini de nos étonner.

(1) «Histoire de Taizé», Jean-Claude Escaffit et Moïz Rasiwala. Ed. du Seuil. 215 p. 18 euros.

(2) Où frère Roger a lui-même vécu un temps et travaillé sur son mémoire de licence en théologie intitulé: «L’idéal monacal jusqu’à sait Benoît et sa conformité avec l’Evangile».

(apic/jcn/bb)

4 avril 2008 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 6  min.
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