Einsiedeln: Rencontre avec le patriarche melkite grec-catholique Gregorios III Laham
Apic Interview
La fuite des chrétiens du Moyen-Orient, une vraie catastrophe
Jacques Berset, agence Apic
Einsiedeln, 23 avril 2007 (Apic) La présence bimillénaire des chrétiens au Moyen-Orient, lieu de naissance du christianisme, est toujours plus menacée par une émigration qui ne tarit pas. La disparition des chrétiens de cette région du monde marquée par l’instabilité et les violences, alors qu’ils ont imprégné durant des siècles la culture arabe, serait une véritable catastrophe, confie à l’Apic Grégoire III Laham.
Le patriarche Grégoire III était dimanche à Einsiedeln à l’invitation de l’oeuvre d’entraide «Aide à l’Eglise en Détresse» (AED), qui fête ses 60 ans, où il a présidé une «divine liturgie» de rite byzantin dans une Abbaye bénédictine comble.
Le patriarche d’Antioche et de tout l’Orient, d’Alexandrie et de Jérusalem, qui réside la plupart du temps dans le quartier chrétien de Bab Charki, à Damas, mais également à Raboueh/Antélias, près de Beyrouth, est le chef spirituel de l’Eglise patriarcale melkite grecque-catholique. La majorité de ses deux millions de fidèles se trouvent déjà à l’extérieur du Moyen Orient, en Amérique, en Europe, en Australie.
Sa béatitude Grégoire III, un religieux salvatorien qui fut vicaire Patriarcal de Jérusalem avant d’être élu patriarche, estime que la présence chrétienne au sein des pays de culture musulmane est d’une grande importance stratégique pour ces pays. C’est également une véritable «école de vie en commun».
Apic: Les communautés chrétiennes du Moyen-Orient, de Jérusalem à l’Irak, se vident inexorablement de leur substance.
Patriarche Grégoire III: Leur disparition totale serait une catastrophe, car il n’y aurait plus alors dans ce cas qu’un face à face entre un monde intégralement musulman et un monde Occidental qualifié de «chrétien». Cette situation finalement donnerait corps à la fameuse et dangereuse prophétie du professeur américain Samuel Huntington sur le «choc des civilisations», qui ne signifierait pas autre chose qu’un grand cataclysme, une fin du monde apocalyptique. Nous disons que cette présence chrétienne est fondamentale pour la convivialité. Mais elle se dissout peu à peu à cause de l’émigration qui suit chaque guerre et chaque crise. Pour préserver cette convivialité, il faut faire régner une paix globale, juste et durable dans la région.
Apic: Plus de deux millions d’Irakiens ont fui leur pays en raison des attentats et des menaces contre leur vie et se réfugient en masse dans les pays voisins, surtout en Syrie (qui en accueille plus d’un million) et en Jordanie.
Patriarche Grégoire III: Ils s’installent surtout à Damas, où j’ai ma résidence. Nous avons reçu avec beaucoup d’amitié les réfugiés irakiens, en priorité les chrétiens, car les musulmans ont leurs propres réseaux. La Syrie a très bien accueilli les Irakiens de toutes les communautés, sans distinction, bien que ce soit un grand fardeau pour le pays. Cette générosité, la Syrie l’avait déjà démontrée en juillet-août 2006, en accueillant plus de 250’000 réfugiés du Liban, qui avaient fuit les bombardements israéliens.
Rien qu’au patriarcat de Damas et dans ses dépendances, nous avons reçu quelque 6’000 personnes, surtout des chiites des villages du Sud Liban. On en a hébergées à Maarat, près de Sednaya, dans le couvent de Mar Elias. Ce sont ces réfugiés qui ont inauguré le monastère en construction de Saint Elie, sur un très ancien lieu de pèlerinage. Ces musulmans ont même participé à une prière pour la paix et à une procession – en portant des torches et des portraits de la Vierge Marie – à l’occasion de la Fête de la Transfiguration à Sednaya, un village à majorité chrétienne, le 5 août!
Les réfugiés ont été nourris, logés, soignés. Nous avons mobilisé nos paroissiens pendant les 34 jours de guerre, et tant des musulmans que des chrétiens leur ont fourni tout ce dont ils avaient besoin. Quand le cessez-le-feu est entré en vigueur, le 14 août, les réfugiés libanais sont immédiatement rentrés chez eux.
Apic: Les Irakiens, par contre, ne sont pas prêts de rentrer.
Grégoire III: Malheureusement non. Ils s’installent pour un bon moment. On compte déjà à Damas 140 premières communions de chaldéens irakiens, dont s’occupe Mgr Antoine Audo, évêque des chaldéens de Syrie. Nous avons quelque 450 jeunes irakiens – des chaldéens et des assyriens – qui viennent dans nos locaux suivre les cours de catéchisme. Partout dans nos églises, on rencontre des réfugiés irakiens.
A côté de Caritas Syrie, on a mis en place un bureau spécial de Caritas pour ces réfugiés. Parmi eux, il y en a quelques-uns qui ont des moyens financiers qui leur permettent de louer des magasins et des maisons… ce qui fait une certaine concurrence aux Syriens! Nous sommes intervenus pour éviter qu’on les renvoie, car leur situation en Irak est de plus en plus tragique.
Le gros de ces réfugiés souhaite cependant rentrer au pays le plus vite possible, mais c’est pour le moment impossible, car aujourd’hui en Irak, tout le monde est contre tout le monde. C’est l’anarchie la plus totale, il n’y a plus de sécurité ni de lois pour personne. Les chrétiens ne sont pas nécessairement plus visés que d’autres, mais ils sont plus vulnérables car ils sont une petite minorité. Certains Irakiens, qui ont déjà de la famille sur place, partent en Europe, au Canada, aux Etats-Unis.
Apic: Malgré cette remarquable solidarité envers les réfugiés, l’image de la Syrie en Occident est très négative.
Grégoire III: C’est exact que l’image que vous avez dans vos pays de la Syrie est très mauvaise. et surtout inexacte! Chez nous, on chante et on danse tout autant qu’en Amérique! Venez voir, vous faire une opinion par vous-mêmes. Mgr Johan Bonny, qui travaille au Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens, quand il est venu, a dit: «Quel calme, quel accueil, quelle sécurité.» Il était tellement surpris de pouvoir se promener dans le souk à minuit! C’est la même constatation qu’a faite à la fin mars dernier le Groupe de travail «Islam» (GTI) de la Conférence des évêques suisses dirigé par Mgr Pierre Bürcher, évêque auxiliaire de Lausanne, Genève et Fribourg.
Apic: Pourquoi le Syrie véhicule-t-elle cette mauvaise réputation ?
Grégoire III: C’est parce que l’on souhaite – les Etats-Unis en tête – que la Syrie s’aligne sur certaines positions concernant le Liban, l’Iran, l’Irak, surtout à propos d’Israël! Nous les chrétiens, que pouvons-nous dire ? Nous sommes traités, en tant que citoyens, tout comme les musulmans.
Ainsi, pour les églises, les couvents, et leurs dépendances, c’est comme pour les mosquées: nous ne payons ni électricité, ni eau, ni chauffage. Nous sommes exemptés de droits de douane pour tout ce qui est acquis pour les Eglises. Quand se construit une nouvelle agglomération et qu’il y a des chrétiens, l’Etat met gratuitement à disposition un terrain pour construire une mosquée et un autre pour construire une église.
Apic: La situation est effectivement bien différente de ce que l’on présente dans certains médias.
Grégoire III: Sans parler qu’en mai 2006, nous avons franchi un grand pas en matière de droit: une commission intercatholique a été sollicitée pour présenter ses propositions pour le nouveau droit réglant le «statut personnel» (mariage, adoption, tutelle des enfants, héritage, etc.). Ses propositions ont été acceptées, car les chrétiens ne relèvent pas dans ces domaines de la charia (droit musulman). L’Etat, en adoptant cette loi, a en fait repris les trois-quarts du Code des canons des Eglises orientales (CCO). Il les a adoptés tels quels!
Si l’on parle du catéchisme, qui est élaboré par une commission chrétienne interconfessionnelle, on peut donner des cours depuis quarante ans. Les Eglises sont reconnues comme personnes légales. Du point de vue de la liberté religieuse, dans cette région du monde, la Syrie vient sans conteste en tête. Il faut reconnaître que dans tous les pays arabes nous avons – plus ou moins, selon les pays – la possibilité de vivre en tant que chrétiens.
Quant au fait que les musulmans n’aient pas le droit de se convertir au christianisme, c’est finalement leur affaire, pas la nôtre! L’exception à cette présence chrétienne vivante est à l’évidence l’Arabie Saoudite. Là, j’ai récemment écrit au roi pour demander la possibilité de construire des églises pour les chrétiens. Je lui ai dit que j’étais prêt à venir lui exposer ces demandes. Il faut foncer, avec beaucoup d’amitié et de respect, pour que les esprits changent.
Apic: On ne pourrait donc pas utiliser l’argument de la persécution religieuse pour expliquer l’émigration chrétienne qui touche la plupart des pays arabes.
Grégoire III: Le Conseil des patriarches catholiques orientaux a chargé une commission l’an passé de faire une recherche sur les causes de l’émigration chrétienne dans tous les pays arabes: les chrétiens ne partent pas d’abord pour des raisons religieuses. Cet argument vient en dernier lieu. C’est l’argument économique qui vient en tête, suivi de raisons politiques, sociales, de formation scolaire, d’opportunités de travail. Nous avons en fait besoin de paix, de perspectives pour les gens.
Nous répétons que cette présence chrétienne est fondamentale pour la convivialité. Mais elle se dissout peu à peu à cause de l’émigration qui suit chaque guerre et chaque crise. Pour préserver cette convivialité, il faut absolument faire régner une paix globale, juste et durable dans la région.
Apic: Pour vous, la clef du problème du fondamentalisme islamique, c’est la résolution du problème palestinien !
Grégoire III: Ce fondamentalisme se nourrit de l’injustice imposée au peuple palestinien. La non capacité que nous avons à résoudre le problème palestinien selon la justice est le point de départ de toute cette violence. Il est crucial de trouver des solutions définitives, tant pour la convivialité que pour la présence chrétienne et le dialogue interreligieux.
La façon dont l’Occident, notamment les Etats-Unis, appréhende le problème du Moyen-Orient est la cause de beaucoup de problèmes. Il n’y a qu’à voir l’absence de réactions de l’Occident face à l’érection du haut mur de séparation que les Israéliens érigent en bonne partie en pleine terre palestinienne.
Le pape Jean Paul II, son successeur Benoît XVI, tous ont dit qu’il fallait s’en prendre aux causes, avant de crier au terrorisme. Les Arabes ne sont pas fatalement nés terroristes ou fondamentalistes, mais la situation actuelle pousse une jeunesse sans perspectives dans les bras de ceux qui les instrumentalisent et les incitent à la violence.
Apic: Le peuple juif aussi est interpellé.
Grégoire III: Il faut absolument que le monde chrétien se rappelle que la présence chrétienne en Terre Sainte, la région qui a vu la naissance de Jésus, le Messager de la Paix, qui est le berceau du christianisme, est unique. Elle est malheureusement menacée par les cycles de guerres, de crises et de calamités qui affectent le Moyen-Orient.
Les chrétiens se sentent troublés et apeurés face à un avenir rempli d’inconnues, dans une société à majorité musulmane. Ils sont souvent montrés du doigt et stigmatisés par des épithètes qui les accusent d’être une «cinquième colonne», des «croisés», des «impies» (kuffar), voire des collaborateurs de l’Occident ou d’Israël. La source des tensions est en bonne partie le conflit israélo-palestinien. Les tendances fondamentalistes, le mouvement Hamas, le Hezbollah et autres sont aussi des produits de ce conflit et des discordes à l’intérieur des pays arabes.
Parmi les conséquences les plus dangereuses du conflit israélo-palestinien, du fait que l’on ne trouve pas une solution juste à ce conflit, c’est l’émigration: l’émigration des cerveaux, des penseurs, des jeunes, des musulmans modérés, et surtout des chrétiens. Tout cela affaiblit le progrès et l’avenir de la liberté, de la démocratie et de l’ouverture du monde arabe.
Certes, le souvenir de la shoah, l’anéantissement par les nazis des juifs en Europe, a encore beaucoup d’influence sur la perception des Occidentaux. Les plus paralysés sont les Allemands, et j’ai transmis ce message à la chancelière Angela Merkel. Ce sentiment de culpabilité ne doit pas être exploité indéfiniment, car d’autres peuples ont aussi souffert, comme les Arméniens par exemple. Les amis sincères des juifs devraient aussi leur dire qu’ils ne pourront pas les soutenir à l’infini s’ils ne cherchent pas, eux aussi, la paix. Si on est solidaires des juifs, on peut leur dire la vérité. La justice ne se divise pas ! JB
Encadré
L’archevêque Lutfi Laham élu patriarche d’Antioche en novembre 2000
Le patriarche grec-melkite d’Antioche Grégoire III Laham a été élu par le Saint- Synode de l’Eglise grecque-catholique en novembre 2000 au patriarcat de Raboueh, au Liban, avant le décès du patriarche Maximos V. Il a pris le nom de Gregorios. L’archevêque Loutfi Laham est né le 15 décembre 1933 au village de Daraya, près de Damas, connu comme lieu de la conversion de saint Paul. Il entre chez le Pères Salvatoriens au Liban en 1943, avant de continuer ses études à Rome. Il est ordonné prêtre le 15 février 1959. Il rentre au Liban en 1961 comme Supérieur du Grand séminaire des Salvatoriens. En 1974, à la suite de l’emprisonnement par les Israéliens du vicaire patriarcal de Jérusalem, Mgr Hilarion Capucci, il devient administrateur, puis vicaire patriarcal de Jérusalem. Il est ordonné évêque en 1981 par le patriarche Maximos V, auquel il a succédé en 2000. JB
Des photos du patriarche Grégoire III Laham sont disponibles auprès de l’Apic. Courriel: apic@kipa-apic.ch (apic/be)