Suisse

A. Kaptijn: «Les victimes doivent être informées de leurs droits»

Lors de procès canoniques pour abus sexuels, les victimes présumées ne sont pas toujours bien renseignées. Et comment comprendre que le Code de droit canonique leur attribue parfois même le statut de ‘complices’? La professeure Astrid Kaptijn répond.

L’affaire Rupnik – du nom du mosaïste jésuite Marko Rupnik, accusé d’abus spirituels et agressions sexuelles sur plusieurs religieuses dans les années 1980-90 en Slovénie – a été révélée en décembre 2022 par la presse italienne. Mais une autre affaire le concerne pour un délit plus récent et avéré.

En 2015, le prêtre slovène a abusé sexuellement d’une femme adulte pendant une confession, à l’issue de laquelle il a donné l’absolution à sa victime. Reconnu coupable, il est officiellement excommunié en mai 2020 par le Dicastère pour la doctrine de la foi (DDF), avant d’être réintégré peu après. La raison de son excommunication? Le délit d’absolution d’un complice, selon les termes du droit canonique. Ici, pourtant, le terme ‘complice’ été attribué à une victime, sans l’ombre d’un doute.

Professeure de droit canonique à l’Université de Fribourg, Astrid Kaptijn a également été l’une des membres de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase), qui a rendu le retentissant «Rapport Sauvé», en France, en octobre 2021. Elle précise pour cath.ch comment s’articule les termes ‘complice’ et ‘victime’ dans le Code de droit canonique (CDC).

Que veut dire cette expression «absolution d’un complice»?
Astrid Kaptijn: Cette expression se retrouve à deux reprises dans le Code de droit canonique. Une fois dans les canons qui concernent le sacrement de pénitence (can. 977). Et une fois dans le droit pénal canonique (can. 1384), parce qu’il est lié à une sanction (excommunication, ndlr). Il convient de distinguer deux choses: d’un côté, il y a le péché contre le 6e commandement commis par le prêtre et une autre personne et ici, on pense logiquement à une femme mariée parce qu’on se réfère à l’origine du 6e commandement: tu ne commettras pas l’adultère. De l’autre côté, il y a le délit de l’absolution du complice dans ce péché. Le délit porte donc sur l’absolution indûment donnée. De manière générale, tout délit constitue en même temps un péché, mais tout péché n’est pas nécessairement un délit dans l’Église. 

«Tout délit constitue un péché, mais tout péché n’est pas nécessairement un délit dans l’Église.»

Comment l’Église a géré les péchés et la confession au cours de l’histoire?
Lorsque la confession auriculaire (ou privée) a été introduite par les moines irlandais au 7e siècle, des livres pénitentiels se sont développés avec des tarifs pour chaque péché. Cela simplifiait la tâche du confesseur, qui n’avait qu’à se référer à ces livres, organisé selon les dix commandements.

Comment se présentent ces péchés contre le 6e commandement?
Le chapitre consacré au 6e commandement commençait par l’adultère, c’est-à-dire une relation sexuelle avec une femme mariée. Il s’est développé et beaucoup d’autres choses s’y sont ajoutées. Aujourd’hui encore, le droit canonique contient une grande catégorie de péchés contre le 6e commandement, qui peuvent aller de la masturbation au viol.

En l’occurrence, le péché peut avoir eu lieu dans le cadre de la confession ou en dehors, mais le délit est commis lorsque le prêtre veut donner l’absolution à son complice. Le mot ‘complice’ va dans les deux sens et désigne aussi bien la personne qui se confesse que le confesseur. L’Église interdit cette absolution du complice, car le prêtre, considéré comme complice, se donnerait l’absolution à lui-même, en quelque sorte. C’est le cas qui avait conduit à l’excommunication dans l’affaire Rupnik.

Le mot ‘complice’ pourrait-il être employé pour un homme marié?
Oui, même si je ne crois pas que ce soit ce à quoi l’Église pensait en statuant ce délit. A noter qu’il y a un autre délit qui concerne la confession: le péché de sollicitation. C’est le cas de l’affaire Santier, en France: l’évêque est accusé d’avoir demandé à des jeunes hommes de se déshabiller pendant la confession. 

A quand remonte cette sentence concernant «l’absolution d’un complice»?
Astrid Kaptijn: «La mention était déjà présente dans le Code de 1917. La plus ancienne référence pour le canon sur l’absolution d’un complice d’un péché contre le 6e  commandement est une constitution du pape Benoît XIV, du 1er juin 1741, intitulée Sacramentum poenitentiae.» GR

A vous entendre, on a l’impression que le droit n’épargne pas les prêtres et leurs éventuelles tentations…
Le droit prend en compte le fait que les prêtres sont des êtres humains et que la confession est un environnement clos. Le pénitent ouvre sa conscience au confesseur et peut vraiment tout évoquer. Cela peut laisser place à des abus de tout genre. Beaucoup de canonistes s’étonnent que ce canon – sur le délit d’absolution d’un complice –, concerne seulement le péché contre le 6e commandement. On peut imaginer beaucoup d’autres délits. Étonnamment, en cas de complicité de meurtre, par exemple, le prêtre peut apparemment absoudre son complice. 

«Étonnamment, en cas de complicité de meurtre, le prêtre pourrait absoudre son complice.»

Le terme ‘complice’ n’est pas uniquement rattaché au 6e commandement?
Le terme ‘complice’ a un sens plus général dans le droit canonique pénal (can. 1329). Il concerne toute personne qui, dans une intention commune, concourt au délit. Et il est précisé qu’il est puni de la même manière que l’auteur principal. Mais j’insiste encore sur le fait que le péché contre le 6e commandement n’est pas un délit en soi. C’est le fait, pour le prêtre, d’absoudre le complice de ce péché qui est punissable.

Comment comprendre que le CDC utilise le terme ‘complice’ pour qualifier des personnes qui sont plutôt des victimes?
Le problème vient du fait que les prêtres qui abusent – d’un adulte notamment –, prétendent en général que les personnes étaient consentantes. Comment établir que ce n’était pas le cas? C’est par la procédure canonique que le pénitent va formellement basculer du statut de complice au statut de victime. A ce propos, je signale une récente enquête [de La Croix, 14.01.2023, sur la communauté des Béatitudes, ndrl.] qui explique comment une victime, sous l’emprise d’un prêtre, se considère comme consentante et, par la suite, comme complice.

«En termes juridiques, nous utilisons le qualificatif de ‘victime présumée’, jusqu’à la fin de procès.»

Plus de 20 ans après la révélation des premières grosses affaires d’abus sexuels dans l’Église, comment expliquer que le terme ‘victime’ ne soit pas encore présent dans le CDC?
Effectivement, c’est un terme qui vient plutôt des sciences sociales et qui est entré en criminologie. En termes juridiques, nous utilisons le qualificatif de ‘victime présumée’, jusqu’à la fin de procès. Et lorsque les faits ont été prouvés, et la culpabilité du prêtre est reconnue, nous pouvons parler de ‘victime’. Mais le terme n’est pas employé dans les normes canoniques. Dans le droit processuel, nous parlons de ‘partie lésée’ (can. 1729), mais cela peut être pour n’importe qui à propos de n’importe quel délit, y compris financier.

L’absence du terme ‘victime’ dans le CDC donne l’impression qu’elles n’ont aucun droit…
Les choses ont été très longtemps traitées uniquement du point de vue du prêtre qui manque à son devoir et à sa promesse de célibat. Dans le droit canonique pénal, un chapitre y est consacré dans le délit contre les obligations spéciales (can. 1395). Mais en ce qui concerne les ‘victimes’, les canons ne sont effectivement pas explicites, ce qui veut dire que les victimes ne sont souvent pas au courant de leur droits, et leur avocat non plus.

«A cause d’un manque de transparence certain, le secret pontifical a été supprimé en 2019.»

De plus, il y avait également le secret pontifical, qui empêchait de nombreux cas d’être divulgués. Par exemple, si une victime déposait plainte et qu’un évêque enclenchait un procès, la victime n’était pas forcément au courant. Il y a eu un manque de transparence certain, c’est pourquoi le pape François a supprimé le secret pontifical dans les cas de ces délits contre le 6e commandement en décembre 2019.  

Des révisions du CDC sont-elles toutefois en cours en faveur des victimes?
Il y a eu une révision du code pénal en décembre 2021. Par exemple, le délit contre le 6e commandement entre en considération non seulement lorsqu’il est commis avec un mineur, mais aussi avec un majeur protégé, c’est-à-dire adulte par l’âge, mais considérée comme enfant par le droit (can. 1398). Autres changements: ce ne sont plus uniquement les prêtres qui sont considérés comme agresseurs sexuels, mais également les religieux ou les fidèles qui ont une responsabilité dans l’Église. Et le canon porte également sur la détention ou la publication d’images à caractère pédopornographique.

Astrid Kaptijn, la seule membre non-française de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (CIASE) qui a rendu le Rapport Sauvé en 2021 | © Grégory Roth

Le CDC considère que le 6e commandement englobe l’ensemble de la sexualité humaine. Est-il correct de dire qu’il ne distingue pas un «acte de masturbation» ou un «crime pédophile»?
C’est effectivement la remarque du Rapport Sauvé, qui souhaitait que le droit canonique soit plus clair entre actes et délits sexuels, à l’image du droit étatique qui distingue le viol, considéré comme nettement plus grave et qui, en France notamment, est traité dans un tribunal particulier. Nous le voyons, dans le langage courant en Église, quand nous disons: «quelqu’un a eu des gestes déplacés». Cela peut être un attouchement, un viol, etc. Le terme est très vague et obscurcit les choses.

«Après 2021, il ne faut pas attendre de nouvelles révisions du CDC avant plusieurs années.»

En octobre 2021, la Commission Sauvé voulait une distinction claire, mais presque au même moment est parue cette révision du droit canonique pénal, qui a pris près de dix ans. Il ne faut donc pas attendre de nouvelles révisions du CDC avant plusieurs années, à mon avis.

Des distinctions pourraient être apportée par la jurisprudence de l’Église, mais le Saint-Siège tarde à publier les sentences dans ces cas: le Dicastère pour la doctrine de la foi justifie que cela lui prendrait trop de temps à ‘anonymiser’ les différents dossiers à publier.

Selon votre avis de canoniste, comment le droit pourrait évoluer en faveur des victimes?
Il faudrait déjà mieux préciser les droits des victimes, aux victimes et à leur avocat, pour leur défense, pour consulter l’avancée de leur dossier. Dans plusieurs pays, les ministères de la justice proposent un guide en ligne pour les victimes. Nous pourrions faire quelque chose du genre, au niveau de l’Église. Et si nous le faisions au niveau romain, nous aurions l’avantage de quelque chose de pareil pour le monde entier.

«L’Église pourrait déjà proposer un guide en ligne pour les victimes et leur avocat».

Quelle est la marge de manœuvre qu’ont les victimes dans un procès?
Selon le canon 1729, la victime peut intervenir dans le procès en tant que partie lésée. Mais cela suppose qu’elle soit au courant qu’il y a un procès. Et si oui, peut-elle choisir un avocat? Ce dernier peut-il être admis par le tribunal ecclésiastique? Pendant le procès, la victime peut-elle apporter des preuves ou des compléments d’information? A-t-elle le droit de consulter les actes du procès et se prononcer dessus? Toutes ces questions sont bien règlementée dans le droit étatique, mais pas suffisamment pour l’Église.

Et concernant les personnes accusées à tort?
Les victimes ont le droit de se défendre, mais les accusés ont aussi le droit d’être rétablis dans leur réputation, si l’accusation n’a pas abouti. Il arrive aussi que des prêtres soient sous le coup de mesures conservatoires. Cela veut dire que, pendant la durée du procès, ils seront limités dans l’exercice de leur ministère. Mais il faudrait qu’à l’issue du procès, ces mesures soient levées ou transformées en sanctions, en cas de culpabilité. Des démarches qui ne sont pas toujours clairement ou rapidement effectuées.

«Les accusés ont aussi le droit d’être rétablis dans leur réputation, si l’accusation n’a pas abouti.»

Les prêtres ne sont pas toujours informés suite à une plainte les concernant. Ils apprennent qu’ils sont accusés et qu’ils sont limités dans leurs activités. Mais ils ne savent pas forcément qui les accuse, de quoi ils sont accusés et à quel moment tout cela aurait eu lieu. On comprend que ces mesures servent à protéger des témoins ou des victimes, mais pour l’accusé, ce n’est pas très juste.

Avant une potentielle évolution du droit canonique, vous plaidez plutôt pour une meilleure information…
Exactement. Et, en conclusion, j’ajouterais que le droit à être informé prévaut aussi pour les communautés concernant un prêtre ou un membre accusé, pour éviter les divisions et permettre plus facilement une réconciliation, quelle que soit l’issue du procès. (cath.ch/gr)

26 janvier 2023 | 17:00
par Grégory Roth
Temps de lecture : env. 9  min.
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