La salle principale de culte de l'Ordre du Temple Solaire, à Cheiry, avant le drame de 1994 | © KEYSTONE / Ruben Sprich
Suisse

30 ans du drame de l’Ordre du temple solaire: qu’est-ce qu’une secte?

La tragédie de l’Ordre du temple solaire a été découverte, le 5 octobre 1994, à Cheiry (FR) et Salvan (VS). 30 ans plus tard, peut-on parler de la plus grande «dérive sectaire» que la Suisse ait connue? Jean-François Mayer, historien des religions, estime qu’un tel drame a peu de chance de se reproduire sous nos latitudes.

L’Ordre du temple solaire (OTS) est aujourd’hui associé à une secte dans l’opinion publique. Quand parle-t-on de ‘secte’?
Jean-François Mayer: Dans le langage courant, le terme ‘secte’ revêt une connotation négative: il désigne un groupe controversé, problématique ou potentiellement dangereux. L’emploi du mot reste toutefois équivoque, car son usage actuel résulte d’une succession de définitions, à commencer par une définition théologique, qui n’est plus celle qu’ont en tête la plupart des gens aujourd’hui.

«J’évite d’utiliser le terme ‘secte’ car cela entraînerait des malentendus sur la nature des groupes dont je parle»

A partir du 20e siècle, des chercheurs ont tenté de définir la secte sur le plan sociologique, de façon neutre, dans un cadre d’origine chrétien, pour désigner un type d’organisation religieuse en contraste avec celui de l’Église. Dans mes publications anciennes, j’utilisais le terme ‘secte’ dans ce sens neutre. Ce que j’évite aujourd’hui, parce que je sais que cela entraînerait des malentendus sur la nature des groupes dont je parle.

L’historien des religions Jean-François Mayer a suivi de près le drame de l’OTS | © Grégory Roth

Est-ce que l’OTS a produit des héritiers ou des sympathisants?
A ma connaissance, l’OTS n’a pas essaimé, car ses membres principaux sont tous décédés entre 1994 en Suisse, 1995 en France et 1997 au Québec.

Mais il peut continuer de fasciner certaines personnes: des personnes qui l’ont fréquenté ou qui s’y sont intéressées peuvent rester sensibles à certains aspects de son message, sans s’organiser autour de celui-ci. Il faut préciser que la plupart des membres engagés étaient des personnes sans histoire, qui suivaient une quête spirituelle, de manière tout à fait honnête et respectable.

«La plupart des membres engagés étaient des personnes sans histoire, […] honnêtes et respectables»

Votre question est cependant pertinente: au Japon, le groupe Aum Shinrikyō, responsable de multiples meurtres entre 1989 et 1996 – dont l’attaque au gaz sarin du métro de Tokyo – a perduré sous un nouveau nom et existe toujours. 

De telle dérives sont encore possible aujourd’hui?
Oui, une dérive est toujours possible. Dans mes recherches, j’ai étudié de nombreux courants religieux – d’inspiration chrétienne, de croyances orientales ou de courant ésotérique – et de multiples doctrines. Beaucoup de monde garde sans doute en mémoire la terrible affaire de l’an 2000 en Ouganda, où plusieurs centaines d’adeptes du «Mouvement pour la Restauration des Dix Commandements de Dieu” avaient perdu la vie dans des suicides et meurtres collectifs. Et en 2023 au Kenya, plusieurs centaines de fidèles d’un pasteur local ont pratiqué un jeûne jusqu’à la mort pour «rencontrer Jésus» – certains cadavres portaient aussi des traces de coups, de strangulation ou de suffocation.

«Les dérives existent, mais elles atteignent rarement l’ampleur et la forme de celle de l’OTS»

Les dérives existent, mais elles atteignent rarement l’ampleur et la forme de celle de l’OTS. En Suisse, et même en Europe, elles sont statistiquement improbables, si l’on songe aux centaines de groupes qui mènent une existence plutôt paisible. Un massacre tel que celui de l’OTS représente heureusement une exception, et non un cas courant.

Peut-on parler de dérives sectaires dans l’Église catholique?
Dans les années 1990, plusieurs ouvrages ont dénoncé des sectes au sein de l’Église catholique – à l’instar de Naufragés de l’Esprit, éd. Seuil, 1996 –, à propos des communautés nouvelles et charismatiques. Les évêques français avaient désapprouvé l’ouvrage, niant la possibilité que des sectes puissent exister dans leur Église. Mais cinq ans plus tard seulement, les mêmes évêques reprenaient à leur compte l’acception sécularisée du terme ‘secte’ et reconnaissaient l’existence de «dérives sectaires» au sein de l’Église catholique.

«Un groupe ne dérive pas parce qu’il s’agit d’une ‘secte’; la plupart restent inoffensives»

Pour ma part, l’expression «dérives sectaires» est problématique, d’ailleurs de plus en plus utilisée pour des phénomènes non religieux également. Je préfère parler tout simplement de dérives. L’adjectif ›sectaire’ n’y ajoute rien d’utile: un groupe ne dérive pas parce qu’il s’agit d’une secte, la plupart restent inoffensives. Des dérives de différentes natures et des abus peuvent hélas se produire partout, y compris dans des Églises ou religions historiques. Les mécanismes de contrôle n’ont pas toujours fonctionné, également dans des cadres profanes. Bien sûr, des dérives présentent des spécificités liées au cadre dans lequel elles se produisent: par exemple un cadre religieux, parfois avec des constructions doctrinales pour justifier la dérive. Ces aspects particuliers de chaque cas doivent être mis en lumière dans l’analyse de dérives.

En conclusion, qu’il s’agisse de l’OTS ou d’affaires dans d’autres contextes, il faut mettre en évidence des dérives graves, des tragédies humaines, des actions criminelles, mais il n’y a guère d’utilité à y ajouter l’adjectif ‘sectaire’, au regard de la multiplicité des définitions de la secte. (cath.ch/gr)

[Les archives de cath.ch]

Suisse: «Suicide collectif» de la secte du Temple solaire
La police recherche toujours le «pape»; l’un des grands maîtres retrouvé dans l’incendie de Cheiry

Cheiry/Fribourg, 6 octobre 1994 (APIC/cath.ch) A l’heure qu’il est, les polices de plusieurs pays – dont la Suisse et le Canada – sont toujours à la recherche du «pape» de la secte «Ordre Tradition Solaire», dont le «suicide collectif» a entraîné dans la nuit de mardi à mercredi la mort d’au moins 48 adeptes de ce mouvement ésotérique aux Granges-sur-Salvan, dans le Valais, et à Cheiry, dans le canton de Fribourg. La police révèle qu’au moins l’un des sept «grands-maîtres» de cet ordre d’obédience soit «néo-templière» soit lié à la «Rose-Croix éternelle» a trouvé la mort à Cheiry.

Si l’un des grands maîtres de cette secte mystérieuse a été retrouvé parmi les 23 cadavres de la ferme des Rochettes à Cheiry – il était reconnaissable à sa cape noire – a précisé André Piller, le juge d’instruction itinérant du canton de Fribourg chargé de l’enquête, l’on ne sait pas si le gourou est parmi les victimes. Le juge fribourgeois ne veut pas préciser si l’une des deux personnes recherchées est le fondateur de la secte, le médecin homéopathe de nationalité belge Luc Jouret, connu en France et en Suisse romande pour ses conférences publiques mélant médecine et doctrines spirituelles.

Une action planifiée de longue date
Il semble en effet que toutes les personnes présentes sur les lieux du drame n’ont pas péri et que quelqu’un aurait pu prendre la fuite. Mais le juge Piller continue toujours à parler – en l’état actuel des choses – de «suicide collectif», malgré le fait que certaines des victimes avaient les mains attachées par des cordelettes et que vingt d’entre elles portaient des blessures par balles à la tête. 10 d’entre elles avaient un sac en plastique sur la tête fixé autour d’un cou avec une cordelette. 52 douilles de type 22 long rifle ont déjà été retrouvées.

D’autre part, la seule installation de mises à feu sophistiquées pour faire disparaître (des bouteilles de gaz butane et des réservoirs d’essence étaient disposés de sorte à faire disparaître dans un cataclysme toutestraces du massacre) a dû prendre une bonne journée, estime un spécialiste en matière de lutte contre le feu. L’action était donc planifiée de longue date. Notons que les enquêteurs n’ont pour le moment pas trouvé de drogue sur les lieux. Ni d’explosifs d’ailleurs. La secte ne faisait pas l’objet d’une surveillance particulière de la police.

Un culte proche des cérémonies catholiques?
Sur les lieux, les enquêteurs ont trouvé des textes liturgiques pour les cérémonies de la secte, textes de chants et partitions de musique. Dans les brochures trouvées dans les salles secrètes où 19 cadavres étaient disposés en cercle, la tête vers l’extérieur, on trouve des symboles religieux, comme une croix aux branches d’égale longueur, dont les sommets sont ouverts vers l’extérieur, genre croix ancrée.

Selon le juge Piller, cette secte issue du christianisme lit également la Bible, et a «des rites qui rappellent fortement ceux de la religion catholique». Il précise qu’avant de mourir, les adeptes ont pratiqué la cérémonie de la communion et possédaient des objets de culte comme un calice, de l’encens, une sorte d’icône de la Vierge. D’après les documents retrouvés, on peut en déduire que les adhérents de cette secte apocalyptique considéraient que le monde étaient en plein déclin; le «grand-maître» avait déjà évoqué le «dernier jour».

Une loge encore active à Genève?
Même s’il n’est pas spécialiste des sectes, le juge André Piller a précisé mercredi soir à la presse que la secte «Ordre Tradition Solaire» est dirigé par une sorte de «pape», entouré d’un «Conseil spirituel» composé de sept «grands-maîtres». La secte a connu plusieurs loges, et la seule qui est encore active – des problèmes semblent avoir surgi ces derniers temps au sein des adeptes – serait celle de Genève. Il existe encore en Suisse certains lieux de rencontre où l’on peut acquérir la première étape d’initiation, comme à Genève, d’autres le deuxième degré.

A Cheiry et les Granges-sur-Salvan auraient été des lieux où l’on pouvait acquérir le troisième degré de la secte. Mais le juge Piller ignore la structure de la secte, même s’il précise que l’un des grands-maîtres habillé de noir se trouvait au milieu des victimes trouvées à Cheiry, 22 adultes (12 femmes, 10 hommes), âgés de 18 ans à 72 ans, et un enfant d’une dizaine d’années. Les victimes sont actuellement autopsiées et toutes les identités ne sont pas encore connues. Il y a toutefois parmi eux sept personnes domiciliées en Suisse (six dans le canton de Genève et une à Montreux), cinq Français et quatre Canadiens. On ne connaît pas encore la nationalité des sept autres. (cath.ch/apic/be)

Vers la série de podcast ‘Soleil noir: autopsie d’une secte’ de la RTS :
https://www.rts.ch/audio-podcast/2024/audio/soleil-noir-les-massacres-ep1-28613859.html

La salle principale de culte de l'Ordre du Temple Solaire, à Cheiry, avant le drame de 1994 | © KEYSTONE / Ruben Sprich
5 octobre 2024 | 10:30
par Grégory Roth
Temps de lecture : env. 7  min.
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