Abus: Jacques Nuoffer demande à trois prélats de s’excuser
Jacques Nuoffer, ancien président du Groupe SAPEC, demande que trois prélats suisses présentent des excuses publiques pour leur «négationnisme» face aux abus. Dans une lettre envoyée début décembre 2024 à la Conférence des évêques suisses (CES) et à la Conférence des ordinaires de Suisse romande (COR), il appelle à une ouverture de la CECAR aux personnes victimes de Suisse alémanique et italienne.
Jacques Nuoffer a quitté en novembre 2024 le Groupe SAPEC (Soutien aux personnes abusées dans une relation d’autorité religieuse), qu’il avait cofondé en 2010. En son nom personnel, il a souhaité formuler une sorte de bilan de ses années de combat en soulignant les avancées de l’Église, mais aussi les zones d’ombres subsistantes. Il a fait parvenir début décembre à la COR, à la CES ainsi qu’à cath.ch un courrier résumant ses réflexions et revendications, ainsi qu’un document rappelant ses principaux engagements.
Mgr Brunner, Farine et Broccard épinglés
Sa lettre intitulée «Rappels et demandes d’un activiste» n’évite pas la critique acérée et frontale. Jacques Nuoffer écrit notamment: «Après la publication des résultats de l’enquête et les révélations des abus en Valais, il est impératif pour la vérité et la justice, que des prélats comme Mgr Norbert Brunner et Mgr Pierre Farine, ainsi que le chanoine Bernard Broccard, qui ont nié l’existence des abus ou leur ampleur, ou qui ont minimisé la souffrance des victimes et leur ont opposé l’urgence de leurs tâches administratives le reconnaissent publiquement et expriment leurs excuses sincères!» Une revendication placée dans un chapitre intitulé «L’indispensable expression publique des excuses des prélats ‘négationnistes’ pour la vérité et la justice».
Minimisation des souffrances?
cath.ch a demandé à Jacques Nuoffer de préciser ces accusations. Le portail catholique a également recherché les réactions des prélats mentionnés. Mgr Pierre Farine, évêque auxiliaire émérite de Lausanne, Genève et Fribourg (LGF), qui a pris l’intérim du diocèse à la mort de Mgr Bernard Genoud (septembre 2010) et jusqu’à la nomination de Mgr Charles Morerod (novembre 2011), récuse les critiques de l’ancien président du SAPEC.
«En 2010, nous ne percevions pas encore toute l’ampleur du scandale» – Mgr Pierre Farine
Le principal grief contre Mgr Farine concerne une réflexion de ce dernier dans un article du journal Le Temps, en octobre 2010. Le prélat avait déclaré: «L’Église a passé un mauvais moment, mais la clarté a été faite. Et maintenant, nous avons des armes pour lutter contre ce problème.» Pour Jacques Nuoffer, il s’agit là d’une «minimisation scandaleuse» du fléau des abus «qu’il a fallu 13 ans pour mettre en évidence! Ce sont les victimes qui ont passé des mauvais moments, s’indigne-t-il auprès de cath.ch. Mgr Farine ne fait aucune allusion aux souffrances des hommes et des femmes qui durant leur enfance ou leur adolescence ont été abusés par des prêtres? Leur vécu actuel, leur demande d’information, leur besoin de réparation ne sont pas évoqués!»
Un regard du présent sur le passé?
L’ancien évêque auxiliaire se défend d’avoir minimisé les problèmes ou la souffrance des victimes. «J’ai traité les choses du mieux que j’ai pu à l’époque et je ne pense pas avoir à m’excuser de quelque chose, assure-t-il. Quand j’ai dit que la clarté avait été faite et que nous avions des armes pour lutter contre le problème des abus, je l’ai fait avec les connaissances que j’avais à ce moment-là. Il est vrai qu’en 2010, nous ne percevions pas encore toute l’ampleur du scandale, qui est apparu progressivement par la suite. Toute la clarté n’avait pas été faite. Je n’ai pas minimisé, mais il est évident que je me suis trompé, en toute sincérité. Le problème avec ce genre d’accusations, c’est que l’on interprète le passé avec un regard du présent.»
Mgr Farine rappelle également qu’à l’époque, il avait déjà rencontré des victimes. «Cette rencontre a été une terrible épreuve pour moi. Quelqu’un qui n’a pas vécu l’enfer d’un abus sexuel ne peut bien sûr pas vraiment mesurer l’ampleur des dégâts déstructurant la personne et le lancinant problème d’une blessure qui ne se referme jamais.»
Questions de priorité
Jacques Nuoffer explique également que la CES a transmis à la Conférence des ordinaires de la Suisse romande (COR) le rapport rédigé par le comité du Groupe SAPEC contenant un état de la situation et des propositions, notamment la création d’une commission d’experts indépendante au niveau romand. Dans ce cadre, l’ancien président du SAPEC a sollicité, en décembre 2012, le chanoine Bernard Broccard, alors vicaire général du diocèse de Sion et président de la COR. Selon Jacques Nuoffer, ce dernier lui aurait déclaré: «Oui, la CES m’a transmis votre rapport. Mais j’ai des priorités plus importantes que de répondre aux demandes d’un petit groupe de victimes. Et vous n’avez aucun droit à être informés.» Pour le militant, «c’était une non entrée en matière, confirmant que ce prélat aussi se préoccupait plus de la bonne marche de son institution que du vécu traumatique causé par ses confrères».
«Je n’ai jamais minimisé la détresse des victimes d’abus sexuels» – Mgr Bernard Broccard
Contacté par cath.ch, Bernard Broccard s’étonne de l’importance donnée par Jacques Nuoffer à cet entretien téléphonique. «Il voulait absolument avoir une rencontre avec moi pour défendre la demande du SAPEC. Il est vrai que j’ai refusé d’accéder à sa demande car, à cette époque, j’étais vraiment très chargé et j’avais très peu de disponibilités dans mon emploi du temps.» Le chanoine précise qu’après 12 ans, il ne se souvient plus avec certitude de ce qu’il a dit. Même chose pour les circonstances précises de cette affaire. «Je laisse donc à M. Nuoffer la responsabilité des propos qu’il me prête, ainsi que des conclusions qu’il en tire.»
Attitude «négationniste»?
Bernard Broccard tient cependant à rappeler qu’il a bien envoyé la lettre officielle de la COR répondant à la demande du SAPEC, en janvier 2013. En tant que président de la COR, il y a confirmé la décision de ne pas donner suite à la requête. Il précise que cette lettre ne représentait toutefois pas sa position, mais uniquement celle de la Conférence. «Enfin, je n’ai jamais minimisé la détresse des victimes d’abus sexuels, assure l’ancien vicaire général. Il suffit pour s’en convaincre de lire ce que j’ai écrit dans ce même courrier: ‘Nous avons lu avec intérêt les documents que vous nous avez envoyés et nous comprenons bien le souci que vous portez aux victimes d’abus sexuels. C’est tout à votre honneur’.» «Je n’ai pas non plus minimisé l’ampleur des abus, car, en ces années-là, il n’y a eu que très peu de cas connus dans le diocèse de Sion, ajoute le chanoine. Les gens ne parlaient pas et je ne savais tout simplement pas que les nombreux cas dénoncés par la suite existaient.»
Sur le fond, Bernard Broccard n’estime «pas correct de la part de Jacques Nuoffer de juger la situation des abus sexuels en 2012, tout comme les décisions de la COR de cette même époque, à l’aune des développements ultérieurs jusqu’en 2024. Les deux réalités sont très différentes.»
«Votre institution ecclésiale a évolué, certes toujours trop lentement à mes yeux» – Jacques Nuoffer
Mgr Norbert Brunner, évêque de Sion de 1995 à 2013, n’a pas répondu aux sollicitations de cath.ch. Jacques Nuoffer le classe dans les évêques «négationnistes» en référence notamment à un article paru dans le quotidien La Liberté en juillet 2011, dans lequel il niait l’existence d’abus dans son diocèse. «Alors que, par Gérard Falcioni [victime d’abus par un prêtre en Valais et cofondateur du SAPEC, ndlr], nous avions connaissance de plusieurs dizaines [de cas d’abus, ndlr]», note Jacques Nuoffer.
A noter que Mgr Brunner et Mgr Broccard sont mentionnés à plusieurs reprises dans les 50 pages d’un rapport d’audit sur le traitement des abus sexuels dans le diocèse de Sion, rendu public en juin 2024. Si le document ne donne pas d’évaluation précise de leur action, il relève que l’épiscopat de Mgr Norbert Brunner, de 1995 à 2014, est «considéré par les victimes comme une ère glaciaire dont Mgr Lovey a hérité».
Reconnaissance des progrès
Dans sa lettre, Jacques Nuoffer accorde toutefois quelques points positifs à l’Église en Suisse, et à certains prélats. Il rend ainsi hommage à Mgr Martin Werlen, ancien Abbé d’Einsiedeln, pour avoir été «l’initiateur de la commission d’experts [Abus dans le contexte ecclésial- de la CES, ndlr]» et pour avoir soutenu le SAPEC entre 2011 et 2013. «C’est Mgr Martin Werlen qui vous a proposé en automne 2013 de me nommer dans votre commission d’experts», rappelle-t-il.
Jacques Nuoffer salue également la reconnaissance de la CECAR (Commission Écoute-Réparation-Arbitrage-Conciliation) par la CES. La commission neutre et indépendante a été créée en janvier 2016 à l’initiative du Groupe SAPEC et des institutions catholiques avec le soutien de parlementaires suisses. «C’est grâce à cette commission d’experts, à l’engagement de ses présidents et de Mgr Joseph Bonnemain [actuel évêque de Coire, ndlr] (…) que votre institution ecclésiale a évolué, certes toujours trop lentement à mes yeux», écrit Jacques Nuoffer.
«A la CECAR, les personnes victimes sont prises en charge par deux ou trois spécialistes bien formés» – Jacques Nuoffer
Il assure également que les membres du SAPEC sont très reconnaissants à Mgr Charles Morerod «d’avoir suivi son intuition et bravé les oppositions de la plupart d’entre vous [les évêques, ndlr] pour vous faire accepter cette commission neutre et indépendante [la CECAR, ndlr] basée sur un accord entre une association de victimes et des prélats.»
CECAR ou LAVI?
Jacques Nuoffer remarque sur ce point que «les centres LAVI (…) n’apporteront jamais la même écoute et le même soutien aux personnes victimes». Il fait référence au projet de l’Église en Suisse de créer une instance nationale d’accueil et d’écoute. Le dispositif paraissant trop compliqué à mettre en place, la CES et la Conférence centrale catholique romaine de Suisse (RKZ) ont décidé de collaborer avec les centres cantonaux d’aide aux victimes LAVI, des structures organisées et financées par l’État.
«Cette alternative, vraiment nécessaire pour la suisse alémanique, ne doit pas impliquer la suppression de la CECAR qui au contraire devrait pouvoir mieux répondre aux demandes des victimes alémaniques et tessinoises, en particulier de celles qui ne veulent plus avoir à faire avec l’institution qui ne les a pas protégées», estime l’activiste.
«Les abus spirituels sont les prochain combat» – Jacques Nuoffer
Jacques Nuoffer relève à cath.ch que, selon ses informations, les centres LAVI romands manquent de personnel. Ils ne pourraient selon lui pas offrir un accompagnement adapté aux victimes d’abus dans l’Église. Il met en avant le fait qu’à la CECAR, les personnes victimes sont prises en charge par deux ou trois spécialistes bien formés qui les accompagnent «en fonction de leur demande et leurs aspirations».
«Épuisement» des cas d’abus sexuels
Actuellement Jacques Nuoffer estime qu’une partie des victimes d’abus sexuels ont déposé une requête, en tout cas en Suisse romande. «Beaucoup des personnes concernées sont mortes. Celles qui n’ont pas parlé souffrent encore en silence et attendent souvent le décès de leurs parents pour dénoncer les abus. Mais vu l’évolution de l’Église et le manque de prêtres, le nombre de sollicitations à la CECAR va diminuer ces prochaines années», assure-t-il. Pour autant, l’ancien président du SAPEC juge que la commission a encore toute son utilité pour prendre en charge les victimes alémaniques et tessinoises. Elle devra évoluer pour faire face à un phénomène qui commence seulement à pointer: celui des abus spirituels. «C’est le prochain combat», avertit Jacques Nuoffer. (cath.ch/com/rz)