L'abbé Boniface Bucyana (à g.) et Wenceslas Rémié ont été les chevilles ouvrières du livre sur Mgr Perraudin | ©Maurice Page
Suisse

André Perraudin, un Valaisan au pays des milles collines

Vingt ans après sa mort, la figure de Mgr André Perraudin (1914-2003), évêque suisse au Rwanda, offre encore un témoignage de liberté et de vérité. C’est au moins la conviction de l’Association des amis de Mgr Perraudin qui vient de faire paraître un recueil de témoignages sur la vie de ce fils de paysan du Val de Bagnes au pays des mille collines.

L’abbé Boniface Bucyana et Wenceslas Rémié ont été les chevilles ouvrières de ce projet. Ils ont tous les deux bien connu Mgr Perraudin qui a été décisif dans leur parcours de vie. Etablis en Suisse depuis une trentaine d’années, ils jettent aussi un regard inquiet sur la société et l’Eglise de leur pays d’origine. cath.ch les a rencontrés à Lausanne.

Cet ouvrage intitulé: Mgr André Perraudin (1914-2003) un Suisse évêque au Rwanda, hier et aujourd’hui n’est pas un livre d’histoire.
Wenceslas Rémié: Notre choix est resté celui du recueil de témoignages de gens qui ont connu et côtoyé Mgr Perraudin. Il ne s’agit pas d’une synthèse historique, mais plutôt d’éléments qui peuvent contribuer à sa construction. Nous voulons faire découvrir sous divers angles qui a été André Perraudin.

Mgr André Perraudin a été actif au Rwanda durant une cinquantaine d’année | DR

Outre les témoignages personnels, le livre contient aussi des chapitres d’analyse plus politiques.
WR: Oui, nous avons aussi voulu avoir quelques articles de fond sur la situation ecclésiale, sociale et politique du Rwanda, à l’époque de Mgr Perraudin et aujourd’hui.

Vous expliquez d’abord que Mgr Perraudin n’avait pas du tout la mentalité de colon que certains missionnaires belges avaient conservée.
Boniface Bucyana: Je n’emploierais pas ce terme de colon qui est trop politique. Le but de Mgr Perraudin était celui d’une charité fraternelle sans frontières, sans exclusion, sans discrimination. La plupart des missionnaires présents au Rwanda étaient des Belges appartenant donc à la nation colonisatrice. Comme Suisse et Valaisan, André Perraudin n’était pas lié à cette appartenance. Un de ses premiers gestes prophétiques a été en 1956 d’être le premier évêque blanc à se faire ordonner par un évêque noir.

«Pour un jeune garçon noir, se faire servir par un évêque blanc était quelque chose d’assez inouï.»

WR: Plusieurs exemples concrets montrent comment Mgr Perraudin a lutté contre les discriminations. Il n’a pas toléré que les sœurs bernardines se divisent en deux groupes, l’un pour les blanches et l’autre pour les noires. A son arrivée à l’évêché de Kabgayi, il a immédiatement aboli la pratique qui voulait que les missionnaires blancs mangent au grand réfectoire pendant que le clergé noir se nourrissait dans une autre salle avec un autre menu. Il recevait tout le monde.
Lorsque j’étais petit séminariste, il nous accueillait personnellement et se levait lui-même pour aller chercher le repas à la cuisine et nous servir. Pour un jeune garçon noir, se faire servir par un évêque blanc était quelque chose d’assez inouï que je n’ai  jamais vécu chez un évêque rwandais.

Mgr Perraudin et Mgr Thaddée Nsengiyumva, assassiné lors du génocide de 1994, entourent le pape Jean Paul II | © AMP

BB: Alors que j’ai vécu durant six ans à l’évêché de Kabgayi, lorsque j’arrivais à table, il était le seul qui me disait bonjour et demandait de mes nouvelles. Face aux autres missionnaires, je me sentais comme un étranger alors que j’étais chez moi au Rwanda ! Mgr Perraudin ne tolérait pas non plus les discriminations entre Rwandais eux-mêmes tutsis et hutus.

Lorsqu’il arrive à l’épiscopat, la situation politique et sociale du Rwanda est assez tendue.
WR: Oui cela d’autant plus qu’avant lui la politique générale de l’Eglise avait privilégié les tutsis considérés comme une élite. Les missionnaires belges estimaient qu’il fallait en priorité convertir les tenants du pouvoir pour ensuite faire suivre la masse populaire. Lorsque Mgr Perraudin arrive avec sa mentalité suisse très attachée à la démocratie directe et à la doctrine sociale de l’Eglise qu’il enseigne, il change de paradigme. Evidemment cela ne pouvait pas plaire à la minorité dominante. C’est tout le contexte de la décolonisation.

BB: Le Rwanda de l’époque était une société que l’on pourrait qualifier de féodale. Mais dans ces années 1950-1960, de plus en plus de gens se rendent compte que ce n’est pas la noblesse du sang qui donne le droit au pouvoir et aux privilèges. L’école a permis à de nombreux Rwandais hutus d’acquérir les outils pour analyser cette situation d’injustice et la dénoncer.

WR: Le Rwanda conservait une double organisation: coloniale et traditionnelle c’est-à-dire avec un roi et des seigneurs locaux. Au début, l’Eglise a adopté ce schéma. Le grand problème sera lorsque Mgr Perraudin, et d’autres avec lui, y compris tutsi, remettra en cause ce système. C’est de là que son fameux mandement de carême Super omnia caritas (qui est sa devise épiscopale NDLR) de 1959 découle.

 »On doit à Mgr Perraudin d’innombrables infrastructures: écoles, centres de santé, hôpitaux, centres nutritionnels, coopératives agricoles, Caritas nationale etc.

Ce texte est considéré par certains comme une des bases idéologiques du génocide des tutsis 35 ans plus tard, après divers massacres dans les années 1960-1970.
BB: Les gens honnêtes qui reliront ce mandement, que nous donnons dans les annexes du livre, n’auront en fait aucun argument dans ce sens. Il ne contient que des éléments tout à fait habituels pour ce genre de document, appelant au respect de la dignité humaine, à la justice et à l’amour du prochain. C’est un pasteur qui parle à ses ouailles auxquelles la classe dominante appartient aussi.
WR: Cette lettre pastorale ne sort absolument pas de la doctrine sociale de l’Eglise du moment. A mon avis, ces gens cherchent surtout à s’attaquer à l’Eglise et à sa hiérarchie d’autant plus que Mgr Perraudin est un étranger.

La cathédrale de Kabgayi, au Rwanda | © Flickr A Geerinckx CC-BY-SA-2.0

Mgr Perraudin aura aussi un rôle important pour le développement du Rwanda.
BB: On lui doit d’innombrables infrastructures: écoles, centres de santé, hôpitaux, centres nutritionnels, coopératives agricoles, Caritas nationale etc. Il a fait venir dans le pays un grand nombre de congrégations actives entre autres dans l’enseignement et la santé. Plus tard le diocèse de Kabgayi sera très actif pour l’installation de panneaux solaires.
WR: On disait de lui qu’il avait la ‘maladie de construire’. Mais pour lui une église et une paroisse étaient un centre de rayonnement à partir duquel partaient toutes les activités de développement. On pourrait par exemple parler des ‘banques de vaches’. Un paysan recevait une vache à condition de remettre son premier veau à la banque qui le donnait à un autre paysan. Il prônait un développement solidaire venant de la base.

«Nous avons une Eglise endormie, anesthésiée, à la solde de son chef, le cardinal Kambanda qui s’est fait le protecteur et le chantre du régime du président Kagame.»

Vous racontez aussi comment il soigne la relation personnelle directe.
BB. Mgr Perraudin ne tapait pas à la machine mais passait une partie des nuits à écrire à la main à de nombreux correspondants tantôt pour donner des nouvelles, pour décrire une situation ou solliciter une aide, beaucoup pour remercier. Si on arrivait à rassembler toutes les lettres ou les cartes qu’il a écrites, le volume serait énorme.

Comment l’héritage de Mgr Perraudin subsiste-t-il?
BB: On ne peut pas évacuer l’héritage physique et matériel comme les centres de santé. Mais aujourd’hui je déplore une passivité certaine de l’épiscopat.
WR: Nous avons une Eglise endormie, anesthésiée, à la solde de son chef, le cardinal Kambanda qui s’est fait le protecteur et le chantre du régime du président Kagame. Lorsque le président interdit aux fidèles d’aller prier à Kibeho (lieu d’apparitions mariales NDLR) ou ferme des églises, comme cela a été le cas récemment, les prélats ne bougent pas. De même lorsque le gouvernement affirme vouloir taper l’Église et les ONG au porte-monnaie. On n’entend aucune voix qui émerge. L’Église bat sa coulpe pour tout et n’importe quoi. Elle n’est plus du tout une conscience publique pour rappeler leurs devoirs aux dirigeants.
BB: On se retrouve pour ainsi dire à l’époque de Mgr Perraudin. Si les gouvernants se prennent pour l’État, il est logique qu’ils pensent qu’en se servant, ils ont servi l’état.  

«Chez nous, la marmite bout longtemps avant d’exploser. Les gens ont trop longtemps ‘tu ce qui les tue’.»

N’est-ce pas l’opinion un peu amère d’exilés nostalgiques? 
WR: Non, un des chapitres les plus critiques vient de quelqu’un qui vit toujours au Rwanda. En tant qu’exilé depuis trente ans, je ne me permettrais pas de parler de certains sujets.
BB: Je suis en Suisse et je ne veux pas trop parler de politique, mais j’entends les cris des gens au Rwanda. Je sais que des gens souffrent en silence sans pouvoir s’exprimer. Ils n’ont même pas le droit de se plaindre !

Taire et cacher les choses ne font-ils pas partie aussi de la mentalité rwandaise? 
BB: Oui en partie. Cela remonte à notre histoire déjà lointaine avec un système d’allégeance au roi. Un proverbe disait: ›La vérité, tu dois t’en servir pour mieux soigner ton statut de serf.’ Chez nous, la marmite bout longtemps avant d’exploser. Les gens ont trop longtemps ›tu ce qui les tue’. Ensuite, le persécuté devient persécuteur.
WR: A un moment donné, à l’époque de Perraudin et du président Habyarimana, les journaux Kinyamateka  et Dialogue avaient un ton assez libre, mais le couvercle a été vite refermé.  

Mgr André Perraudin a été actif au Rwanda durant une cinquantaine d’année | DR

Le Rwanda affiche un développement remarqué et une stabilité politique qui semblent enviables.
BB: Le développement se concentre sur la façade et la vitrine qu’est Kigali, mais toutes les grandes réalisations sont dans les mains d’un seul homme. Si l’on va dans l’arrière-pays, la situation n’est pas du tout la même et la pauvreté reste grande. Une autre question est que Kigali s’est construite sur les revenus des matières premières que le Rwanda va ›pomper’ au Congo voisin.
WR: A Kigali, les feux rouges donnent les secondes d’attente restantes pour les piétons. Formidable, mais c’est un choix politique souvent au détriment de l’arrière-pays.

Dans ce contexte, comment votre livre pourra-t-il être reçu au Rwanda?
WR: Beaucoup l’attendent et le veulent. Nous pensons qu’il pourra être diffusé discrètement, probablement sous le manteau . Il y a évidemment aussi la question des coûts. Il faut considérer que plus de vingt ans après la mort de Mgr Perraudin on devrait être capable de prendre la distance nécessaire. Le message de Mgr Perraudin n’est pas dans l’histoire du passé, il est aussi pour le présent et l’avenir.
BB: J’aimerais dire à l’Église du Rwanda: ›Vous avez reproché à Mgr Perraudin d’avoir parlé. Ne vous reprochera-t-on pas un jour de n’avoir rien dit?» (cath.ch/mp)

L'abbé Boniface Bucyana (à g.) et Wenceslas Rémié ont été les chevilles ouvrières du livre sur Mgr Perraudin | ©Maurice Page
4 février 2025 | 17:00
par Maurice Page
Temps de lecture : env. 7  min.
André Perraudin (3), génocide (47), hutu (1), Rwanda (54), Tutsi (1)
Partagez!