Abbé Pierre: des détails sur l’agression à Genève
Parmi les 17 témoignages accusant l’abbé Pierre de harcèlement ou violences sexuelles rendus publics le 6 septembre, figurent deux femmes établies en Suisse au moment des faits. Désignée sous la lettre L. dans la synthèse d’enquête du groupe Egaé, l’une d’elle, une journaliste, a été agressée à Genève en 1988 alors qu’elle interviewait le prêtre pour la revue choisir… à propos de morale sexuelle notamment. cath.ch a pu la joindre.
L’article initial du 10 septembre 2024 a été réactualisé le 9 octobre 2024, suite à des contacts par e-mail avec la victime
En octobre 1988, L.*, interprète et journaliste freelance, Suisse et Péruvienne, se rend à l’Hôtel Terminus de Genève où loge l’Abbé Pierre. Elle a rendez-vous avec lui pour l’interviewer pour l’hebdomadaire péruvien Caretas, dont elle est correspondante. Son article sera repris en janvier 1989 par choisir, une revue mensuelle éditée par les jésuites de Suisse.
L. se réjouit beaucoup à cette perspective et le communique avec simplicité à l’Abbé. Il fait froid ce jour-là. Se méprend-il sur les larmes qui piquent aux yeux de la journaliste? A la joie de la rencontre, succède bien vite le choc. «L. a subi des contacts sexuels et un baiser forcé à Genève (Suisse) en 1988. Elle raconte avoir subi plusieurs contacts sexuels: un contact sur les seins, un baiser forcé et un contact avec le sexe de l’Abbé Pierre en érection», résume le rapport du 4 septembre 2024 du groupe Egaé.**
Toute la conversation est enregistrée, puis effacée, par respect
Cette femme, âgée de 88 ans aujourd’hui, est rentrée définitivement au Pérou en 2014, mais ses souvenirs sont encore vifs. A l’époque des faits, l’Abbé Pierre a 76 ans et L. en a 52. Elle n’est donc plus «une jeunette». Le choc qu’elle ressent n’en est pas moins «énorme», comme elle en témoigne pour la première fois publiquement en février 2007 dans Caretas, près de 20 ans après son agression.
Contactée par e-mail par cath.ch, l’ancienne journaliste précise: «Je suppose qu’il m’a attaqué au moins une vingtaine de minutes après mon arrivée, parce qu’on a bavardé un moment ensemble à propos d’une collègue journaliste qu’il connaissait bien et que j’ai eu le temps de prendre des photos. Il se levait souvent de sa chaise pour répondre à de nombreux appels téléphoniques.»
Toute la conversation est enregistrée par elle. Après un énième appel, l’Abbé Pierre, «au lieu de s’asseoir, est venu à côté de ma chaise et, debout, s’est pressé contre moi. Il m’a semblé qu’il avait une érection», explique-t-elle à cath.ch. «Puis il a frotté les seins au dessus de mon pull et a mis sa langue dans ma bouche, précise encore L., et. l a dit après: «Est-ce que c’était aussi bien pour vous, ma fille ou ma petite? Quand j’ai finalement réagi, sans rien dire, j’ai pris mon manteau et mon enregistreur et je suis sortie en courant.»
«Je n’arrive pas à y croire.»
Plongée dans la stupeur – ou dans cet état de sidération souvent associé aux victimes d’abus – , L. se rend néanmoins l’après-midi à l’Union internationale des télécommunications (UIT) pour travailler comme interprète. «Je n’arrêtais pas de me répéter: ‘Je n’arrive pas à y croire’ Je ne sais pas comment j’ai pu faite mon travail ce jour-là. Le soir, je me suis rendue compte que je n’avais pas de vrai interview et j’ai décidé d’y retourner, explique-t-elle à cath.ch. J’ai téléphoné l’Abbé et il a accepté pour le lendemain. Le deuxième jour, je n’ai pas même enlevé mon manteau, ni ne me suis assise. J’avais peur. Je lui posais les questions et il répondait assis, avec les yeux fermés et les mains entrelacés. A la fin, je lui ai dit ‘merci’, ‘au revoir’ et que j’étais très pressée. A la porte, il a réussi de nouveau à me frotter les seins au dessus du manteau.»
«Je ne l’oublierai jamais et je ne cesserai jamais de regretter de ne pas le lui avoir dit: ‘Je suis ici monsieur l’abbé pour vous interviewer et rien de plus’», peut-on lire dans son interview de 2007 pour le journal Caretas.
Seuls des amis seront mis dans la confidence. La journaliste ne cherche pas le scandale médiatique et garde son estime pour le fondateur d’Emmaüs. «Après le choc du début, j’ai ressenti de la peine pour lui. J’ai pensé qu’il souffrait de démence sénile», témoigne-t-elle à cath.ch. Au point d’effacer l’enregistrement du premier jour avec les «halètements» de l’Abbé enregistrés sur la cassette. L’interview du fondateur d’Emmaüs sera donc publié dans la presse sans mention de ces faits et sans même que la rédaction de choisir ne soit mise au courant de l’abus, souligne Jean-Blaise Fellay sj, rédacteur en chef de la revue en 1988.
Le silence entraîne le silence
À l’époque des faits, la journaliste de Genève ne sait rien encore des difficultés de Henri Grouès à gérer ses pulsions sexuelles. Elle n’a entendu aucun témoignage allant dans ce sens et l’Abbé Pierre n’a pas encore confié à Fréderic Lenoir, directeur du Monde des religions, avoir commis le «péché de chair». Le livre d’entretien Mon Dieu… pourquoi, dans lequel l’abbé dit: «Il m’est arrivé de céder à la force du désir de manière passagère», n’est publié qu’en 2005. Deux ans plus tard il décède, et L. se sent déliée de son secret. «J’ai perdu depuis tout le respect que j’avais pour lui avant l’incident.»
«Les problèmes qui touchent à la sexualité sont perçus par tous comme des choses essentielles, mais c’est une erreur.»
Abbé Pierre
Comble de l’histoire, dans l’entretien publié dans choisir, la journaliste questionne l’Abbé Pierre à propos de la théologie de la libération, du conflit entre le pape et Mgr Lefebvre et … de morale sexuelle. «Que pensez-vous de l’interdiction par le pape Jean Paul II de l’utilisation des méthodes contraceptives dites artificielles» lui demande-t-elle. Et l’Abbé de répondre qu’il s’agit là d’un appel à la perfection.
«Les problèmes qui touchent à la sexualité sont perçus par tous comme des choses essentielles, mais c’est une erreur. On le voit dans les préceptes moraux de Notre-Seigneur. (…) Il a plus de paroles sévères à l’égard de l’injustice, de l’exploitation, du manque d’amour que pour les péchés charnels… En ces matières, la doctrine de l’Eglise est: voilà ce vers quoi il faut tendre.» Ce qui compte, explique-t-il encore, c’est que les hommes tentent de «maîtriser leurs énergies sexuelles. Ils ne doivent pas considérer que, dans ce domaine, c’est tout ou rien, alors que dans les autres domaines on accepterait les imperfections…» On appréciera l’ironie de la chose. (cath.ch/lb)
* Par soucis de confidentialité, la rédaction de cath.ch a décidé de continuer à la désigner par la lettre L. sous laquelle elle figure dans le rapport de Egaé. Âgée de 88 ans, L. vit aujourd’hui au Pérou.
**Le groupe Egaé a été chargé en juillet 2024 par Emmaüs International, Emmaüs France et la Fondation Abbé Pierre d’ouvrir et de gérer un dispositif d’écoute et de témoignages à la suite de la publication par le Mouvement de faits de violences commis par l’abbé Pierre.