Abus sexuels dans l'Eglise: 12 clés pour comprendre et agir
«Que nous est-il arrivé?» Mgr Eric de Moulins-Beaufort, récemment nommé archevêque de Reims, livre une analyse circonstanciée sur le drame des abus sexuels dans l’Eglise. Au-delà des accusations et des explications toutes faites, il s’interroge sur la racine du mal et les moyens de l’affronter. Cath.ch en a tiré douze clés de compréhension et d’action.
Le président de la Commission doctrinale des évêques de France livre en une vingtaine de pages dans la Nouvelle revue théologique sa réflexion sur les causes et le traitement des abus sexuels. «Il est très difficile de se représenter ce dont il s’agit, tant qu’on n’a pas rencontré et entendu les personnes victimes, en les écoutant vraiment,» admet l’ancien évêque auxiliaire de Paris.
1. Clarifier le vocabulaire
L’appellation globale utilisée en France de «pédophilie» n’aide pas à affronter le problème dans sa globalité, précise Mgr de Moulins-Beaufort. Il lui préfère la terminologie anglo-saxonne plus générale d’»atteinte à des personnes vulnérables». Le premier travail est donc d’opérer une typologie plus précise des divers abus sexuels.
Quelques prêtres sont désormais connus comme des pédophiles au sens strict: leurs pulsions sexuelles les tournent vers les enfants pré-pubères et leurs méfaits cessent dès que leur victime arrive à la puberté. «Le caractère compulsif de ces pratiques se vérifie dans tous les cas. L’espoir qu’un homme portant de telles pulsions puisse en être guéri paraît très limité.»
La deuxième catégorie comprend les collectionneurs d’images pédopornographiques qui ne commettent pas d’agression, mais qui «ne semblent pas réaliser qu’ils se sont rendus à tout le moins complices d’un système d’exploitation d’enfants».
L’éphébophilie concerne les prêtres qui «ont un besoin irrépressible de voir ou de toucher les parties génitales de jeunes hommes. […] Ils profitent d’une direction spirituelle ou d’une confession pour proposer au jeune de l’examiner afin de le rassurer sur le côté ‘normal’ de ses organes ou pour l’aider à sortir d’une pratique fréquente de la masturbation.»
Les autres cas, les plus fréquents, concernent des gestes d’affection ou de soutien qui ne sont pas directement sexuels, mais dont le caractère répétitif caché et la durée indiquent l’ambiguïté. Dans certains cas, ces gestes apparemment non-sexuels finissent par déboucher sur d’autres qui le sont, entraînant une ou plusieurs ‘chutes’ qui auraient pu ne pas se produire et qui pourraient ne pas se renouveler. D’autres cas relèvent d’un comportement plus structurel.
La dernière catégorie retenue par Mgr de Moulins-Beaufort regroupe les agressions sexuelles commises contre des adultes, hommes ou femmes, placés dans une relation de dépendance.
2. Accepter que de telles violences existent
Dans la partie la plus originale de sa contribution, le prélat s’interroge sur l’attitude des évêques et des autorités ecclésiales. ” Le principal reproche formulé publiquement contre les évêques est d’avoir voulu protéger l’institution. Il nous paraît trop général et peu explicatif.»
Pour lui, un des principaux ressorts est psychologique. «Quelque chose dans l’esprit humain se refuse à accepter qu’existent de telles violences […] Ce qui est dénoncé est sinon nié, du moins ramené à des proportions qui paraissent acceptables.» Un responsable ecclésial apprenant, il y a cinquante ans, qu’un prêtre avait agressé sexuellement un enfant ou un jeune ne réalisait pas forcément de quoi il s’agissait: il ne pouvait imaginer qu’un prêtre et tout simplement qu’un homme puisse avoir des pulsions qui le rendent prédateur pour ceux qui lui sont confiés. D’où la volonté, consciente ou non, de ne pas souhaiter en savoir plus et d’éviter le scandale.
3. Comprendre la dimension systémique des abus
Le silence imposé par la famille est le deuxième élément pointé par Mgr de Moulins-Beaufort. «Les parents des enfants agressés avaient souvent été des amis du prêtre agresseur, ou avaient été pleins d’admiration pour lui. […] En tout cas, l’institution à préserver n’était pas l’Église seule mais la totalité du système social. […] Car comment construire la société si l’on ne peut faire confiance aux adultes qui jouent un rôle social largement estimable ?»
Selon le prélat, un troisième élément, très peu regardé, entre aussi en jeu. «A peu près tout le monde: évêques, magistrats, parents, policiers… pensait sans trop le dire que les enfants victimes de ce genre d’actes en grandissant allaient oublier ou, du moins, surmonter la violence subie. […] Le fait nouveau […] est qu’il est désormais clair que les enfants n’oublient pas vraiment; ils peuvent enfouir les faits subis, mais ceux-ci sont et restent un traumatisme.»
4. Dépasser les conceptions confuses de la miséricorde
La deuxième série de facteurs de l’omerta est d’ordre plus religieux ou théologique lié à une conception confuse de la miséricorde. «L’autorité ecclésiastique et, parfois, l’autorité judiciaire, ont eu tendance à considérer qu’il s’agissait de l’égarement d’un moment qu’une remontrance et la honte que ce fait soit connu de l’autorité suffiraient à empêcher de se reproduire. L’autorité n’a pas su – et sans doute pas voulu – examiner davantage les causes profondes de ces actes.»
«Les évêques ou les supérieurs religieux ont donc estimé que la miséricorde les obligeait à faire confiance en la bonne volonté du prêtre coupable, à l’aider à avancer sans l’enfermer dans sa faute.»
5. Reconnaître le mal
Ce faisant un élément constitutif du pardon, celui de la réparation, a été occulté, déplore l’évêque. «La réparation, c’est-à-dire ce qui, en tout état de cause, est dû à la personne victime. […] Le processus plus fondamental qui fait que le coupable prend sur lui au moins une part du poids du mal qu’il a causé. Parce qu’on ne réalisait pas […] les dégâts produits chez le ou les enfants, on a pu penser qu’un éloignement géographique des lieux de la ‘chute’ ou une mise à l’écart d’un ministère éducatif […] pouvaient suffire à remettre le prêtre coupable sur le bon chemin. […]
C’était malgré tout oublier que le pardon suppose que le coupable reconnaisse le mal qu’il a commis et en assume la gravité.» «C’est parce qu’ils avaient perdu le sens de la réparation que des responsables ont pu oser engager les personnes victimes à pardonner à leur agresseur, comme si ce qu’elles avaient subi pouvait être nettoyé comme une simple tache sur un linge, […] comme si le pardon se réduisait à une amnésie sur commande.»
6. Lutter contre la «toute-puissance» de certains prêtres
Le troisième facteur est celui du rapport des abuseurs avec leur évêque et les autres prêtres. Beaucoup parmi les prêtres coupables d’abus mettaient depuis longtemps l’autorité ecclésiale mal à l’aise. Leurs charismes, leurs exigences, les oeuvres qu’ils avaient fondées, le milieu dont ils s’étaient entourés rendaient compliquées leurs relations avec les autres prêtres. Un certain nombre d’entre eux se sont complus dans un sentiment de toute-puissance, s’autorisant parfois explicitement à s’affranchir des lois.
7. Envisager de nouvelles mesures disciplinaires
Pour les prêtres coupables, une réflexion est à mener sur l’échelle des sanctions possibles, estime Mgr de Moulins-Beaufort. Jusqu’à récemment, le renvoi de l’état clérical (ou réduction à l’état laïc) paraissait quasi impossible. Selon la théologie, «l’ordination sacerdotale est un pur don de Dieu qui imprime dans la personne un lien nouveau, d’un ordre spécial, avec le Christ, […] que rien d’humain, pas même une faute, ne peut supprimer.» Un prêtre peut être suspendu, il n’en reste pas moins prêtre.
Cette doctrine classique explique que les évêques n’aient envisagé les mesures disciplinaires contre des prêtres coupables que comme des mesures de précaution provisoires. Or, il apparaît aujourd’hui inconcevable pour les victimes et pour les fidèles qu’un prêtre coupable d’agression sexuelle sur mineur puisse jamais à nouveau célébrer la messe.
«Les papes Benoît XVI et François ont affirmé avec force d’ailleurs qu’un homme à tendance pédophile n’avait pas sa place dans le presbyterium.» Un homme ne devient pas pédophile parce qu’il est prêtre: la causalité est inverse: un pédophile pourra être attiré vers le sacerdoce parce qu’être prêtre lui permet de nombreux contacts avec des enfants et des jeunes.
Mgr de Moulins-Beaufort suggère une clarification canonique: «peut-on considérer comme tout simplement nulle et non avenue l’ordination d’un homme dont on découvre plus tard qu’il a une personnalité pédophile, comme si la grâce du caractère sacerdotal ne pouvait ‘accrocher’ réellement sur une telle structure?»
8. Echelonner les sanctions
Pour les coupables ne relevant pas de la pédophilie, mais d’une sexualité immature, l’évêque propose une gamme de sanctions plus large: tel prêtre peut-il encore célébrer la messe? Pour une assemblée ou seulement en privé? Peut-il confesser mais avec des restrictions quant aux personnes et aux lieux? Peut-il encore exercer la direction spirituelle? Peut-il exercer une responsabilité pastorale? Pourra-t-il un jour à nouveau s’occuper d’enfants ou de jeunes? Avec évidemment la grande difficulté d’exercer le contrôle de ces sanctions.
9. Proposer à tous un chemin spirituel
Au-delà des sanctions, un chemin spirituel doit pouvoir être proposé même aux prêtres coupables, note l’évêque. «Un des aspects du drame est l’immense capacité de déni dont font preuve beaucoup d’entre eux. Elle rend difficile pour ceux qui s’y attellent de les accompagner dans la durée.[…] De prêtres, […] on pourrait espérer […] au moins l’acceptation que le pardon ne débarrasse pas des conséquences du péché, mais aide au contraire à en porter le poids sans en être écrasé.»
La parole des victimes, devenue possible, «se mue chez quelques-uns en une réclamation de punition, parfois en attendant de l’Église qu’elle exerce une sévérité à laquelle la justice civile a renoncé», constate Mgr de Moulins-Beaufort. «Seul un sens renouvelé de l’expiation rendra possible un vrai pardon.»
La difficulté pour l’autorité ecclésiale est alors d’occuper le prêtre coupable. S’il ne peut plus exercer le ministère sacerdotal que lui faire faire? Le classement des archives a des limites. Faut-il encourager à chercher un emploi dans la société civile?
10. Eviter les dérives du cléricalisme
Pour Mgr de Moulins-Beaufort, le coeur du drame tient à la conjonction d’un pouvoir spirituel puissant et du déséquilibre des personnalités. Pouvoir et sexualité entretiennent des liens complexes.
«Un immense effort de réflexion et d’attention est donc à consentir pour que les hommes et les femmes, les adultes et les enfants, acquièrent le sens de la chasteté qui n’est pas seulement d’éviter les gestes sexuels mais qui est bien plutôt de se tenir l’un par rapport à l’autre dans une relation ajustée, qui laisse à chacun sa pleine liberté.»
Le risque de voir dans le prêtre le détenteur d’un savoir ésotérique, inaccessible au commun des mortels, entouré d’une aura sacrée doit être combattu par un esprit de service, note l’évêque. Raison pour laquelle aussi la charge d’une paroisse ou d’une communauté doit être assumée dans un rapport de communion avec les conseils pastoraux et économiques.
11. Mieux entourer les prêtres
La question de la formation et de la formation continue des prêtres occupe une large part de la réflexion de Mgr de Moulins-Beaufort. «Le progrès à faire est sans doute de dépasser la naïveté sur les mécanismes qui jouent dans les relations humaines.» «À celui qui décide de répondre à l’appel au sacerdoce ministériel, il faudra donc entrer dans un vrai travail intérieur, dans une reprise même de sa propre construction personnelle.» Les prêtres doivent pouvoir être entourés au long de leur vie d’un climat d’amitié, de respect, de stimulation aussi par les autres prêtres, par les laïcs, par des amis et les membres de leur famille, mais aussi par des instances organisées par l’évêque.
Le travail avec ou sous la responsabilité de femmes dans les études ou dans les activités apostoliques «sera toujours un moyen important de progrès et un critère de discernement», souligne Mgr de Moulins-Beaufort.
12. Aider l’Eglise
Aux victimes, l’Eglise doit une écoute respectueuse. «Ce travail demande une grande humilité, une grande lucidité aussi, qui ne se paie pas de mots, qui soit consciente des dérives tellement possibles, un sens de Dieu et un sens du péché nourris non par la peur mais par l’espérance. Les personnes victimes pourront fortement aider l’Église dans les décennies qui viennent à préciser ses modes de fonctionnement, à affiner son droit, notamment dans la répartition des tâches, dans l’évaluation et le suivi des personnes, dans l’accompagnement des initiatives nouvelles.» (cath.ch/mp)
Mgr Eric de Moulins-Beaufort: Que nous est-il arrivé ? De la sidération à l’action devant les abus sexuels dans l’Église, Nouvelle revue Théologique, (2018 No 140 pp 34-54)