L'église des jésuites de Lucerne sur le quai de la Reuss | © Barbara Ludwig
Suisse

450 années turbulentes pour les jésuites à Lucerne

Il y a 450 ans, les premiers jésuites sont arrivés à Lucerne pour y fonder un collège. Ce premier pas en terres helvétiques marqua le début d’un longue histoire aussi riche que mouvementée.

Les débuts des trois premiers jésuites à Lucerne en 1574 ont été tout sauf faciles, a rappelé à kath.ch l’ancien provincial Hansruedi Kleiber. Les conditions de vie étaient telles qu’ils envisagèrent même de quitter la ville. Grâce à l’aide énergique de l’avoyer et chef d’armée Louis Pfyffer, la situation s’améliora. En 1577, un fonds fut créée pour la création du collège et l’entretien de vingt jésuites. Le palais Ritter – l’actuel bâtiment du gouvernement lucernois – fut mis à la disposition des pères pour qu’ils puissent y vivre. Un bâtiment scolaire et un foyer d’étudiants ont également été construits. Leur grande église baroque fut bâtie tout à côté sur le quai de la Reuss en 1677.

Le Père Hansruedi Kleiber est préfet de l’Eglise des jésuites de Lucerne | © Christian Merz

Une expansion rapide dans toute la Confédération

Après Lucerne, Pierre Canisius fonda à Fribourg le collège Saint-Michel, ouvert en 1582, à la demande du nonce Giovanni Francesco Bonomi et du gouvernement fribourgeois. D’autres collèges furent créés à Porrentruy (1591), Soleure (1646), Brigue (1662), et Sion (1734). Ceux des territoires frontaliers de Constance (1592) et de Feldkirch (1649) attiraient des élèves de la Suisse orientale. Des tentatives de créer des collèges à Roveredo (GR) et Coire se heurtèrent cependant à la résistance des deux ligues protestantes. L’établissement de Bellinzone (1646) dut être abandonné en 1675.

Défense de la foi

Depuis sa reconnaissance formelle par le pape Jules III en 1550, le but de la Compagnie de Jésus est de répandre et défendre la foi, de conduire l’homme à une vie chrétienne par la prédication, les exercices spirituels, la direction de conscience, la catéchèse, l’enseignement et les œuvres caritatives.

Sous l’Ancien Régime, l’activité des jésuites fut entièrement mise au service de la réforme catholique qui suivit le Concile de Trente. Les jésuites du collège de Lucerne participèrent à la recatholisation du Laufonnais qui relevait du prince-évêque de Bâle.

La cour du collège St-Michel, à Fribourg, avec le buste de Canisius | © Maurice Page

Mais ce fut surtout par l’enseignement que les jésuites acquirent leur influence. Ils créèrent la presque totalité des écoles moyennes et supérieures des cantons catholiques. Jusqu’en 1773, ils eurent ainsi un quasi-monopole sur ce secteur, exception faite des abbayes bénédictines d’Einsiedeln et de Saint-Gall, rappelle le Dictionnaire historique de la Suisse.

Quelque 1200 Suisses entrèrent dans la Compagnie jusqu’en 1773, dont plusieurs laissèrent une trace dans l’histoire comme savants ou comme missionnaires.

Lucerne, l’église des jésuites et le pont de la Chapelle, gravure du XIXe siècle

Méfiance et suppression

Au XVIIIe s., les jésuites suscitèrent une méfiance croissante, pour des raisons théologiques (conflits avec le jansénisme, opposition aux Lumières) aussi bien que politiques (influence des conseillers et confesseurs jésuites dans les cours d’Europe, situation outre-mer où les missionnaires s’opposaient aux puissances coloniales). D’abord interdit dans plusieurs pays catholiques, (Portugal, France, Espagne, Naples), l’ordre fut supprimé à leur instigation par le pape Clément XIV en 1773.

En Suisse, les collèges des jésuites passèrent aux mains des pouvoirs civils. Mais les désormais ex-jésuites continuèrent d’y enseigner et de les diriger. A leur mort, ils furent remplacés par d’autres prêtres ou d’autres enseignants.

Rétablissement en 1814

L’ordre fut ensuite rétabli par le pape Pie VII en 1814, dans le mouvement de la restauration catholique. Les jésuites reprirent leurs anciens établissements à Brigue (1814), Sion (1814) et Fribourg (1818). Cette ville devint un centre de rayonnement de la restauration catholique et jésuite. De nouveaux établissements furent fondés à Estavayer-le-Lac (1827) et Schwytz (1836). En 1845, les jésuites étaient rappelés à Lucerne par le gouvernement.

Caricature de 1845, un jésuite nargue l’ours bernois

Expulsion en 1847

Mais lors de la Diète de 1844 déjà, plusieurs cantons avaient demandé l’expulsion des jésuites : on leur attribuait en effet des influences réactionnaires et la responsabilité de troubles en Valais. La décision de Lucerne provoqua des réactions violentes qui débouchèrent sur les expéditions des Corps francs, troupes révolutionnaires anticléricales qui tentèrent de renverser le gouvernement lucernois. Les cantons catholiques réagirent en créant le Sonderbund (alliance séparée). Lors de la guerre qui en résulta les catholiques furent vaincus (1847). Les jésuites furent alors expulsés de Suisse et interdits par la Constitution fédérale de 1848 (art. 58). Celle de 1874 étendit cette interdiction à toute activité dans l’Eglise et les écoles (art. 51).

Des articles d’exception

Dès le début du XXe siècle, ces articles d’exception furent dénoncés par les catholiques comme une discrimination inacceptable. Mais il fallut attendre 1973 pour les voir abroger en votation populaire. 

En fait ces articles furent appliqués de manière assez libérale, notamment pour les jésuites. Ils ont ainsi recommencé à travailler en Suisse à partir de la fin du 19e siècle, relève Hansruedi Kleiber. Comme ils n’avaient plus de collège et ne pouvaient pas travailler dans les paroisses et les écoles, ils furent actifs comme aumôniers d’étudiants et d’hôpitaux, animateurs de retraites, prédicateurs de missions populaires, ou éditeurs de livres ou de revues. A quelques exceptions près, les autorités toléraient leurs activités.

Une vice-province suisse indépendante fut érigée en 1947, avec siège à Zurich, une province en 1983. L’ordre a connu une brève période de prospérité dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, avec de nombreuses vocation de Pères et de Frères. Plusieurs communautés ont été fondées et des maisons ont été construites.

Intégrés à l’Europe centrale en 2021

Entre-temps, la situation a changé : le manque de relève et le vieillissement obligent les jésuites à abandonner des œuvres et à fermer des maisons. En 2021, la trentaine de jésuites suisses ont été intégrés dans la  nouvelle province des jésuites d’Europe Centrale. Ce regroupement territorial a concerné les provinces actuelles d’Autriche, d’Allemagne, de Lituanie-Lettonie et de Suisse. Il a rassemblé quelque 400 jésuites répartis dans 36 institutions. (cath.ch/kath.ch/mp)

Les jésuites de Lucerne marqueront ce 450e anniversaire par une série de manifestations et de conférences au cours de l’automne.  

L'église des jésuites de Lucerne sur le quai de la Reuss | © Barbara Ludwig
25 août 2024 | 17:00
par Maurice Page
Temps de lecture : env. 4  min.
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