Affaire Pittet: les capucins suisses veulent «assumer leurs erreurs»

«Il est regrettable que les actes de Joël Allaz n’aient pas été directement dénoncés à la justice», affirme Agostino del Pietro. Le provincial actuel des capucins de Suisse explique comment le cas du prêtre pédophile a été traité au sein de son ordre.

Le capucin suisse Joël Allaz a abusé sexuellement de dizaines d’enfants. L’affaire, déjà rendue publique en 2008, est revenue sur le devant de la scène avec la publication, mi février 2017, du livre «Mon Père, je vous pardonne», de Daniel Pittet. Le Fribourgeois y raconte comment il a été, depuis l’âge de neuf ans et pendant quatre ans, l’esclave sexuel du Père Joël. L’ouvrage met notamment en évidence que l’ordre des capucins ne l’a jamais dénoncé à la justice, se contentant de le changer de lieu d’affectation, ce qui ne l’a pas empêché de nuire. Le provincial de la congrégation à l’époque où le Père Allaz commettait ses atrocités est aujourd’hui décédé. Ses deux successeurs s’expriment dans plusieurs médias sur la façon dont ils ont ressenti et traité l’affaire.

Abus sur son propre neveu

Ephrem Bucher arrive à la tête des capucins en 2001. Il y découvre le cas du Père Joël. Il est sous le choc, notamment parce qu’il connaît personnellement le prêtre. Les deux hommes ont partagé ensemble une année de séminaire. Le Père Bucher a confié au quotidien romand Le Matin que personne, à l’époque, ne se serait douté de ses penchants. Le provincial décide d’aller trouver le prêtre vaudois en France, où il a été muté en 1989, suite aux accusations qui avaient accompagné son passage dans plusieurs lieux de Suisse. Le prêtre travaille toujours en paroisse, à Grenoble. Il nie avoir récidivé depuis son déplacement en France. Ephrem Bucher explique avoir pris ces affirmations «avec des pincettes». Il applique à son égard une politique d’isolement, en l’envoyant au couvent de Bron, près de Lyon, où tout travail pastoral lui est interdit. Le provincial lui impose également un suivi psychologique. Dès lors, le Père Joël n’est plus en mesure d’agresser des enfants. Rentré en Suisse en 2012, le prêtre écopera de deux ans de prison avec sursis, en France, pour avoir abusé de son propre neveu. Des méfaits perpétrés durant son séjour à Grenoble. La dénonciation n’était cependant pas venue des capucins eux-mêmes, qui n’ont jamais fait appel à la justice.

Le Père Bucher démissionne de la commission sur les abus sexuels

Joël Allaz n’a pas non plus été réduit à l’état laïc ou expulsé de l’ordre. Ephrem Bucher explique avoir eu peur qu’il soit lâché dans la nature, avec ses pulsions. Il aurait également craint qu’il ne se suicide. L’ancien provincial affirme n’avoir été en outre au courant que du cas de Daniel Pittet et inconscient de l’ampleur des abus ainsi que de leur impact. Il assure n’avoir réalisé les dégâts psychologiques causés par ce genre d’abus qu’après avoir rencontré trois victimes du Père Joël.

«On pensait que les déplacements suffisaient à résoudre le problème»

Le Matin signale qu’Ephrem Bucher risquerait en théorie une peine allant jusqu’à 4 ans et demie de prison pour avoir omis de dénoncer les faits. Mais ces derniers sont couverts par la prescription. Aujourd’hui, l’ancien provincial admet avoir fait preuve de négligence: «On aurait dû creuser davantage au lieu de simplement le déplacer. J’aurais dû signaler le cas à la justice».

Selon Le Matin du 16 février 2017, le Père Ephrem Bucher a démissionné, suite aux récentes révélations, de la Commission d’expert sur les abus sexuels dans le contexte ecclésial mise en place par la Conférence des évêques suisses (CES). Il y avait été nommé trois mois auparavant.

L’isolement vu comme la meilleure solution

Interrogé par kath.ch, l’actuel provincial des capucins, Agostino del Pietro, regrette lui aussi que ses prédécesseurs n’aient pas dénoncé le Père Joël à la justice. «Mais dans les cercles d’Eglise, on pensait que les déplacements suffisaient à résoudre le problème», explique-t-il. Le Père del Pietro a pris les rênes des capucins de Suisse en 2013. Tout en admettant les erreurs commises, le provincial récuse le fait qu’Ephrem Bucher ait «couvert»le pédophile. Il reprend les arguments avancés par son prédécesseur, selon lesquels, l’isolement au sein d’un monastère constituait la meilleure méthode pour empêcher le Père Joël de nuire.

«Le Père Joël est toujours le même»

Malgré cela, Agostino del Pietro estime que les capucins doivent amorcer une réflexion de fond, afin de discerner les erreurs commises et éviter qu’elles ne se reproduisent. Il explique que l’ordre applique aujourd’hui la tolérance zéro dans ce genre de cas. La congrégation a établi un programme de prévention. Les novices sont sensibilisés, dans des cours, aux questions de sexualité et de «distance relationnelle adéquate».Durant les trois prochaines années, des formations spécifiques seront données en la matière à tous les capucins de Suisse, assure le provincial.

Combien de victimes?

Il souhaiterait que l’affaire Allaz soit examinée par une commission juridique indépendante, afin que toute la lumière soit faite. Le nombre de victimes exactes est notamment encore inconnu. 24 cas sont certifiés. Joël Allaz lui-même parle d’une quarantaine d’enfants qu’il aurait «massacrés». Daniel Pittet estime que le prêtre aurait abusé jusqu’à une centaine de personnes.

Joël Allaz, âgé de 76 ans, réside actuellement dans un couvent alémanique. Retrouvé dans ce lieu par la RTS, le prêtre affirme, dans le téléjournal du 15 février, regretter ses actes. «Quand je me regarde dans le miroir, j’ai de la peine à me supporter», assure-t-il notamment. «C’est à ces moments-là que je pense au suicide». Des remords également exprimés dans la postface du livre de Daniel Pittet. Agostino del Pietro y voit un signe que le pédophile «comprend l’aspect dramatique de ses actes», même si le responsable capucin estime que la pédophilie est «incurable». Sur la RTS, Daniel Pittet met cependant en garde contre le côté «manipulateur» du personnage. Il considère plutôt que le Père Joël «est toujours le même». (cath.ch/lib/kath/sys/rz)

Le provincial des capucins Agostino del Pietro veut faire la lumière sur «l'affaire Allaz»
16 février 2017 | 16:23
par Raphaël Zbinden
Temps de lecture : env. 4  min.
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