Alep: «Je demande à tous les chrétiens de ne pas nous oublier»
Visite à la paroisse latine de la ville, avec frère Ibrahim Alsabagh. Découverte de l’engagement de l’Église locale et de la custodie franciscaine de Terre Sainte pour mettre en place une aide alimentaire, une assistance médicale et par-dessus tout une espérance en l’avenir, aux chrétiens qui ont choisi de rester sur place.
Arrivée de nuit. Alep, telle une vieille dame qui veut camoufler sa jeunesse fanée, se tait dans la pénombre, tandis qu’une brume laiteuse enveloppe tout. Dans un silence irréel, seul un chien aboie au loin et le seul signe de vie se perçoit dans les yeux des chats errants surpris par les phares des rares voitures qui passent. Personne dans les rues, comme si les quartiers étaient complètement inhabités.
Le lendemain matin, à la lumière du jour, la réalité nous apparait: dramatique. Bâtiments détruits, toits effondrés, ponts ébranlés, maisons rongées par le feu. La citadelle d’Alep, patrimoine de l’Humanité, avec sa mosquée omeyyade, porte les stigmates d’un combat acharné, pied à pied jusque dans les ruelles du souk dont il ne reste presque rien.
De la ville, autrefois berceau de l’Église, avec ses multiples rites et confessions, il ne reste quasiment rien.
Mais surtout, la périphérie-est de cette ville qui était la plus riche de Syrie est réduite à un amas de décombres: Migdan, Hellok, Boustan al Pasha.
Et puis Salāḥ al-Dīn au sud-ouest et les quartiers d’Haydariyya et de Sakhour… là où les parcs et espaces verts d’autrefois sont aujourd’hui truffés de pierres tombales. La paroisse Saint-François d’Assise, tenue par les frères mineurs de la custodie de Terre Sainte, se trouve dans le quartier d’Azizieh, tout près de la vieille ville. Dans ce quartier, majoritairement habité par des chrétiens, la vie semble reprendre lentement depuis la reconquête de la ville par l’armée gouvernementale le 22décembre 2016. Dès les premières heures les automobiles recommencent à emprunter les rues, dans un concert de klaxons, les magasins lèvent leurs rideaux, les écoles et les bureaux rouvrent.
«Mais rien n’est plus comme avant», constate le frère Ibrahim Alsabagh, curé de la communauté latine. «Les chrétiens d’Alep étaient 150, peut-être 200’000 avant la guerre. Aujourd’hui, il n’en reste que 30’000, toutes confessions et tous rites confondus.» Une visite à la paroisse latine d’Alep permet d’appréhender le travail de la custodie de Terre Sainte sur le terrain, mais aussi de prendre connaissance des problèmes de la ville et de ses habitants, à l’état brut.
«La guerre à Alep continue. Si l’intensité a largement baissé, les missiles tombent toujours sur certains quartiers de l’ouest. Mais les conséquences les plus lourdes sont économiques. Il n’y a plus de travail, on vit une situation suffocante. La question d’Idlib n’a pas été résolue et nous ne voyons aucune perspective de paix en l’avenir.» De la ville, autrefois berceau de l’Église, avec ses multiples rites et confessions, il ne reste quasiment rien.
«La population chrétienne est aujourd’hui décimée. Comme des milliers d’Aleppins, les chrétiens sont partis. Mais tandis que les autres citadins commencent à revenir, les chrétiens ne reviennent pas. Ils ont davantage de relations, ils sont mieux éduqués, ils ont plus de facilité à s’insérer dans les sociétés occidentales. Le résultat est qu’aujourd’hui nous sommes un pourcentage minimum.»
Les franciscains présents sur tous les fronts
Si on demande à frère Ibrahim de parler des années de guerre (racontées dans deux livres Un instant avant l’aube – traduit en français au Cerf – et Vient le matin), plus que des souffrances, il préfère parler des «miracles», qu’il voit comme un signe de la bonté de Dieu.
«Il y a quatre ans, nous nous sommes retrouvés à donner à boire à la moitié de la ville. Une grande partie des quartiers alentours se trouvait sans eau et le puit du couvent, que nous faisions fonctionner de jour comme de nuit, a pu désaltérer des milliers de personnes. Un vrai miracle! Et puis nous avons été sollicités pour fournir l’électricité, à l’aide de générateurs et des panneaux solaires, à une ville plongée dans le noir. Aujourd’hui, l’eau revient petit à petit, ainsi que l’énergie électrique, même si ce n’est que pour quelques heures par jour. Mais les carences alimentaires et sanitaires sont loin d’être comblées. Nous nous sommes concentrés sur la distribution de rations alimentaires qui parviennent à satisfaire les besoins d’environ 1300 familles. Et le miracle se poursuit grâce à la bonté de nombreux bienfaiteurs répartis un peu partout dans le monde. Et c’est sans parler du projet de restructuration des maisons touchées par la guerre… nous en avons reconstruit des milliers. Restaurer des conditions de vie dignes et un toit confortable, est la première étape pour que les personnes puissent envisager l’avenir avec un minimum de confiance.»
«Ils se retrouvent à 26-27ans, avec un passé à oublier et sans aucun présent.»
Parmi toutes les nécessités qui affectent lourdement la vie des chrétiens d’Alep, les soins médicaux sont sûrement les plus urgents. Grâce à Caritas et aux bureaux paroissiaux, des centaines de personnes sont assistées chaque jour.
«À Alep – reprend le franciscain – il n’y a aucune assistance médicale; le moindre médicament ou service de santé est très onéreux. Les gens souffrent simplement parce que ces services ne sont pas accessibles. Notre aide est fondamentale.»
Et cela est encore plus vrai en termes d’aide aux femmes enceintes et aux nouvelles mamans. «Les visites de suivi de grossesse, les analyses, les frais d’accouchement, tout cela coûte cher. Il en va de même pour les soins pédiatriques, l’alimentation spécifique pour les nouveau-nés et les nécessités hygiéniques, couches et autres produits pour bébés. On essaye de soutenir nos jeunes familles qui n’ont aucune ressource pour faire face à ces besoins matériels: il y a en effet plus de 1200 nourrissons dans la paroisse. Dans certains cas, des couples qui souffrent de stérilité nous demandent aussi de l’aide en vue de recevoir les soins appropriés.»
Pour les enfants en âge d’être scolarisés, une autre forme de soutien a spécialement été mise en place. «Beaucoup fréquentent l’étude à la sortie de l’école, lieu précieux pour ceux qui ont besoin d’un coup de pouce scolaire. C’est aussi une occasion de vérifier s’ils ont d’autres besoins ou fragilités psychologiques, causés par la guerre ou par les situations familiales. Les fragilités psychologiques – poursuit frère Ibrahim – sont très nombreuses. On manque de spécialistes capables d’intervenir. Représentant l’Église, nous faisons un travail d’accueil et de prévention à travers les activités récréatives. Nous cherchons à guérir les cœurs avec le don surnaturel de la grâce. Jésus est le médecin et il est capable d’apporter de véritables guérisons.»
À côté de l’engagement auprès des plus petits, une attention particulière est accordée aux étudiants restés dans la ville, pour lesquels frère Ibrahim fait des demandes de bourses d’étude. «Cela permet d’aider les familles à supporter les frais de scolarité et d’obtenir du matériel pédagogique. Il est fondamental que nos jeunes fassent des études»«: on a besoin de médecins, d’enseignants, d’ingénieurs, d’informaticiens, d’économistes pour reconstruire une société détruite par la guerre.»
«Nous restons ici et croyons fermement que le Seigneur n’abandonne pas son peuple»
Depuis plusieurs jours, au secrétariat de la paroisse Saint-François, on observe un va-et-vient d’un autre public éprouvé physiquement ou moralement. Des militaires congédiés, rentrés chez eux après de longues années passées sur le front, dans un contexte de violence et de mort.
«Depuis janvier nous en avons rencontré des centaines, raconte le religieux, ils arrivent en situation d’extrême fragilité, ils ont souvent fini par oublier le métier qu’ils faisaient avant. Ils se retrouvent à 26-27ans, avec un passé à oublier et sans aucun présent. Encore une fois, en tant que représentants de l’Église, nous cherchons à les accueillir et à les aider à reconstruire leur vie. De la manière dont nous pourrons leur donner de l’espoir dépend aussi l’avenir du pays. Certains ont besoin d’une aide psychologique, d’autres médicale, d’autres simplement d’un soutien financier pour trouver un travail.»
Mais parmi tous les projets initiés par les frères, celui que frère Ibrahim a le plus à cœur de poursuivre est le micro-crédit en faveur de ces jeunes désireux d’entreprendre. «Nous offrons par exemple une aide financière à ceux qui désirent s’investir dans la moindre petite activité commerciale. Une supérette, un café, une pâtisserie… La majorité de ces ex-soldats est désespérée. Ils n’ont qu’une idée en tête»«: émigrer, convaincus qu’ils n’ont plus rien à faire ici. Nous les encourageons à rester, à garder confiance, à former une famille, à parier sur la possibilité d’une renaissance de notre pays.»
Avant que la nuit ne tombe sur la ville, nous nous rendons à Saint-Antoine de Padoue, à El Ram, un des quartiers les plus touchés pendant la guerre. Maisons détruites, explosées par bombes, qui pour beaucoup manquent de s’écrouler… Les rues sont barrées par des blocs de ciment ou des barrières de défense, pour empêcher l’accès aux voitures qui pourraient dissimuler des explosifs. Sur une terrasse dominant le quartier, frère Bassem Zaza, responsable de la communauté chrétienne locale, raconte la terrible nuit qui précéda Pâques 2016 lorsqu’une pluie de missiles s’abattit sur cette zone. «En quelques heures, 700 familles chrétiennes quittèrent leur maison à la hâte… Nous n’avons aucune nouvelle de la plus grande partie d’entre elles aujourd’hui.» Sur le toit de l’église El Ram, à côté de la statue de la Madone, une imposante croix de Terre Sainte reste illuminée. «Nous sommes là et nous voulons le faire savoir à nos ouailles. Nous sommes à leurs côtés.»
«Nous restons ici et croyons fermement que le Seigneur n’abandonne pas son peuple, affirme frère Ibrahim. Aujourd’hui, beaucoup de chrétiens syriens vivent en Europe et ont été accueillis dans les communautés chrétiennes. Il se peut que le Seigneur se serve d’un mal profond comme celui de la guerre pour un plus grand bien»«: un affermissement de la foi à travers la présence de ceux qui ont connu des épreuves. Comme si la richesse reposait dans le creuset de la souffrance. Pour autant, je demande à tous les chrétiens de ne pas nous oublier. De ne pas oublier nos personnes âgées, nos pauvres, nos familles, jusqu’à nos nouveau-nés. Avant la guerre, nous n’avions besoin de rien. Aujourd’hui nous avons besoin du soutien de tous, pour venir en aide à ceux qui ont choisi de rester en Syrie et de croire en l’avenir.»
Damas et Téhéran signent un accord en 11 points pour la reconstruction
La déclaration de l’agence gouvernementale Sana (Syrian arab news agency) est de première importance. Le 28 janvier la Syrie et l’Iran ont signé 11 accords et protocoles d’entente. Une «coopération stratégique à long terme» s’est installée, visant à renforcer la collaboration entre Damas et Téhéran, les deux alliés stratégiques de Moscou dans la guerre contre l’État islamique. Les accords ont trait à l’économie, à la culture, à l’instruction… Mais par-dessus tout aux infrastructures. Le Premier ministre syrien Imad Khamis a profité de la visite officielle du vice-président iranien Eshaq Jahangiri à Damas, pour signer ces accords.
Ce qui est véritablement en jeu, puisque la guerre se termine, c’est la reconstruction. Cet accord prévoit entre autres deux projets ferroviaires, la reconstruction des ports de Tartous et Lattaquié, ainsi que la construction d’une centrale électrique d’une puissance de 540 mégawatts. Au total «des dizaines de projets dans les secteurs agricole et pétrolier». Selon les estimations de l’ONU, les frais liés à la reconstruction s’élèvent à environ 400 milliards de dollars.
Le moins que l’on puisse dire est que l’accord n’a pas fait l’objet d’une approbation des États-Unis et d’Israël. Les intentions sont claires : aucun pays ayant participé à ce que Bachar Al Assad qualifie de «destruction planifiée» de la Syrie ne participera à l’entreprise de reconstruction. Celle-ci sera aux frais seuls de l’Iran et de la Russie. La Chine elle aussi, déplace ses pions diplomatiques, avec l’intention de n’être que spectatrice sur l’échiquier syrien.
Cet article a été publié dans le dossier «Syrie: ils veulent croire en l’avenir» de Terre sainte magazine # 662 (juillet-août 2019)