Affaire Scarcella: le classement pénal peut-il influencer l’enquête canonique?
Le Ministère public du Valais a annoncé début octobre 2024 le classement de la procédure pénale contre Mgr Jean Scarcella, Abbé de St-Maurice, suite à des accusations de harcèlement sexuel sur mineur. Cette décision de justice pourrait-elle jouer un rôle dans la procédure canonique encore pendante visant le chanoine?
«L’abbé Jean Scarcella a été blanchi», titrait Le Matin au 8 octobre 2024. Le journal faisait référence au classement du dossier contre le responsable de l’Abbaye territoriale de St-Maurice par le Ministère public valaisan. Une information révélée deux jours plus tôt par le journal alémanique SonntagsBlick. Bien que le titre du journal romand puisse faire penser que l’affaire est définitivement terminée, et que l’innocence de Mgr Scarcella a été démontrée, les choses sont un peu plus compliquées que cela.
Recours possible
La justice valaisanne a en fait délivré ce que l’on appelle une ‘ordonnance de non entrée en matière’. Il s’agit de la décision par laquelle le Ministère public décide de ne pas entrer en matière sur une plainte ou une dénonciation, c’est à dire de ne pas ouvrir d’instruction ou d’enquête. L’ordonnance de non-entrée en matière peut notamment intervenir lorsque les éléments constitutifs de l’infraction ne sont pas réalisés ou que l’infraction est prescrite (source: penalex.ch).
Joëlle de Rham-Rudloff, avocate à Genève, précise que les ordonnances de non-entrée en matière peuvent faire l’objet d’un recours dans un délai de 10 jours, de la part de la partie plaignante. Si le recours est accepté, la procédure pénale est réactivée. A la connaissance de cath.ch, aucune indication de cela n’a cependant émergé.
Prescription ou manque d’éléments?
Dans «l’affaire Scarcella», de nombreux éléments restent inconnus. La nature des allégations contre lui n’a notamment jamais été spécifiée. Alors que le SonntagsBlick parle de «harcèlement» exercé dans le cadre de cours de piano donnés par le chanoine, ce dernier a évoqué à mots couverts dans la presse ce qui lui est reproché. «J’ai été accusé d’avoir eu un geste inapproprié, qualifié de harcèlement, fait qui remonterait à plus de trente ans, explique-t-il dans Le Matin. La personne qui a fait cette dénonciation dit avoir été profondément blessée. Je respecte le ressenti de cette personne et si je l’ai blessée, je lui demande pardon», poursuit-il.
Le fait est que les considérants de l’ordonnance du Ministère public n’ont pas été rendus publics. Cela sur demande de Mgr Scarcella, assurant du souci de «protéger la plaignante». En attendant que ces éléments soient un jour disponibles, les observateurs en sont réduits aux conjectures. La question principale étant de savoir si l’ordonnance a été rendue «parce que les éléments constitutifs de l’infraction ne sont pas réalisés» ou pour cause de prescription.
Interpellé par cath.ch, Jean Scarcella ne donne pas plus d’information, indiquant «dans l’état actuel des choses», ne pas être en mesure de répondre étant «en attente de communiqués officiels».
Portée d’action plus étendue pour la justice canonique
Cette distinction permet d’envisager des issues différentes concernant l’enquête préliminaire canonique déclenchée sur cette affaire depuis mai 2023. La procédure a fait suite à un rapport interne de l’abbé Nicolas Betticher, envoyé au Saint-Siège, contre six prélats suisses, dont Mgr Scarcella. Concernant ce dernier, si effectivement la justice valaisanne n’est pas entrée en matière après avoir estimé que les éléments à disposition ne pouvaient pas entraîner une procédure pénale, il est imaginable que la justice de l’Église ne parvienne pas non plus à le déterminer.
A noter que les critères de jugement de l’Église peuvent être différents de ceux de la justice étatique. Et un acte considéré comme non répréhensible du point de vue pénal peut tout de même entraîner des sanctions canoniques.
Dans la seconde possibilité, c’est-à-dire si l’ordonnance de non-entrée en matière du Ministère public a été rendue en raison de la prescription, les perspectives sont autres. Car le Vatican peut lever la prescription dans des cas d’abus sur mineurs. La justice ecclésiastique a ainsi, dans ce genre de cas, une portée d’action plus étendue que la justice de droit commun.
Le rapport de Mgr Bonnemain a en fait déjà été transmis au Vatican, en janvier 2024. Rome peut toutefois intervenir à tout moment, même après la remise du rapport d’enquête, précise un spécialiste consulté par cath.ch.
Utiliser toutes les ressources à disposition
Mais, de manière générale, les éléments issus de la justice étatique peuvent-ils être utilisés dans le cadre d’une procédure canonique? Lors d’une enquête préliminaire, un évêque est nommé pour mener les recherches. Il lui advient de rassembler les éléments à charge ou à décharge. «Pour cela, il utilise tout ce qui lui paraît nécessaire pour se faire l’idée la plus juste de ce qu’il s’est réellement passé», note l’expert. Il peut y avoir une juxtaposition des outils et des ressources.» Par exemple, l’évêque pourra bénéficier de sa bonne connaissance du terrain pastoral. De son côté, la justice de droit commun a des moyens que ne possède pas l’Église, notamment de coercition. «Le recours à des documents judiciaires peut certainement avoir une utilité.»
Pas de privilège pour l’Église
Mais un enquêteur canonique peut-il simplement avoir accès à des documents judiciaires? «La personne concernée par une ordonnance de non-entrée en matière peut transmettre les informations la concernant, du moment que cela ne porte pas préjudice à la partie plaignante et si l’autorité pénale ne lui en aura pas fait l’interdiction», souligne Joëlle de Rham-Rudloff. Par contre, l’enquêteur canonique ne peut normalement pas obtenir de telles informations auprès de l’autorité judiciaire. Les autorités ecclésiales ne bénéficient d’aucun privilège dans le système juridique suisse. L’Église catholique sera normalement considérée au même niveau qu’une association ou une organisation privée.
Concernant le cas de l’Abbé Scarcella, «si l’ordonnance de non-entrée en matière a été rendue parce que les éléments constitutifs de l’infraction ne sont pas réalisés, il lui sera certainement avantageux de transmettre cela à Rome», commente Joëlle de Rham-Rudloff.
Plusieurs dénouements sont donc encore envisageables dans l’affaire de St-Maurice. D’après les observateurs, si les choses ne sont pas «blanchies», elles devraient être au moins éclaircies durant les prochains mois. (cath.ch/ag/arch/rz)