Marie-Jo Aeby et Jacques Nuoffer  ont été  les deux piliers du groupe SAPEC | © Maurice Page
Suisse

Abus sexuels dans l’Eglise: un combat qui en vaut la peine

En treize ans d’existence, le Groupe SAPEC (soutien aux victimes d’abus dans une relation d’autorité religieuse) est devenu un interlocuteur incontournable sur la question des abus dans l’Eglise catholique en Suisse et au-delà. Au moment de passer la main, ses deux fondateurs Jacques Nuoffer et Marie-Jo Aeby reviennent pour cath.ch sur ces années d’intense engagement.

Marie-Jo Aeby, vous avez donné votre démission lors de la récente assemblée du SAPEC.
M-J-A: J’ai eu beaucoup de plaisir dans cet engagement qui a donné du sens à ma vie. Mais aujourd’hui je suis fatiguée et j’ai besoin de prendre de la distance. Je ne suis plus membre du comité, mais je resterai active, pour l’accueil des victimes et pour le lien avec l’Eglise réformée. L’accompagnement de victimes vers la reconnaissance et la réparation m’a beaucoup marquée et apporté de profondes satisfactions. J’ai vu des personnes rependre goût à la vie, être capables de rebondir. En face, j’ai aussi apprécié la changement d’attitude de responsables d’Eglise et de prélats.

«Autour d’une victime d’abus tout son entourage est touché. Beaucoup de témoignages sont venus de conjoints, de frères et sœurs, d’enfants, voire de petits-enfants de victimes.»

Marie-Jo Aeby

La publication en septembre dernier du rapport du projet pilote de l’Université de Zurich sur les abus dans l’Eglise catholique en Suisse de 1950 à 2020 a eu un très fort impact.
M-J-A: De nombreuses victimes se sont manifestées. Ce n’est pas étonnant. Il faut souvent 20 à 30 ans, voire plus, avant d’être capables de s’exprimer sur les abus. Les Suisses allemands utilisent le terme de ‘Betroffeneperson’ que l’on traduit un peu maladroitement par personne concernée. Mais de fait, il donne à comprendre qu’autour d’une victime d’abus tout son entourage est touché. Beaucoup de témoignages sont venus de conjoints, de frères et sœurs, d’enfants, voire de petits-enfants de victimes. Outre les quelques cas non-prescrits, l’impact est très large. Des histoires anciennes continuent d’avoir un impact sur les générations suivantes. Nous avons par exemple en Valais, le cas d’un curé de Fully qui a sévi durant des décennies sur plusieurs générations d’enfants. Souvent le réflexe de survie a provoqué une dissociation et cela peut resurgir à chaque occasion, comme un deuil, un mariage, une naissance. Même si les victimes directes et les auteurs disparaissent, le travail n’est pas fini, loin de là.

Précisément, comment ce travail a-t-il commencé?
M-J-A: Le 9 mai 2010, j’écoutais à la radio l’émission Hautes Fréquences consacrée aux abus sexuels. Jacques Nuoffer y témoignait anonymement sous le pseudonyme de Georges, mais j’ai reconnu sa voix, car nous nous étions connus longtemps auparavant à l’Université de Fribourg. J’ai pris contact avec l’émission, mais ce n’est finalement qu’en septembre que j’ai eu un retour. J’ai rencontré Jacques au buffet de la Gare de Lausanne et nous avons décidé de nous lancer ensemble dans cette lutte.

Jacques Nuoffer: Pour moi, l’engagement contre les abus remontait déjà à quelques années plus tôt. Ma compagne me titillait en me disant: «Malgré toutes tes années de psychothérapie, tu n’es toujours pas au bout de tes peines, car tu n’as obtenu ni information, ni reconnaissance, ni réparation». J’ai alors décidé qu’une fois la retraite survenue en 2008, je m’y mettrais vraiment. J’ai d’abord contacté l’évêque de Lausanne, Genève et Fribourg, Mgr Bernard Genoud, qui m’a orienté vers la commission diocésaine SOS prévention. Après m’avoir entendu, elle a voulu envoyer mon dossier, comme jadis on déplaçait les prêtres abuseurs, vers la congrégation des missionnaires de St-François de Sales (MSFS) à laquelle appartenait mon agresseur. J’ai refusé! Mais les responsables à l’époque s’en moquaient. J’ai également adressé une requête à Rome qui restera sans réponse. À partir de là, j’ai eu un contact avec la journaliste de Hautes Fréquences qui a débouché sur la fameuse émission radio». 
Gérard Falcioni, abusé par le curé de son village en Valais et qui s’opposait au déni de l’évêque de Sion Mgr Norbert Brunner, a rejoint le duo pour fonder le Groupe SAPEC. La première démarche a été de parler publiquement de l’abus vécu et d’annoncer la fondation de l’association lors d’interviews avec des journalistes de Le Temps et La Liberté.

Les débuts ont été modestes et discrets.
M-J-A:  Nous avons publié des petites annonces payantes dans les journaux pour inviter les gens à témoigner ou à nous rejoindre, mais ces témoignages ont mis pas mal de temps à arriver. On criait un peu dans le désert.
J-N: Parallèlement, des choses commençaient à bouger dans l’Eglise en Suisse, même si la dissimulation prédominait. Je suis allé voir Martin Werlen, Abbé d’Einsiedeln et membre de la Conférence des évêques suisses (CES). Il s’était fortement engagé sur la question déjà dès 2002 et est à l’origine de la mise en place d’une commission d’experts qui a élaboré les premières directives sur les abus de la CES. En 2011, il a lancé une enquête sur les abus au sein de son monastère.
M-J-A: À Fribourg, l’arrivée de Mgr Charles Morerod comme évêque, après plus d’un an de vacance après la mort de Mgr Genoud, a provoqué le déclic. Il nous a écoutés et soutenus et a rapidement compris la nécessité de disposer de commissions indépendantes et neutres auxquelles les victimes pourraient s’adresser. Il a soutenu notre rapport de 2012 qui demandait une commission indépendante.

«La Commission d’écoute, de conciliation, d’arbitrage et de réparation (CECAR) est une réalisation originale, unique au monde.»

Jacques Nuoffer

L’impact de votre engagement restait cependant limité.
J-N: Ce rapport n’a pas été traité par la COR (Conférence des ordinaires romands) regroupant les divers responsables romands de l’Eglise dans les cantons, car son président ne jugea pas important les demandes d’un petit groupe de victimes. Ce qui a failli nous décourager. Le contact avec l’expérience de la Belgique où des parlementaires étaient intervenus pour la reconnaissance et la réparation des abus a permis de relancer la machine. Mgr Morerod s’est dit prêt à adopter ce modèle belge. Il nous fallait un tiers. Pour impliquer les parlementaires, nous avons rédigé le Mémoire SAPEC 2013 qui aborde le contexte des abus et les facteurs, l’attitude négative de la plupart des évêques suisses et décrit le modèle belge. 
M-J-A: En 2013, nous avons contacté tous les parlementaires fédéraux romands et une quinzaine d’entre eux, de divers partis, ont répondu en acceptant de s’impliquer dans cette démarche. En 2014-2015, nous avons eu trois rencontres tripartites ( parlementaires, prélats, victimes) à Berne qui ont débouché ensuite sur la création de la CECAR (Commission d’écoute, de conciliation, d’arbitrage et de réparation).
J-N: Les parlementaires se sont engagés à titre personnel, sans que le parlement ou l’administration fédérale ne s’en mêlent. Ce qui aurait été beaucoup trop complexe en raison du fédéralisme. En juin 2015, le texte d’un accord entre Mgr Morerod, représentant des prélats et le président du Groupe SAPEC, représentant des victimes précisait les bases pour la création de la CECAR. En décembre, les membres de la CECAR furent choisis et Sylvie Perrinjaquet accepta la présidence.

La démarche a pris encore un certain pour produire ses effets.
M-J-A: Une fois la commission nommée, il a fallu encore un an pour élaborer son règlement. Le système d’indemnisation, financé par les instances de l’Eglise catholique suisse, a aussi été annoncé en décembre 2015. Il prévoyait que les requérants s’adressant à la CECAR en bénéficient aussi. Nous avons dû encore nous battre pour assurer son indépendance et obtenir un niveau d’indemnité correct de la part de l’Eglise. En 2017 enfin, la CECAR a reçu les premières victimes. Contrairement à notre demande, la CECAR donne un préavis à la commission d’indemnisation de l’Eglise sur le montant de l’indemnisation et c’est la commission d’indemnisation qui a le dernier mot.
J-N: La CECAR est une réalisation originale, unique au monde. A travers notre enquête de 2017, nous avons voulu la faire connaître, en présentant l’analyse de Gabriel Ringlet, montrant l’évolution positive de prélats et la satisfaction de personnes victimes, et en incitant à une meilleure sélection et formation des séminaristes. C’est aussi vers 2015 que les choses ont basculé dans le public avec notamment la sortie du film Spotligth sur la dénonciation des abus dans le diocèse de Boston, aux États-Unis.

Dès le départ, outre le soutien aux victimes et le travail de justice et de réparation, le Groupe SAPEC s›est attaché à la recherche et à la réflexion sur la question des abus.
 M-J-A: Nous avons publié divers mémoires, études et documents. Dès le début, nous nous sommes engagés en faveur d’une large recherche historique au niveau suisse dont le premier rapport a été publié en septembre 2023. Pour cela, le Groupe SAPEC a pu collaborer avec les milieux scientifiques et universitaires avec entre autres une journée d’études à l’Université de Lausanne en octobre 2022 et une seconde à Fribourg en 2023.

«Les facteurs d’abus étaient déjà connus depuis les études américaines des années 1980-1990, mais il a fallu beaucoup de temps pour les intégrer au niveau des Églises en Europe.»

Jacques Nuoffer

La plaque érigée à la mémoire des victimes d’abus sexuels dans l’Eglise, à la cathédrale St-Nicolas de Fribourg | © Maurice Page

En novembre 2019, l’évêque de LGF, Mgr Charles Morerod, et le président du Groupe SAPEC, Jacques Nuoffer, ont dévoilé une plaque à la mémoire des victimes à la cathédrale St Nicolas de Fribourg.
M-J-A: La journée du souvenir et le premier mémorial aux victimes ont été un moment symboliquement fort. Le film de François Ozon Grâce à Dieu relatant le combat d’une association de victimes à Lyon a apporté un nouvel éclairage sur la problématique.

En 2024, le SAPEC est la recherche d’une relève.
J-N: Je reste à disposition comme président jusqu’à la fin 2024. Avec un comité restreint, je vais chercher à susciter l’engagement de nouveaux membres pour assurer la pérennité de l’Association. Pour rejoindre le Groupe SAPEC, il n’est pas nécessaire d’avoir été soi-même victime, mais il faut se sentir concerné par cette question. La participation au comité permet d’enrichir les réflexions face aux différentes situations. Chaque membre s’investit en fonction de ses aspirations et de ses disponibilités. 

«La réflexion et la recherche s’orientent désormais plus vers la question de l’emprise qui est à la base de tous les abus, pas seulement sexuels mais aussi spirituels ou de pouvoir.»

Marie-Jo Aeby

Quelles sont les perspectives pour le groupe SAPEC ?
M-J-A: L’accueil et l’accompagnement des victimes restent la priorité, tout comme la pression sur les autorités responsables afin d’obtenir réparation. La réflexion et la recherche s’orientent désormais plus vers la question de l’emprise qui est à la base de tous les abus, pas seulement sexuels mais aussi spirituels ou de pouvoir. Le Groupe SAPEC a ainsi récolté nombre de témoignages ou de signalements d’abus sur des personnes adultes au sein de communautés religieuses nouvelles et traditionnelles. Un autre aspect concerne les abus commis dans les autres Églises ou religions. Les Églises protestantes s’interrogent aujourd’hui sur le lancement d’enquêtes sur les abus. En outre malgré les mesures de prévention, les abus sont toujours possibles et il y a encore des victimes. Aux personnes concernées je souhaite dire que cela vau t la peine de se battre, qu’il faut continuer le combat. (cath.ch/mp)

Marie-Jo Aeby et Jacques Nuoffer ont été les deux piliers du groupe SAPEC | © Maurice Page
15 mars 2024 | 17:00
par Maurice Page
Temps de lecture : env. 8  min.
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