Alep: les Franciscains redonnent un nom aux enfants de djihadistes
3 à 5’000 enfants, orphelins sans identité, nés dans la partie orientale de la ville d’Alep, errent dans les ruines de l’ancien poumon économique de la Syrie. L’Association suisse de Terre Sainte (ASTS) a invité la Milanaise Teresa Cinquina le 16 septembre 2019 à Fribourg pour parler de l’avenir incertain de ces enfants abandonnés par les djihadistes lors de la libération de la ville en décembre 2016.
L’hôte de l’ASTS a d’abord décrit les conditions très précaires dans laquelle vit la population de la seconde ville de Syrie, dans un pays où une bonne partie des infrastructures, des écoles et des hôpitaux ont été détruits ou gravement endommagés. 85 % des 18,2 millions d’habitants actuels de la Syrie (en 2011, avant la guerre, le pays comptait plus de 20 millions d’habitants) n’ont pas accès à l’eau potable ou à des installations sanitaires intactes. Plus de 80 % de la population vit en-dessous du seuil de pauvreté, une situation encore aggravée par l’embargo pétrolier américain sur l’Iran, allié du gouvernement de Damas.
Faim et pauvreté en rapide augmentation
«Il y a peu d’électricité, le coût des transports a augmenté, comme tous les prix. Un kilo de café vaut désormais 20 dollars, alors que le salaire moyen est de 50 à 80 dollars… S’il n’y a plus de bombardements, la faim et la pauvreté sont en rapide augmentation».
Depuis un an, des chrétiens et des musulmans ensemble, emmenés par le Père Firas Lutfi, directeur du Franciscan Care Centre d’Alep, développent le programme ‘Un nom et un avenir‘. Ce projet, en accord avec les chefs musulmans et les autorités civiles, est destiné aux enfants nés à Alep-Est alors que cette partie de la ville était sous le contrôle de factions armées islamistes. Pendant quatre ans, Alep a été soumise à des bombardements constants: le front traversait le centre de la ville, qui est détruite à 70%.
Une population crucifiée
«Le programme ‘Un nom et un avenir’ vient en aide à des enfants de djihadistes restés avec leur mère alors que leur père était évacué des quartiers Est par des ‘couloirs de sécurité’ vers les zones encore sous leur contrôle, à des enfants traumatisés nés à la suite de viols et de violences…», souligne Teresa Cinquina, de l’association franciscaine pro Terra Sancta de Milan. La jeune Italienne connaît bien la région: elle a notamment étudié à l’Université d’Amman, en Jordanie, et parle couramment arabe.
Teresa montre une photo d’un Christ aux bras sectionnés par une rafale de mitraillette, dans le quartier aleppin de Midan. Cette statue criblée de balles par des djihadistes est pour elle «le symbole des chrétiens de Syrie et aussi de toute la population», crucifiée par tant d’années de guerre et de destruction, qui ont porté atteinte au plus profond de l’être humain.
Le Coran ne connaît pas l’adoption
«Ces enfants n’ont pas d’état civil et n’ont pas de nom. Ils n’ont pas fréquenté l’école, ils ont seulement dû réciter le Coran, sans rien apprendre d’autre. Ils n’ont pas de base en mathématiques, en histoire, en géographie… Que vont devenir ces enfants, aujourd’hui âgés de 3 à 8 ans, si personne ne s’en occupe ?», se demande Teresa Cinquina. Le programme tente de récupérer ces enfants à la dérive, notamment en leur procurant une famille qui pourra prendre soin d’eux. En islam, le Coran interdit l’adoption et en principe un enfant musulman ne peut porter un autre nom que celui de son père biologique !
Les Franciscains, malgré la méfiance de ces femmes musulmanes – elles ont souvent mis du temps avant de dévoiler leur visage ! – ont obtenu l’accord des autorités islamiques d’Alep pour que des familles accueillent ces enfants orphelins et leur donne leur nom. «Evidemment, précise Teresa Cinquina, il y a la peur du prosélytisme, mais les familles qui recueillent ces enfants sans nom ne peuvent être que musulmanes… ”
Les «enfants du péché»
Même si ces enfants «adoptés» – déjà une centaine depuis le début du programme en 2018 – ne pourront pas, selon le droit islamique, hériter de leurs nouveaux parents, ils pourront tout de même faire leur vie, être inscrits à l’école, étudier. Car dans cette culture traditionnelle, les enfants sans parents connus sont considérés comme des «enfants du péché», et n’ont pas de perspectives d’avenir. «Le nom est extrêmement important, et leur en procurer un est déjà un pas immense dans cette société».
Ce programme va durer encore plusieurs années, car il ne suffit pas de placer des enfants dans une famille qui va les accueillir et la laisser sans accompagnement. «C’est un investissement à long terme, mais cela vaut la peine: ces enfants de djihadistes, qui n’ont connu dans leur enfance que la violence, les bombardements et la pénurie, se souviendront un jour de ceux qui les ont aidés. C’est uniquement ainsi que l’on peut construire un avenir de paix et de coexistence». Teresa Cinquina le croit ardemment: ces enfants sont une source d’espérance et le mal, en Syrie, n’aura pas le dernier mot! JB
Une amitié née sous les bombes
Le projet du Père Firas Lutfi, franciscain de la Custodie de Terre Sainte, a vu le jour avec le soutien de Mgr Georges Abou Khazen, vicaire apostolique d’Alep, également franciscain, et du psychologue Binan Kayyali. Le Père Firas a pu le réaliser ce travail avec ces enfants musulmans abandonnés grâce une profonde amitié avec Mahmoud Akkam, mufti d’Alep, le premier à avoir pris conscience de cette grave urgence sociale. Cette amitié réciproque est née sous les bombes, alors que des familles musulmanes fuyant les bombardements étaient accueillies dans des locaux de l’Eglise.
Les enfants abandonnés à Alep-Est, enfants de djihadistes, enfants du viol, n’ont pas d’existence: c’est un problème souvent caché pour ne pas créer de scandale. Les enfants et leurs mères ne reçoivent aucune assistance de la part de l’Etat. Ils sont perçus avec hostilité parce qu’ils sont considérés comme des «enfants du péché» et ils ne sont pas inscrits au registre des naissances. Ils vivent souvent dans des conditions terribles. Ils sont marginalisés par tout le monde et ils ont besoin de tout: de la nourriture, de l’eau, mais aussi d’une réhabilitation psychologique et sociale. JB
Soutien de l’Association suisse de Terre Sainte
Le projet «Un nom et un avenir» a été choisi pour l’Action d’automne annuelle de l’Association suisse de Terre Sainte. L’ASTS, qui tenait son assemblée générale le 16 septembre 2019, a financé une trentaine de projets en 2018 pour un montant de près d’un demi-million de francs. Elle soutient des projets d’utilité publique dans les domaines de la formation, de la santé et du travail social en Palestine, Israël, Liban, Syrie, Egypte et Irak. Sur mandat de la Conférence des évêques suisses, l’ASTS organise et gère la Quête de la Semaine sainte dans les paroisses de Suisse. La moitié de la somme récoltée va à la Custodie franciscaine de Terre sainte et l’autre moitié aux projets de l’ASTS. L’argent est destiné à des paroisses locales ou à des institutions de différents rites, dans les pays à l’origine du christianisme.
«Les 4/5 de nos entrées (environ CHF 400’000) proviennent de la Quête de la Semaine sainte, et CHF 100’000 proviennent de dons et de quêtes dans les paroisses», confie à cath.ch Andreas Baumeister, de Liestal, président de l’ASTS depuis deux ans. Il relève que si les rentrées sont plus ou moins stables, ses adhérents – environ une centaine de membres dans toute le Suisse – prennent toutefois de l’âge.
«Nous devons constamment nous battre pour trouver les ressources», admet le diacre jurassien Didier Berret. Il considère que grâce à l’Association, «on parle de l’existence précaire des chrétiens du Moyen-Orient. Même si les moyens sont insuffisants, c’est une manière indirecte mais concrète de travailler en leur faveur».
Fondée en 1901 sous le nom «Association suisse des pèlerins de Jérusalem», l’ASTS organise des voyages qui permettent aux participants de rencontrer les habitants du Moyen-Orient et favorisent ainsi une meilleure compréhension mutuelle. (cath.ch/be)