Pérou: Vrais faussaires pour faux visas pour l’Europe et les Etats-Unis

Apic enquête

Rêves d’Eldorado exploités par les mafias locales

Par Pierre Rottet, de l’Agence Apic, de retour de Lima

(Apic) Entre trois et quatre cents dollars: c’est le prix à payer, à Lima, pour obtenir un visa pour l’Espagne, la France. ou encore la Suisse. Des faux visas, bien entendu, presque aussi authentiques que les vrais. pour un oeil non averti. Le tout hors ambassades, naturellement, y compris celle de Suisse, là où précisément un ex-fonctionnaire aurait reçu des pots-de-vin pour délivrer d’authentiques visas. Une accusation que rejette cet ancien chef de chancellerie de la représentation diplomatique suisse au Pérou.

Le marché de la clandestinité des faux est situé au coeur même de la capitale péruvienne, à un jet de pierre du Palais de Justice. Dans le jiron (route) Azangaro, loin de l’ambiance feutrée et résidentielle dans lesquelles baignent les ambassades, le clonage tous azimuts de documents règne en maître. Ici, avec un peu d’argent et quelques «connaissances», tout peut s’obtenir, du permis de conduire au carnet d’électeur, en passant par des diplômes d’avocat ou de toubib. et jusqu’à des visas et des passeports.

Le marché est énorme, juteux. Surtout, il est géré et contrôlé par une mafia organisée, qui pourrait bien reléguer au rang de peanuts les quelques visas qu’auraient «généreusement» et «complaisamment» octroyé l’ex- fonctionnaire, toujours sous le coup de l’enquête.

Le paradis des faussaires

L’hiver est précoce en ce début juin à Lima, ville sur laquelle se déverse un petit crachin humide, presque froid. Le chauffeur de taxi hoche la tête, complice, en écoutant le lieu de destination: Azangaro. Une grande avenue, au coeur de Lima, qui mène à la «Plaza de Armas», et d’où partent quantité de petites ruelles, qui offrent pignon sur rue à d’innombrables commerces en tous genres. Des vitrines, pour la plupart, servant en fait d’arrière boutique aux trafics, dans ce paradis des faussaires.

Prix de «gringo»

Les rabatteurs sont déjà au boulot en cette fin de matinée. L’un d’eux ne s’y trompe pas, après moult observations, il s’approche: «Qué buscas?» – que cherches-tu? Après quelques minutes de palabres, l’homme demande de poursuivre un peu plus loin la conversation. Un policier en faction semblait s’intéresser à ce rendez-vous. «Des visas pour l’Espagne, la France, la Suisse ou les Etats-Unis? Nous sommes en mesure de vous les livrer dans les 24 heures», assure-t-il. «Aussi vrais que nature, encore faut-il apporter les passeports».

Rue des faussaires, mais rue de l’arnaque aussi. la méfiance reste de mise. Notre interlocuteur, à peine un peu plus de 20 ans, accepte – après plusieurs téléphones – de montrer un spécimen de visa, made in USA, le plus demandé dans cette partie d’Amérique latine, selon ses dires. Une heure et un café plus tard, un rapide examen avec l’original figurant sur un passeport muni, lui, d’un vrai visa, permet de constater plus que de la ressemblance, du moins pour un oeil non averti. Le prix? 400 dollars! Et pour un visa suisse? Le même, assure-t-il, un éclair de convoitise dans ses yeux. Un prix pour gringo, sans doute.

Non loin de là, d’autres rabatteurs suivent discrètement la discussion, l’air de ne pas y toucher, flairant la possible affaire. L’un d’eux emboîte le pas, laissant quelques mètres de distance entre nous. Suffisamment certain d’être à l’abri d’autres regards, il aborde de front le sujet: «Nous sommes en mesure de vous le faire pour 300 dollars». De sa poche, il exhibe quelques exemplaires de visa, d’Espagne et d’Italie, mais pas celui de la Suisse, qu’il assure pourtant pouvoir obtenir, dans ses «relations» du jiron Azangaro. Au même titre qu’il montre des exemplaires de faux permis de conduire, vendus pour 100 soles, moins de 40 dollars pièce, 12 heures après avoir remis photos et renseignements utiles à son établissement. Finalement, rendez-vous sera pris pour le lendemain. En confiance, Ronny – le nom avancé par le rabatteur – demande de bien vouloir l’appeler sur son portable, une heure avant la rencontre.

En confiance? Pas suffisamment, en tout cas, pour faire des confidences sur le nombre de faux visas émis quotidiennement. A peine daigne-t-il avouer travailler avec des gens habiles. aussi pour nous «procurer» ce dont nous avons besoin». Il n’en dira pas davantage. Le lieu ne se prêtant guère à des vaillances, pour d’improbables confidences.

Les aveux de la police

Dans une enquête consacrée au «phénomène Azangaro», le quotidien de Lima «El Comercio, estime que sur 750 locaux commerciaux recensés dans le coin, 50% servent à des bandes de faussaires organisées. Des chiffres que confirme la police à Lima. Derrière des comptoirs de commerce aux apparences légales se cachent de véritables entreprises d’»impression». A Lima, sous le couvert de l’anonymat, un important fonctionnaire de police ne cache pas l’impuissance de ses services à contrer ce trafic. «Les avancés technologiques permettent aujourd’hui de reproduire sans problèmes passeports, visas ou autres documents officiels quel que soit le degré de difficulté et de technologie», rapporte pour sa part le colonel Angel de Lama, chef de la division des fraudes de la police nationale péruvienne. Selon «El Comercio», le Département de la sécurité interne des Etats-Unis a concédé au Pérou la seconde place au rang des falsificateurs dans le monde. Une sacrée pub pour la carte de visite des faussaires. Washington stigmatise en outre le peu de contrôle exercé à l’aéroport de Lima. Le 10 juin pourtant, une opération policière d’envergure rondement menée bouclait la zone. Elle permettait l’arrestation de 11 falsificateurs.

Azangaro et trafic de la migration: les mafias se remplissent les poches

La mafia du jiron Azangaro est bien plus importante que ce que l’ont veut bien croire ou dire, s’inquiète la presse locale. Selon des estimations avancées par cette dernière, confirmées avec réticence par les autorités, le «clonage», tout trafic confondu, génère mensuellement quelque 15 millions de dollars, qui vont grossir les poches de la mafia locale. Un gâteau que se répartissent principalement trois bandes organisées. Chacune comptant quelque 45 complices. Aux dires de la police, citée par «El Comercio», elles monopolisent ce vaste trafic grâce aux rabatteurs.

15 millions de dollars? C’est cependant bien moins que ce que rapporte un autre gros négoce: celui du trafic de la migration. Selon la Direction d’enquête criminelle, la Dirincri, entre 70 et 100 Péruviens quittent quotidiennement le pays, en toute illégalité, en direction de l’Europe, des Etats-Unis, voire de l’Asie. Un sacré paquet de visas clonés, et de faux passeports, si ça se trouve. Seuls 20 d’entre eux arrivent à destination. D’après la Dirincri, ce trafic rapporte chaque jour 700’000 dollars aux bandes qui se «partagent» cette manne, à raison de 7’000 dollars par candidat au voyage vers un supposé Eldorado.

Pour ce marché là, la Dirincri évalue à 21 les bandes organisées, indépendantes de celles d’Azangaro, qui ratissent Lima et son port Callao. En 2004, seules quatre d’entre elles furent démantelées. Souvent, assure-t- on, ces milieux sont intégrés par des ex-policiers, voire des policiers en fonction, et des ex-membres ou membres de l’émigration.

Derrière ces organisations, certaines agences de voyages servent de vitrine, grâce à des approches alléchantes, souvent relayées par annonces dans la presse, pour des destinations qui vont du Portugal à l’Espagne, de l’Allemagne à la France ou l’Italie, en passant par la Suisse. Des pièges dans lesquels tombent des milliers de personnes, plus de 250’000 chaque année, dit-on, qui se prennent à rêver à une vie meilleure en dollars, en euros ou en francs.

Selon un sondage réalisé par «El Comercio», près de 70% des Péruviens sont en effet disposés à quitter leur pays, si une réelle opportunité se présente, pour trouver de meilleures conditions de vie et de travail. Quitte pour cela à tomber dans les mailles des filets de gens sans loi ni scrupule. C’est sans doute ce qui est arrivé à 43 Péruviens, abandonnés par leurs «guides» au large des côtes du Costa Rica, alors qu’ils voulaient arriver aux Mexique, puis aux Etats-Unis. Ils ont été retrouvés le 29 mai dernier aux abords de l’île de Coco, après avoir dérivé durant plusieurs jours. PR

Encadré

A Lima, l’ambassadeur Beat Loeliger ne veut pas s’exprimer sur l’affaire de l’ex-fonctionnaire, arrêté le 7 mars, aujourd’hui relâché. «L’enquête suit son cours. Les instructions de Berne sont claires, assure-t-il, gentiment mais fermement. Seul le DFAE est autorisé à donner des informations». On n’en saura pas davantage. Ni d’ailleurs au Département fédéral des Affaires étrangères, ni du reste du côté du ministère public de la Confédération (MPC), contactés au retour du Pérou.

A la division des visas, au Consulat, sis dans le même bâtiment que l’ambassade, un fonctionnaire affirme n’avoir pas connaissance de l’existence de faux visas émis sur le marché d’Azangaro. En revanche, il admet de fausses lettres de recommandation, ou encore de faux diplômes et contrats de travail, parfois présentés lors de demandes de visas, qui coûtent 150 soles (un peu moins de 50 dollars). Dans la colonie suisse de Lima, où l’on préfère mettre en garde contre les arnaques, on semble ne pas faire grand cas de la «production» d’Azangaro.

Autre son de cloche à l’Ambassade de France, où un fonctionnaire, désirant garder l’anonymat, n’éprouve guère de réticences à admettre l’existence de ces faux visas, «de bonne qualité», auxquels son pays est parfois confronté. Idem du côté de l’ambassade d’Espagne. Un membre de la section visa assure que cette la pratique est relativement fréquente, avant de se raviser quelque peu. demandant de formuler par écrit les questions. Plusieurs jours plus tard, après un envoi réitéré par courriel, les réponses n’étaient toujours pas arrivées. Le 8 juin enfin, une ressortissante péruvienne était arrêtée à Lima. Elle était en possession de plusieurs passeports portant de faux visas pour l’Espagne. PR

Encadré

Contactée par téléphone, la police des frontières, à l’aéroport de Genève, refuse de dire si ses services ont un jour pris sur le fait une personne munie d’un faux visa. Quant à Philippe Cosanday, du service de presse de la police genevoise, il renvoie à l’Office fédéral de la migration (ODM). Même topo à l’aéroport de Zurich-Kloten. Là, pourtant, un policier admet la difficulté de déceler dans le stress de faux visas. On n’en saura pas davantage, ni du côté de la police zurichoise, où sa porte-parole, Cornelia Schuoler renvoie elle aussi à ce même Office. Qui répond en ces termes: «Le problème des falsifications de visa, notamment en Amérique latine, est connu des autorités, y compris à l’ODM, qui reçoit des informations, notamment, par les autorités douanières». Selon Dominique Boillat, porte- parole de l’Office, les visas délivrés par la Suisse sont de haute qualité et comportent de nombreuses «marques de sécurité». «Ils requièrent une haute technologie et sont très difficiles à imiter». (apic/pr)

23 juin 2005 | 00:00
par webmaster@kath.ch
Temps de lecture : env. 7  min.
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