

Zelensky, Trump, les marianistes de Fribourg, et le don
Gare de Fribourg par un splendide matin de printemps, l’air encore vif, car l’on arrive tôt de Genève. C’était la semaine dernière, jeudi et vendredi. La raison qui m’amenait à péleriner ainsi 6 rue de Rome, alias Miséricorde 08? Un colloque de doctorants organisé dans le cadre de la CUSO, la Conférence universitaire de Suisse occidentale. Car oui, je suis doctorant.
Se lancer dans la rédaction d’une thèse, pour un étudiant dans la vingtaine qui aurait le goût de l’étude et de la recherche… Rien de plus normal. Mais se lancer la septantaine approchant, dans l’exercice minutieux d’un doctorat: quelle incongruité! C’est pourtant l’aventure dans laquelle je me suis lancé, il y a une année. Qui plus est, un doctorat en sciences bibliques néotestamentaires, à la Faculté de théologie protestante de l’Université de Genève. Quand je dis cela aux personnes que je croise et qui me demande ce que je fais de ma retraite, c’est l’étonnement assuré. Et plus encore quand je précise le sujet: le don et le contre-don dans l’évangile de Luc. Les yeux s’écarquillent: qu’est-ce que c’est donc que cette histoire? On demande à comprendre.
«La pratique du don demeure plus piégeuse que l’on n’imagine»
Le don, quel curieux concept en effet. Qui fascine les sociologues, les anthropologues, les philosophes… et les théologiens! Et c’était précisément le sujet du colloque que Florence Eustache, doctorante comme votre serviteur – mais beaucoup plus jeune, évidemment –, avait concocté: «Le don et la grâce: actualité et perspectives».
L’actualité du don? Un article paru dans le journal Le Monde avait percuté mes rétines peu de jours avant le colloque. Il y était question de l’accord sur les minerais rares que le président Volodymyr Zelensky négociait – et négocie toujours – avec l’Amérique du président Donald Trump. On y lisait ceci, je résume: que Zelensky considérait que les aides accordées à l’Ukraine par Joe Biden étaient un don et non une dette. À l’inverse, l’actuel président, Donald Trump, considère qu’il s’agit d’une dette. Il exige donc que l’Ukraine rembourse »la totalité de l’aide américaine, budgétaire, militaire, humanitaire, fournie après l’invasion russe à grande échelle en 2022».
Nous voici, via une actualité tragique, plongé au cœur du sujet. Car l’on comprend vite ici le problème: le président Trump transforme un don accordé par son prédécesseur en dette. Pareil procédé est-il courant? Il semble plutôt inhabituel. Dans l’histoire de l’humanité, l’inverse semble plutôt avoir eu lieu: l’effacement des dettes.
Et tous les biblistes ont en tête l’année du Jubilé, dans l’Ancien Israël, où les dettes étaient remises. Et surtout, la reprise de cette thématique précise par Jésus dans sa prédication à Nazareth, au début de son ministère public.
Quant au don… depuis que l’on dispose de traces écrites des humains, l’on a débattu de savoir de quelle manière il oblige ou non celui qui reçoit, à rendre la pareille, à retourner, peu ou prou, la politesse, à réciproquer. Ainsi, le philosophe romain Sénèque, contemporain de Jésus et de Néron, consacre à la pratique du don; aux liens qu’il crée entre le donateur et le donataire; et aux usages qui l’accompagnent communément, un traité en sept livres qui fascine aujourd’hui encore par sa perspicacité et la finesse de ses analyses. C’est que la pratique du don demeure plus piégeuse que l’on n’imagine.
Dans l’Évangile de Luc, Jésus, dans son sermon sur la plaine, empoigne frontalement le sujet dans ce passage que tout le monde a quelque peu en mémoire, la fameuse exhortation faite à tout un chacun d’aimer les ennemis, faire du bien à ceux qui nous haïssent, bénir ceux qui nous maudissent, prier pour ceux qui nous insultent, offrir son autre joue à ceux qui nous molestent, rajouter sa tunique au butin de qui nous vole le manteau, et enfin à qui nous avons donné, de n’exiger rien en retour.
«Cette fulgurance de la grâce, il m’a été donné de la vivre dans la petite communauté marianiste fribourgeoise»
Pareille exhortation, qui exprime la radicalité du commandement d’amour, a donné bien du grain à moudre au cours des siècles à tous les théologiens qui ont tenté de discerner ce qui était signifié et demandé là à qui se décidait de suivre le Christ.
La discussion entre les participants du colloque, père et frères dominicains, prêtres diocésains, agente pastorale, laïcs catholiques ou protestants, d’Europe ou d’Afrique, a montré combien l’histoire, la géographie, le contexte sociologique, politique et anthropologique, rendent l’interprétation de la lapidaire prédication de Jésus passablement inextricable.
Mais en l’espèce, il n’y a pas que l’intelligence abstraite de l’Écriture et les disputes – au sens noble du terme – qui comptent. Il y a aussi la réalité hic et nunc, du don qu’autrui vous octroie. Cette fulgurance de la grâce, il m’a été donné de la vivre très concrètement dans la petite communauté marianiste fribourgeoise qui m’a accueilli, durant ces deux jours: hospitalité généreuse, attentive et sereine. Alliant dans l’écoute le partage, le rite et la simplicité, cette connexion au divin qu’irrigue inlassablement: le don incarné.
Michel Danthe
9 avril 2025
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