Affaire Rupnik: nouveaux indices de dissimulation
De nouveaux éléments étayent la thèse d’une dissimulation des abus commis par le prêtre-artiste Marko Rupnik sur des religieuses. Le témoignage détaillé d’une victime, paru dans la presse, confirmerait les agissements pervers et blasphématoires du mosaïste, ainsi que l’inaction des autorité ecclésiales.
Neuf religieuses auraient accusé le Père Rupnik d’avoir commis sur elles des abus d’autorité, spirituels et sexuels. Mais il y en aurait peut-être beaucoup plus, qui n’ont pas pu ou pas voulu parler. C’est ce qui ressort notamment des derniers développements concernant le scandale touchant le jésuite slovène. Les premiers éléments indiquaient des abus commis dans les années 1990 et limités à la communauté de Loyola, à Ljubljana (Slovénie), dans laquelle le Père Rupnik était conseiller spirituel. Mais il est probable que l’extension géographique et temporelle des crimes du célèbre artiste ait été bien plus importante.
Excommunication levée
Le Dicastère pour la doctrine de la foi (DDF), censé avoir été mis au courant des cas il y a seulement quelques années, avait classé le dossier en octobre 2022, suite à une enquête préliminaire menée par le jésuite italien Daniele Libanori. Le DDF avait estimé que les faits tombaient sous le coup de la prescription. Les jésuites ont signalé le 2 décembre 2022, suite à la diffusion par la presse des accusations, que le Père Rupnik était sous le coup de mesures «préventives» imposées par l’ordre, lui interdisant notamment de confesser et de pratiquer les exercices spirituels.
La Compagnie de Jésus a également révélé que le Slovène avait été temporairement excommunié, en 2019, pour avoir donné l’absolution à une femme ayant eu des relations sexuelles avec lui, une action considérée comme extrêmement grave par l’Eglise. La sentence d’excommunication a toutefois été levée après que le Père Rupnik se soit repenti.
«Silence complice» de l’Eglise
Des réponses qui ont déconcerté nombre d’observateurs, également parmi les jésuites. Certains ont déploré la légèreté des mesures prises par la Compagnie de Jésus, aussi bien que «l’indulgence» du Vatican. Le jésuite Gianfranco Matarazzo, supérieur de la province euro-méditerranéenne, décrit ainsi le traitement de l’affaire Rupnik comme un «tsunami» d’injustice et de manque de transparence.
Des critiques récemment renforcées par Daniele Libanori lui-même. L’enquêteur a envoyé le 18 décembre 2022 une lettre à ses collègues prêtres, dont des extraits ont été relayés par des médias, notamment l’Associated Press (AP). Le jésuite y assure que les allégations contre Rupnik sont vraies et que les femmes victimes ont vu «leur vie ruinée par le mal subi et par le silence complice de l’Eglise».
Selon l’Italien, Marko Rupnik bénéficie toujours d’un solide réseau de partisans, dont certains ont cherché à discréditer les accusatrices slovènes en mettant notamment en doute leur santé mentale. Une démarche qualifiée «d’ignoble» par Daniele Libanori dans une autre lettre datée du 4 décembre envoyée à la communauté de Loyola. «Cela (les manœuvres de discrédit, ndlr) rend encore plus grave la responsabilité de ceux qui ont profité d’elles», remarque-t-il. Pour celui qui est également évêque auxiliaire de Rome, «les personnes blessées et offensées (…) ont le droit de voir leur dignité publiquement restaurée, maintenant que tout a été mis en lumière. Nous, l’Eglise, avons le devoir de faire un sérieux examen de conscience et les responsables doivent le reconnaître et demander humblement au monde de pardonner ce scandale».
«Rupnik a immédiatement compris mes faiblesses, mes insécurités et mes craintes»
Des accusations qui entrent en résonnance avec un autre document publié dans le média italien Domani le 18 décembre. Il s’agit de l’interview d’une des présumées victimes du Père Rupnik, une ancienne religieuse slovène désignée sous le prénom fictif d’Anna. Aujourd’hui âgée de 58 ans, elle aurait subi pendant neuf ans les agressions psychologiques, spirituelles et sexuelles de la part du Père Rupnik.
Anna explique avoir rencontré le mosaïste en 1985 à Rome, alors qu’elle avait 21 ans et faisait des études de médecine. Passionnée d’art, elle se fait présenter au peintre slovène par une amie religieuse. «Je me suis tout de suite sentie à l’aise avec lui et il est immédiatement devenu mon guide spirituel». Elle explique que, dans les années 1980 déjà, Marko Rupnik «était une star pour les jeunes jésuites slovènes. Il avait un fort charisme personnel pour expliquer l’Evangile et une grande sensibilité pour identifier les faiblesses des gens. Il a donc immédiatement compris mes faiblesses, mes insécurités et mes craintes».
Humiliation publique
Commence alors ce qu’Anna décrit comme une progressive «descente aux enfers», où le prêtre utilise des arguments spirituels pour obtenir des faveurs de plus en plus poussées. Un jour, il l’embrasse sur la bouche en lui expliquant que «c’est ainsi qu’il embrasse l’autel où il célèbre l’eucharistie». Déconcertée, elle affirme avoir pensé à s’enfuir. «Mais le Père Marko m’encourageait en me disant que je pouvais vivre cette réalité parce que j’étais spéciale et que c’était un don que le Seigneur ne donnait qu’à nous (…).»
La peur de perdre l’approbation de son guide spirituel se double chez Anna d’une crainte de l’humiliation publique. «Si je ne faisais pas ce qu’il voulait, il disait immédiatement que mon voyage spirituel était bloqué et me présentait comme ‘mauvaise’ aux autres garçons et filles du groupe qui s’était formé autour de lui». Au fil du temps, les demandes de jeux érotiques se font de plus en plus pressantes, lorsque le jésuite peint, après la célébration de l’eucharistie, ou la confession.
Montée en violence
Anna reste cependant sous l’emprise du prêtre et entre dans la communauté de Loyola en 1987. Elle quitte alors ses études de médecine et se retrouve isolée de sa famille et de ses amis. Le Père Rupnik serait alors devenu de plus en plus agressif. «Je me souviens d’une masturbation très violente que je n’ai pas pu arrêter et au cours de laquelle j’ai perdu ma virginité».
L’ancienne religieuse affirme que ces agissements ne se déroulaient pas que dans la communauté de Loyola, mais aussi dans la chambre du prêtre-artiste, au Centre Aletti à Rome. «C’est là que le Père Marko m’a demandé de faire des trios avec une autre sœur de la communauté, parce que la sexualité devait être, selon lui, libre de toute possession, à l’image de la Trinité où, ‘le troisième rassemble la relation entre les deux’». Anna assure que, sur les 42 sœurs que comptait la communauté à l’époque, le Père Rupnik aurait réussi à en maltraiter une vingtaine. «Parfois au prix fort: l’une d’elles, en tentant de résister, est tombée et s’est cassée le bras».
Sourde oreille
La religieuse fait soudain face à un «effondrement psychologique». Incapable d’en supporter plus, elle s’enfuit dans la forêt, en espérant que cela provoque une prise de conscience chez le prêtre. Mais rien ne se produit. En 1993, une autre religieuse ose parler à la Supérieure, Ivanka Hosta, de ce qu’Anna et elle-même subissent. Le Père Marko est alors temporairement retiré de la communauté.
Anna demande de rencontrer le conseiller spirituel du Père Rupnik, le Père Tomas Spidlik (créé en 2003 cardinal-diacre par Jean Paul II). Mais dès qu’elle commence à lui parler des abus, celui-ci l’arrête en disant que ce ne sont pas ses affaires et qu’il ne veut pas l’écouter. Le jésuite tchèque, décédé en 2010, lui conseille même d’écrire une lettre de démission, qu’il rédige finalement lui-même, où il précise que la demande de libération des vœux n’est motivée que par une tension générique qu’elle est incapable de supporter.
Sous «l’influence du diable»
Anna assure que personne ne l’a aidée. «Ni la supérieure Ivanka Hosta, à qui j’ai fini par m’adresser, ni les autres sœurs de la communauté. Pas même les supérieurs jésuites de Rupnik, ni l’archevêque Sustar (Mgr Alojzij Sustar, archevêque de Lubljana et garant de la communauté de Loyola, décédé en 2007, ndlr). En 1994, alors que des élections internes sont prévues dans la communauté et qu’elle tente à nouveau d’évoquer les abus, la supérieure l’évince du vote en affirmant qu’elle est dangereuse et sous l’influence du diable. Anna quitte la communauté pour de bon dès le lendemain.
Le Père Rupnik a pu continuer à commettre des abus
Après sa démission, elle souffre longtemps de dépression, se retrouve incapable de nouer des relations affectives et de fonder une famille. Deux ans après son départ, la supérieure Ivanka Hosta lui a écrit pour lui demander pardon. Mais aucune nouvelle de l’Eglise ni de l’ordre des jésuites, qui ne prendront aucune mesure contre le Père Rupnik avant 2019.
Anna assure pourtant que ces deux institutions «étaient au courant des faits depuis 1994, lorsque j’ai personnellement apporté ma demande de dispense de vœux à l’archevêque de Ljubljana, dans laquelle je dénonçais les abus du Père Rupnik». L’ancienne religieuse affirme également qu’une autre religieuse non impliquée mais connaissant les faits a informé en 1998 le Père Francisco Egana, à l’époque délégué pour les maisons internationales de la Compagnie de Jésus à Rome. Qui l’a écoutée mais n’a rien fait. Anna a été entendue dans le cadre de l’enquête préliminaire en décembre 2021. Elle déplore le fait que le Père Marko ait pu continuer à commettre des abus pendant 30 ans, et envisage à présent de demander une indemnisation pour préjudice moral et matériel.
Les religieuses prennent courage
Le récit d’Anna apparaît cohérent avec nombre de points déjà connus sur l’affaire et corrobore une «protection» en haut-lieu du Père Rupnik. Une attitude expliquée par la vaticaniste Lucetta Scarafia dans un éditorial paru le 20 décembre dans le journal italien La Stampa. «L’affaire Rupnik révèle grossièrement comment les hiérarchies ecclésiastiques peinent à comprendre le problème des abus sexuels sur les religieuses, souligne la journaliste. (…) Pour l’institution ecclésiastique, les abus sexuels sur des femmes adultes, comme les religieuses, n’existent pas: ces événements sont en effet classés comme des transgressions sexuelles commises par les deux parties».
Lucietta Scarafia souligne toutefois: «Heureusement, les temps ont changé, car aujourd’hui les religieuses prennent courage, elles vont dénoncer les prélats puissants, qui bénéficient d’un soutien élevé dans l’Eglise et enfin demander justice». (cath.ch/ap/domani/lastampa/arch/rz)
A noter que les jésuites ont invité toute personne qui souhaite déposer une nouvelle plainte ou qui veut discuter de plaintes déjà déposées à propos du Père Rupnik à les contacter. La Compagnie de Jésus a mis en place il y a quelques mois une équipe composée de femmes et d’hommes, issus de diverses disciplines et possédant des compétences variées pour faire face à ces situations, qui sont disponibles pour écouter, soutenir et aider, assure le site internet des jésuites.