Ouganda: Le massacre relance le débat sur l’exploitation criminelle du sentiment religieux.
APIC – Eclairage sur l’affaire de Kanungu
Quand le monde s’habitue à la mort en Afrique
Kampala, 3 mai 2000 (APIC) Il s’agit d’un suicide ou massacre collectif par le feu des membres du culte de la «Restauration des dix Commandements de Dieu», le 17 mars 2000, dans une localité reculée du Kigezi, au sud-ouest de l’Ouganda, dans le diocèse de Kabale, et la découverte postérieure de plusieurs fosses communes de cadavres dans des lieux appartenant à des membres de la secte. On compterait environ un millier de morts.
Malgré les gros titres à la une de la presse locale, et les réactions de choc dans le monde, il ne semble pas que l’énormité des événements de Kanungu ait suscité une émotion collective d’horreur bien manifeste dans l’opinion publique en Ouganda: leur couverture par la télévision est minimale, peut-être du fait que les informations arrivent lentement de ce coin reculé du pays et font l’objet de beaucoup de spéculation. Mais aussi on semble avoir pris l’habitude de côtoyer la mort à grande échelle.
En partant de l’est du pays, on rencontre la mort à l’occasion des raids des guerriers traditionnels du Karamoja pour l’enlèvement de vaches dans les ethnies voisines, avec la différence que maintenant ils utilisent les armes modernes pillées dans les casernes de Tororo à la chute du dictateur Idi Amin Dada en 1979. Au nord, on a les exactions de la soi-disant «Armée de la Résistance du Seigneur» de Kony, initialement l’œuvre d’une «prophétesse» d’origine catholique, Alice Lakwena) basée au Soudan et combattant le gouvernement de Joël Museveni, avec la réponse violente de l’armée ougandaise (l’UPDF: Force populaire de défense de l’Ouganda). Celle-ci est également active au Congo (RDC) pour le contrôle des bases d’une autre rébellion, l’ADF (Alliance des forces démocratiques) qui opère dans les montagnes du Rwenzori à la frontière des deux pays. Les enlèvements, viols, pillages et massacres ne se comptent plus.
Au sud, le génocide du Rwanda en 1994, est encore dans toutes les mémoires. A cela il faut ajouter les innombrables victimes du sida enterrées un peu partout dans leurs provinces d’origine. Sans compter les nombreux accidents de la route souvent mortels dus au manque de respect du code de la route et à l’état dangereux de beaucoup de véhicules admis sur les routes grâce à des complaisances des autorités.
Depuis de nombreuses années
Les événements de Kanungu s’inscrivent dans ce contexte. Mais ils font aussi partie d’un climat de développement des mouvements religieux depuis un certain nombre d’années. Dans l’ensemble, ils sont assez récents, de type pentecôtiste, d’origine surtout protestante et américaine, via le Kenya. Idi Amin Dada avaient interdit un certain nombre d’entre eux dans les années 70. En Ouganda, le mouvement de renouveau au sein de l’anglicanisme (les Barokolés, i.e. les sauvés, ou les Born again, i.e. les Chrétiens nés à nouveau), déjà ancien, est assez influent mais reste dans le giron de l’Eglise mère. Issue de l’Eglise Catholique on peut citer la «Legio Maria» dans l’est du pays et au Kenya, une déviation de la Légion de Marie qui elle est très active dans l’apostolat des laïcs du pays.
Un certain Bishaka, un ancien instituteur catholique, a commencé de développer une secte guérisseuse qui s’est étendue dans le sud du diocèse de Hoima et le nord-est du diocèse de Fort Portal depuis les années 80. Il y a eu aussi plusieurs soi disant visionnaires dans les diocèses de Masaka et de Mbarara, prétendant avoir reçu une mission de la Vierge Marie.
Le mouvement de «Restauration des Dix Commandements de Dieu» a commencé dans le sillage de tels visionnaires et a été rejoint par trois prêtres du diocèse de Mbarara. Ils ont été suspendus par l’évêque du lieu qui avait également interdit le mouvement. L’un d’entre eux, un prêtre plus âgé, s’est ensuite réconcilié avec l’Eglise. Les informations ne sont pas claires sur les parcours personnels des dirigeants de ce mouvement (Joseph Kibwetere, Dominico Katalibabo, Joseph Marie Kasapurari, Keledonia Mwerinde).
Au départ, le mouvement se voulait un mouvement de renouveau au sein de l’Eglise catholique, avec des pratiques rigoureuses de prières et d’ascèse, et la conviction d’un pouvoir de guérison de malades. Il semblerait que l’approche de l’an 2000 ait activé l’aspect millénariste de la secte, surtout après sa condamnation. Il faut dire que le même message de proximité de la fin du monde est aussi véhiculé par les Adventistes de Septième Jour assez actifs dans l’ouest du pays.
Eglise minée par de tels excès?
Malgré la publicité donnée par les média aux événements de Kanungu, il ne faut pas croire que l’ensemble de l’Eglise est minée par de tels excès. Il y a dans l’Eglise un renouveau charismatique très actif et suivi par la Conférence épiscopale qui lui fournit des prêtres accompagnateurs et des directives contre de possibles débordements. Quelques années plus tôt, la dévotion à saint Jude, patron des causes perdues, s’était répandue très rapidement un peu partout dans le pays, avec une tendance charismatique et semble maintenant avoir été supplantée par le renouveau charismatique actuel. Enfin le centenaire de la mort des martyrs de l’Ouganda en 1986 a redonné un second souffle à l’Association des Martyrs (Abakaiso) qui opère des «miracles» de conversion avec autodafé des objets du culte animiste traditionnel, en particulier dans le secteur où Bishaka avait fait beaucoup d’adeptes.
Pour expliquer un peu l’arrière plan de ce qui s’est passé, on peut avancer les points suivants: tout d’abord, il faut reconnaître l’état de pauvreté du pays, l’insécurité, la corruption, la détérioration des services, en particulier les services médicaux et l’éducation (due sans doute à la pression des organismes internationaux par les programmes d’ajustement structurel pour le paiement des dettes extérieures et l’octroi de nouveaux prêts). La guerre dans le nord et l’ouest du pays mobilise beaucoup d’énergie et de fonds et empêche le développement. Les efforts récents de la politique de l’UPE (Education Primaire Universelle Ou Ecole Primaire pour tous) avec tous les problèmes de sa mise en œuvre par insuffisance de fonds, n’ont pas encore résorbé l’inquiétude et l’incapacité des familles vis à vis de l’avenir de leurs enfants. Ce sentiment d’impuissance crée un besoin de se rattacher à des certitudes nouvelles, à des signes miraculeux, à des espérances surnaturelles.
En même temps on a un renouveau de notoriété de guérisseurs traditionnels et herboristes qui ont de plus en plus pignon sur rue. Par exemple, ils font de la publicité et vendent leurs produits ouvertement sur le marché, tandis que le gouvernement lance une initiation des étudiants en médecine sur les méthodes traditionnelles de guérison. Plusieurs religieux et prêtres combattent les pratiques païennes en proposant les remèdes traditionnels sans implications rituelles des guérisseurs. On fait confiance aussi à la prière et à l’impression des mains, souvent au dépens de la médecine moderne qui manque de moyens et coûte trop cher.
Une vision manichéenne
Derrière toutes ces activités il y a une vision du monde quelque peu manichéenne pour laquelle les esprits mauvais sont la cause des désordres physiques et mentaux, et l’antidote se trouve dans les dons de l’Esprit Saint qui ne sont pas réservés à la hiérarchie. Même la théologie du mouvement charismatique va dans ce sens. Est-ce l’inculturation du message chrétien?
C’est peut-être une des raisons pour lesquelles l’Eglise ne semble pas avoir de réponse aux attentes d’une population bourrée d’incertitude et dans le besoin d’une religiosité plus adaptée. La place de la dévotion à la Vierge Marie, en particulier, si proéminente dans la tradition catholique en Ouganda, aurait besoin d’une bonne mise à jour. Mais l’Eglise apparaît comme trop préoccupée d’elle-même et centrée sur la mise en place de ses infrastructures: projets d’autosuffisance, formation de son personnel, défense de son école et de ses services médicaux, Banque du Centenaire, initiatives dans les média.
A la base, la répercussion de ces efforts laisse encore beaucoup à désirer. Dans une situation de crise, l’Eglise semble se replier sur elle-même. Même les évêques, qui étaient en retraite quand les événements de Kanungu se sont produits, l’ont implicitement reconnu dans leur lettre collective à ce sujet: «La première réaction est pour nous tous, de demander pardon à Dieu pour le manque de clarté qu’il a pu y avoir dans notre direction de nos chers frères et sœurs, de notre part, les évêques, les prêtres, les religieux et les laïcs de notre communauté catholique».
Il faut rappeler aussi que Kanungu se trouve dans le diocèse de Kabale qui se remet seulement d’une grave crise interne pendant laquelle clergé, religieux, catéchistes et chrétiens en général se sont opposés sur une base ethnique et l’évêque a dû donner sa démission pour être remplacé par un évêque canadien. L’Eglise y a été très affaiblie et l’œuvre de réconciliation et de guérison des mémoires est encore fragile.
A cela s’ajoute une lecture fondamentaliste de la Bible, très forte dans le peuple chrétien. Depuis le Concile la diffusion de la Bible, en traductions oecuméniques la plus part du temps, a été extraordinaire. Mais elle n’a pas été accompagnée d’une formation suffisante des chrétiens. Cela est vrai aussi des protestants, et cela rejoint la compréhension du Coran chez les musulmans. De là l’interprétation littérale de la Bible, et la lecture millénariste des prophètes et de l’Apocalypse.
Retour en arrière
En même temps les vieilles perspectives traditionnelles du paganisme refond surface, en particulier la peur des influences occultes. Une certaine élite cultivée veut promouvoir le retour à la tradition contre les religions importées. Dans son homélie à la célébration du jubilé des missionnaires, le 20 février 2000, à Kinungu, le lieu du débarquement des premiers Pères Blancs, près d’Entebbe, le cardinal Wamala a fustigé ce retour en arrière, allant jusqu’au satanisme et au sacrifice d’enfants. De fait, la presse n’a jamais manqué de publier les enlèvements d’enfants et la découverte de leurs cadavres mutilés. Il y a quelques années, il y a eu un commerce de têtes avec le Congo. Cela expliquerait que les meurtres liés à la secte de la «Restauration des Dix Commandements de Dieu» aient pu passer inaperçus pendant plusieurs mois.
La loi du silence pèse sur les lèvres d’une population qui se sent menacée de toute part. Les événements de Kanungu, comme aussi les bavures du personnel d’Eglise tant protestant que catholique (abus sexuels, corruption, détournements de fonds,…) relancent le débat sur l’exploitation criminelle du sentiment religieux.
Un aspect politique des choses est peut-être à prendre en compte. Il fait l’objet de débats dans la presse depuis le 17 mars, en même temps que des attaques renouvelées contre l’Eglise catholique. Déjà «l’Armée de la Résistance du Seigneur» de Kony a une tradition de lien avec des pratiques païennes. La jeunesse désemparée est une proie facile pour les promesses de la rébellion opposée à Museveni. De même beaucoup de pauvres expriment leur refus de la situation actuelle en rejoignant les rangs des mouvements religieux, orthodoxes ou non. Un aspect que la presse ne manque pas de signaler c’est que les événements récents se passent surtout dans l’ouest du pays d’où vient Museveni. L’administration et les services de renseignement sont accusés d’avoir été silencieux suer les agissements d’un groupe sur lequel existe un rapport fait par une autorité locale. Incompétence? Collusion?
Au total une scène complexe et il n’est pas facile de donner une explication adéquate. Mais ce qui est sûr c’est que l’image de l’Ouganda, perle de l’Afrique, pays dit chrétien à 80%, est à nouveau ternie aux yeux du monde. (apic/com/mk/be/pr)