Anik Sienkiewicz: «Chercher la vérité avant de convaincre la majorité»
Docteure en philosophie médiévale, Anik Sienkiewicz est, depuis mars 2022, la nouvelle collaboratrice scientifique pour la Commission de bioéthique de la Conférence des évêques suisses (CBCES), à Fribourg. Un mandat de «pont entre l’Église et la société», considère-t-elle.
Depuis le 1er mars 2022, Anik Sienkiewicz occupe le poste de collaboratrice scientifique à la Commission de bioéthique, un organe consultatif de la Conférence des évêques suisses (CES). Son mandat est un mi-temps qu’elle partage actuellement, sous forme de passage de témoin, avec Stève Bobillier, jusqu’au départ de celui-ci, à la fin de l’été. Interview.
Cath.ch: Comment vos études de philosophie médiévale vous ont-elles conduite à la commission de bioéthique de la CES?
Anik Sienkiewicz: Durant mes études, je me suis beaucoup penchée sur les réflexions des théologiens du Moyen-Âge, qui procédaient par ‘disputatio’ (dispute, débat). Avant de se prononcer sur une question particulière, ils présentaient les arguments ‘pour’ et les arguments ‘contre’, puis procédaient à une synthèse. J’étais admirative devant ce souci philosophique de fonder l’argumentation sur un raisonnement éclairé, prenant en compte les deux versants d’une thèse avant d’expliquer les raisons qui permettaient de se prononcer en faveur de l’un ou de l’autre.
«Je vois le travail auprès de la commission de bioéthique comme le prolongement de mes intérêts philosophiques»
Tout au long de mon doctorat, j’ai eu de plus en plus envie d’approfondir ces questions, qui traitaient tant de physique, de métaphysique que d’éthique, et de les soumettre, lorsque la méthodologie proprement dialectique permettait conjointement et de corroborer et d’infirmer une même thèse, à la lumière de la foi catholique. Je vois le travail de recherche auprès de la commission de bioéthique comme le prolongement de mes intérêts philosophiques.
Comment s’organise votre mandat de collaboratrice scientifique?
Mon rôle est d’organiser et d’assurer le suivi des différents thèmes et dossiers que la commission va étudier. Comme les membres sont spécialisés notamment en théologie, médecine, droit et éthique, les échanges sont fructueux et les remises en question très fréquentes.
Ainsi, un point de doctrine ancré et apparemment hors de doute peut se voir retravaillé de fond en comble. Cela peut être, d’une part, en raison des avancées technologiques et médicales, ou d’autre part en raison de confrontations nouvelles dans le domaine de la pastorale.
Selon les thèmes, n’est-ce pas complexe, voire impossible, de concilier la position de l’Église et celle de la société?
C’est souvent très difficile, mais c’est aussi ce qui rend ce travail passionnant. Tout en gardant à l’esprit que notre rôle n’est pas de convaincre une majorité, mais de rechercher la vérité.
Même si, à certains égards, les changements sont nécessaires et que leurs fruits peuvent apporter beaucoup à l’Église, le but de la commission n’est pas de remettre en doute les fondements ni de relativiser l’enseignement catholique, mais de renforcer, par un examen rationnel et pluridisciplinaire, les doctrines bâties sur la vérité de la foi. La commission de bioéthique se veut un pont entre l’Église, ses questionnements très spécialisés et peu accessibles, sa rigueur apparente, et la société, ses attentes légitimes et sincères, ses appréhensions et ses doutes.
Comment décririez-vous ce ‘pont’?
Ce pont relève d’une aptitude à communiquer en vulgarisant sans simplifier à outrance, en étant à l’écoute de tous sans relativiser la vérité enseignée par le Christ. Il est important que les fidèles et ceux qui se sont éloignés de leur vie de foi sachent que l’Église se préoccupe intensément des questions de bioéthique non seulement dans leur teneur doctrinale et théorique – froidement, pourrait-on dire –, mais encore dans leurs implications très concrètes et tangibles sur les destinées individuelles.
Est-ce que vous diriez que d’avoir la foi est une aide pour effectuer votre «mission»?
Oui, sans aucun doute. Ma foi donne de la cohérence à mon travail. Dans l’absolu, je pourrais aborder les questions avec une posture neutre, voire extérieure. Mais il ne s’agit pas uniquement de force argumentative. Comme je l’ai dit, il est possible d’argumenter pour tout et son contraire. Ainsi, la raison qui n’est pas guidée par quelque chose de plus élevé est capable de tout. Or tout ne mène pas vers le bien.
«Il me tient à cœur de défendre la position de l’Église catholique dans toute sa bienveillance à l’égard de la vie»
Si l’on parle de «mission» au sein de la commission de bioéthique, je crois pouvoir dire que ce qui me tient à cœur est de défendre la position de l’Église catholique dans toute sa profondeur, sa beauté et sa bienveillance à l’égard de la vie et pour que cette vie serve à se rapprocher toujours davantage de Celui de qui nous la tenons.
Avez-vous une thématique qui vous a particulièrement marquée?
Je suis très sensible à la question du suicide assisté et à la banalisation de ce type de mort à l’heure actuelle. Je trouve ce phénomène effrayant, car sous couvert de liberté individuelle, de «vie digne» et d’une autodétermination qui semble oublier que l’homme n’est pas une entité absolue, mais par essence en relation, se donner la mort prendrait presque les allures d’un acte responsable et solidaire vis-à-vis de ceux qui devront s’occuper de nous. Disparaître plus vite pour n’être à la charge de personne, c’est à cela qu’une publicité omniprésente et une «mort digne» proposée par certains établissements médico-sociaux finissent par enjoindre les personnes déjà fragilisées par l’âge et la maladie.
Dans un tout autre registre, ce que l’Église catholique dit de la procréation médicalement assistée (PMA) m’intéresse également beaucoup. Quand j’ai commencé à me plonger davantage dans ses enseignements, j’en ai saisi la cohérence et les raisons et aujourd’hui, je peux en parler comme de la beauté d’une exigence. Mais je suis consciente que le sujet reste très délicat, et en particulier pour les couples qui ne n’arrivent pas à avoir d’enfants. Personne ne souhaite, a priori, procréer artificiellement. Mais faut-il le faire parce que la science le permet? Et la production d’embryons en surnombre reste éthiquement très problématique.
Comment s’est passée votre entrée en fonction dans le contexte des votations fédérales du 15 mai sur le don d’organes?
Je me suis retrouvée directement au cœur de l’action. Je donnais une première interview après deux semaines d’engagement. L’Église catholique était favorable au don d’organes, mais elle voulait éviter le ‘consentement présumé’ [objet de votation, ndlr]. En privilégiant une déclaration d’intention obligatoire, l’Église avait à cœur de permettre à la population d’être sensibilisée, de se positionner et de pouvoir exprimer sa véritable intention de ‘donner’, évitant ainsi les inconvénients éthiques et augmentant le taux de dons grâce à une meilleure connaissance de la volonté de chacun.
Après la votation, et même si le consentement présumé a été accepté, la Commission de bioéthique suggère de reconsidérer le système de déclaration obligatoire. Celui-ci viendrait compléter le modèle du consentement présumé en précisant la manière dont la population devra être informée de la modification de la loi sur la transplantation.
Quels sont les prochains dossiers qui vous attendent?
La question du genre est très actuelle. Avec la nouvelle réglementation facilitant l’inscription du changement de sexe dans le registre d’état civil, dès le 1er janvier 2022, il n’est plus exigé qu’une «conviction intime» pour modifier son inscription. Comme l’accès à bon nombre de fonctions ecclésiales reste réservé aux hommes, qu’adviendra-t-il lorsqu’une femme, devenant homme, souhaiterait accéder à la prêtrise? A l’inverse, comment procéder si un membre du clergé de sexe masculin veut changer de sexe? Pourra-t-il continuer d’exercer sa fonction après sa transformation?
Y a-t-il des thèmes plus importants que d’autres à la commission de bioéthique?
Je compte aborder chaque futur dossier avec le même zèle et le même enthousiasme, car chaque problématique de bioéthique revêt ce même caractère urgent: dans chaque cas, c’est la vie humaine qui est en jeu, qui se trouve plus ou moins bien protégée ou plus ou moins sacrifiée à d’autres intérêts. Cependant, il me paraît important d’accepter que le temps est un paramètre nécessaire dans l’étude de ces questions, qu’il faut agir dans la durée, sans précipitation et sans céder aux revendications parfois réductrices de la société.
«Il me paraît important d’accepter que le temps est un paramètre nécessaire dans l’étude de ces questions»
En effet, il en va d’un bien plus élevé et peut-être moins directement visible que le bien-être immédiat. Ce bien plus élevé force parfois à prendre un autre chemin, celui de l’attente, de la prière et d’une confiance grandissante dans des grâces auparavant inespérées. Cet autre chemin est d’autant plus difficile à emprunter que les avancées spectaculaires de la science et de la médecine repoussent toujours plus loin les limites du possible. (cath.ch/gr)
Anik Sienkiewicz
Originaire de Commugny (VD), Anik Sienkiewicz est arrivée à Fribourg en 2003 pour ses études universitaires. Après une année en faculté bilingue de droit, elle s’oriente vers les lettres, littérature et linguistique françaises, psychologie et philosophie. Après le bachelor, elle effectue un master en philosophie médiévale. Elle a également enseigné pendant un an les langues et l’histoire dans un cycle d’orientation du canton de Berne et a travaillé dix mois en Argentine dans la section culturelle d’une agence de placement d’étudiants. Elle a conduit une thèse en philosophie médiévale – le rapport au lieu de la substance spirituelle chez les franciscains de la fin du XIIIe siècle – dans le cadre d’un projet doctoral du Fonds national suisse (FNS). Domiciliée dans le canton de Fribourg, Anik Sienkiewicz est mariée et mère de quatre enfants. GR
Des changements dans la Commission de bioéthique
Président de la CBCES, le professeur de philosophie Bernard Schumacher vient d’annoncer un renouvellement des membres au sein de la commission: «La commission de bioéthique accueille deux nouveaux membres, le dr. théol. Stefan Buchs, spécialiste de l’éthique médicale, et le dr. phil. Stève Bobillier, ancien collaborateur scientifique de la commission. La commission remercie également deux membres sortants, le Frère Michel Fontaine et le Père Roland Graf, pour leur précieuse collaboration et leurs contributions fructueuses après respectivement 10 ans et 14 ans de service». COM/GR