François Euvé: «L'écologie est la science des relations»
Pour le jésuite François Euvé, l’homme doit être l’intendant de la création. Il en est responsable, mais il n’est pas le maître absolu de ce qui lui est confié. Face à la crise écologie actuelle, il défend la relation, le dialogue et le partage. Il invite à ne pas tout accaparer. Cath.ch l’a rencontré récemment à Genève, à quelques jours du 4 octobre fête de saint François d’Assise, ‘patron des écologistes’.
Quel peut être l’apport spécifique du christianisme et en particulier de la réflexion du pape François dans son encyclique Laudato si?
François Euvé: La question n’est pas commode. La tradition chrétienne, et en particulier catholique, comprend un certain nombre de documents, dont Laudato si. Mais elle souffre globalement d’une critique déjà ancienne, et pas toujours injustifiée, de complicité dans l’exploitation abusive de la nature. On ne peut pas simplement l’écarter d’un revers de main.
La Bible donne à l’humanité une responsabilité et une place particulières au sein de la création. Les traditions antiques, celles des peuples premiers ou des religions orientales sont plus proches de la nature. Elle sont peu être plus riches de ressources que la tradition chrétienne pour la défense de l’environnement. L’originalité de la tradition chrétienne est de donner une grande responsabilité à l’acteur humain.
Dès lors, il ne s’agit pas de se placer sur un terrain de concurrence avec les autres religions, mais plutôt de réfléchir ensemble pour tirer profit les uns et les autres. Sans bien sûr abandonner notre propre héritage biblique. C’est plutôt une incitation à lire la Bible autrement. Le souci écologique est plus, à la limite, un appel intérieur à l’Eglise et à son fonctionnement plutôt que d’apporter quelque chose d’original par rapport aux autres religions et traditions spirituelles.
Se fixer sur ses spécificités est une fausse piste. C’est précisément ce que veut éviter le pape François. La dérive matérialiste de l’Occident moderne doit être critiquée de l’intérieur par les traditions spirituelles.
Laudato si ne sépare pas les question environnementales des questions sociales. Elle montre l’interdépendance des choses.
Je pense que c’est très juste. L’écologie est la science des relations entre l’homme et son environnement qui lui offre la base de son existence. Si je regarde un arbre, je peux le voir comme une masse de bois à exploiter, comme une partie de la forêt, comme un objet à contempler, ou comme un écosystème important pour la biodiversité. La question finale est déterminer si cette relation m’importe et comment.
«L’homme est libre de partager avec d’autres ou de tout accaparer pour lui»
La Bible révèle que l’homme est créé à l’image de Dieu.
On peut constater que l’homme n’apparaît qu’à la fin du processus de la création, le 6e jour de la Genèse. Dès l’origine, il y a une sorte d’ambivalence entre la responsabilité de l’homme et sa liberté spécifique. Contrairement à la vision du monde d’autres religions, sa destinée ne dépend pas de l’évolution du cosmos mais de sa propre liberté. Il est libre de partager avec d’autres ou de tout accaparer pour lui.
Le 7e jour Dieu instaure le Shabbat. Il n’a évidemment pas besoin de se reposer, mais il pose par là une limite à son action créatrice afin de laisser l’homme poursuivre son œuvre. Dans ce sens, on pourrait définir le péché comme le refus des limites, le désir et la volonté d’occuper tout l’espace en ne laissant rien vivre à côté de soi. En ramenant tout à soi, l’humanité actuelle est dans ce péché de l’égocentrisme.
Nombre de mouvements écologiques se réfèrent à un panthéisme plus ou moins affirmé. Ce n’est pas la vision judéo-chrétienne.
Le christianisme a pris grand soin de se démarquer de toute forme de panthéisme vue comme un paganisme, mais il faut peut-être revisiter un peu cette question. Est-ce que l’on ne peut pas voir dans l’idée d’une nature animée et habitée la notion de l’immanence divine? On a tellement mis l’accent sur la transcendance divine, en terme d’extériorité, de distance spatiale, de domination que l’on a oublié que la Bible parle aussi de l’immanence de Dieu par l’Esprit-Saint dans le monde.
A mon sens cela peut être un lieu de dialogue avec ceux qui se disent panthéistes. Il faut éviter un rejet systématique. Il y a des choses à entendre dans cet héritage qui est présent d’ailleurs chez les pères de l’Eglise ou chez saint François d’Assise.
” Nous n’habitons pas un monde infini mais un espace limité qu’il faut entretenir»
Dans son encyclique, le pape François utilise le terme de ‘maison commune’
La maison signifie que nous habitons tous ensemble un même endroit sous le même toit. Habiter un lieu présume de le respecter. Commune révèle que nous sommes nombreux à y habiter et qu’il est donc nécessaire de développer les moyens de vivre ensemble dans le respect mutuel.
La maison a des murs, ce qui implique une limitation. Nous n’habitons pas un monde infini mais un espace limité qu’il faut entretenir. La Bible utilise fréquemment la comparaison de l’intendant. C’est-à-dire de celui qui est responsable mais qui n’est pas le maître absolu de ce qui lui est confié.
La question écologique intéresse aussi le rapport entre sciences, foi et sagesse.
Laudato si est une encyclique très intéressante, car elle commence par se mettre à l’écoute des sciences pour encourager le dialogue entre l’approche scientifique du monde et une approche marquée par l’Ecriture. Il ne s’agit pas d’affirmer que l’une est plus importante que l’autre, mais de les mettre en relation. Sans oublier la dimension contemplative et esthétique.
La spiritualité doit donc retrouver sa place dans le débat?
On peut distinguer spiritualité et religion, mais il ne faut pas les séparer ni les opposer. L’entrée est extrêmement large. Pour les chrétiens, un des enjeux est de prendre au sérieux la spiritualité, de lui redonner sa place. Elle est souvent considérée comme un peu marginale, dans le sens d’un ‘supplément d’âme’ que l’on alimente de temps en temps par une retraite. Mais la spiritualité devrait animer toute l’existence. Il y a depuis longtemps dans la théologie en Occident un divorce entre la réflexion théologique et la spiritualité. Elles doivent être reconnectés, réconciliées. Malheureusement le christianisme est trop souvent assimilé à un mélange de dogmes et de normes morale. L’aborder par sa dimension spirituelle me paraît un enjeu important pour aujourd’hui. Du coup, on peut avoir un vrai dialogue avec d’autres spiritualités et avancer ensemble sans pour autant envisager une spiritualité universelle qui serait pratiquement sans contenu.
On en revient à la relation. Le Dieu de la Bible est un Dieu en relation. C’est le fondement théologique de toute la réflexion sur la sauvegarde de la création.
Pour certains, le principal enjeu est la croissance démographique.
La vie est croissance par nature. Le «croissez et multipliez-vous» biblique n’est pas un commandement, mais le constant d’un état de fait. Une régulation semble nécessaire, mais elle doit se faire dans le respect des personnes et de la relation.
La démographie est une question importante certes, mais je crois qu’il ne faut pas se polariser sur elle exclusivement. Des gens raisonnables pensent que l’humanité ne doit pas augmenter trop vite. Mais éviter de faire des enfants en Occident où la population peine à se renouveler me semble peu pertinent. La notion et la pratique du partage sont plus essentielles. Sans oublier bien sûr la question du fort gaspillage des ressources.
Face aux catastrophes prédites, comment garder l’espérance?
L’espérance est une vertu dite théologale, c’est-à-dire qu’elle vient de Dieu. Elle est un postulat sur l’avenir, pas un simple voeu pieux. Des catastrophes sont probables certes, mais cette perspective ne doit pas ravir l’espérance. C’est elle qui pousse à l’action. Si elle n’existait pas, on ne ferait rien. Les jeunes ne descendraient pas dans les rues. Elle provient, je crois, de l’idée que la création est bonne à son origine.
Hevenesi, jésuite hongrois du XVIème siècle, a résumé la chose dans une maxime célèbre: crois en Dieu comme si tout le cours des choses dépendait de toi, en rien de Dieu. Cependant mets tout en œuvre en elles, comme si rien ne devait être fait par toi, et tout de Dieu seul. Cette dialectique invite à faire confiance en l’autre et à la nature qui a des ressources que nous ignorons encore.
«La culpabilité devient malsaine quand elle paralyse»
Beaucoup trouvent le discours écologique actuel très culpabilisant.
Le christianisme met un fort accent sur la responsabilité individuelle. Il a parfois perdu l’importance de la liberté et de la conscience face à un catalogue de normes morales. Il y a cependant une bonne culpabilité. Celle qui m’empêche de me défausser en disant: ‘Je n’y peux rien’. On peut se tromper, se sentir coupable et vouloir se corriger. La culpabilité devient malsaine quand elle paralyse, quand elle empêche d’avancer, quand elle parasite la relation.
L’Eglise catholique vivra en octobre une Synode des évêques sur l’Amazonie.
Le lieu de l’Amazonie peut être un laboratoire dans les deux dimensions de préserver l’environnement et de développer un autre type d’annonce de la Parole de Dieu dans de grands espace avec un clergé très peu nombreux. Ce synode sera à suivre attentivement. Je pense et j’espère que cette réflexion fera école sans trop d’obstacles, ni résistances. (cath.ch/mp)
Avant de devenir jésuite et prêtre François Euvé a eu une formation scientifique en physique.
François Euvé a étudié à l’Ecole nationale supérieure de Paris (ENSET). Il est agrégé de physique (1976) et titulaire d’un doctorat en théologie (2000). Après un troisième cycle en physique des plasmas et quelques années d’enseignement en lycée, il entre dans la Compagnie de Jésus en 1983 et est ordonné prêtre en 1989.
Professeur au Centre Sèvres (Facultés jésuites de Paris), il a été doyen de la faculté de théologie et titulaire de la chaire Teilhard de Chardin. Il est depuis janvier 2013 rédacteur en chef de la revue Études. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont plusieurs liés à la sauvegarde de la création.
Politique et spiritualité pour un nouveau rapport à la nature
François Euvé participait le 26 septembre 2019, à un colloque organisé aux Nations Unies, à Genève, par la fondation Zoein. Le thème de la rencontre portait sur «Politique et spiritualité pour un nouveau rapport à la nature».
La manifestation marquait aussi le lancement de la collection Nouvelles Terres aux Presses universitaire de France (puf). «Les temps de l’arrogance occidentale sont terminés. Les connaissances technoscientifiques dont nous étions si fiers n’ont empêché ni l’empoisonnement de notre environnement, ni la menace climatique, ni l’effondrement du vivant, ni l’affaiblissement des démocraties, ni un sentiment diffus et général de perte de sens, relèvent les éditeurs Dominique Bourg et Sophie Swaton. «Il nous faut inventer des manières plus solides et durables d’habiter la Terre car pour réinventer notre monde, nous avons beaucoup à apprendre des autres, dans le respect mutuel et avec l’humilité nécessaire. Dans cette collection s’expriment à la première personne des témoins, aux origines géographiques et aux parcours culturels très différents.» Le premier ouvrage de la collection est celui du guérisseur et militant indonésien Iwan Asnawi sur L’esprit de la jungle
Nicolas Hulot: «Aujourd’hui on meurt plus de mal-bouffe que de faim»
Nicolas Hulot, ancien animateur TV et ministre français de la transition écologique était l’un des autres invités du colloque genevois. Le militant écologiste a invité à sortir d’une attitude purement réactive à court terme, pour prendre le temps de la réflexion sur nos modes de vies à long terme.
Pour Nicolas Hulot, dans un monde fini, une croissance infinie n’est pas possible. Il faut donc passer à une décroissance sélective. On ne gère pas la surabondance, on peut piloter la rareté. Il s’agit d’anticiper, de planifier, d’organiser, sans revenir en arrière notamment sur l’abandon des énergies fossiles.
L’ancien ministre appelle à sortir de la tyrannie de la consommation, de la démesure technologique. Il ne s’agit pas de privation mais d’une société de sobriété et de partage. «Aujourd’hui dans le monde plus de gens meurent de mal-bouffe que de faim !» On s’inquiète des effets, mais on ne se préoccupe pas des causes, en particulier du système économique capitaliste mondial et de l’exploitation de la planète et des humains qu’il provoque.
La conviction «avenir = progrès» reste profondément ancrée. Mais le ‘remède’ d’hier est devenu un poison. Nicolas Hulot relève aussi le paradoxe de la crise. «Au moment où il faudrait être créatif et ambitieux, on reste totalement frileux par peur de perdre ce que l’on a. Or il ne faut jamais préférer les consignes à la conscience, comme le disait Victor Hugo.»
Face à une certaine sinistrose ambiante, l’ancien ministre rappelle cependant que beaucoup de gens, y compris parmi les politiques, s’engagent pour le bien commun, même si l’attention se focalise sur l’attitude arrogante des présidents Trump ou Bolsonaro.
Lorsque le vrai ne se distingue pas du faux comme l’illustrent les «fakenews» et que la complexité s’efface dans le simplisme, il s’agit de se fixer des limites, de mettre des règles, de renoncer au gâchis. De voir la famille humaine comme un tout. De se mettre à l’écoute des autres savoirs et connaissances comme celles des peuples premiers. (cath.ch/mp)