Violence
La violence présente une double structure, verticale et horizontale: si elle est en apparence uniquement violence interhumaine, elle participe cependant également d’une manipulation du religieux qui peut aller jusqu’à l’imputation de la violence à Dieu ou aux dieux eux-mêmes.
Dans le livre de la Genèse, le meurtre d’Abel par son frère Caïn (Gn 4,1-15) fournit la structure de base de la violence interhumaine. Il s’agit d’un conflit fraternel, avec les potentialités mimétiques qu’il véhicule.
Mais les deux frères ne sont pas seuls à s’affronter. Au-dessus d’eux, ou même entre eux, se tient Dieu. Abel élève des bêtes, Caïn cultive des fruits. Chacun y va de son offrande, mais Dieu, contre toute attente, ne se conduit pas en bon père de famille: il choisit l’offrande d’Abel, au détriment de celle de Caïn. Et le dialogue qui se noue entre Caïn et Dieu n’est pas triste. Caïn est abattu et irrité. Il le laisse bien voir.
Dieu le sermonne sans ambages: le péché domine à ta porte, ne te laisse pas dominer par ton désir. Dieu a bien compris que le premier-né des deux, le premier-né des deux jumeaux, en fait, veut tuer son cadet. L’histoire, comme on sait, se termine mal. Caïn parle avec son frère, mais le texte ne nous donne pas la moindre trace de leur dialogue. Le seul signe, le seul symptôme de leur échec, c’est que Caïn tue Abel.
«La seule planche de salut du meurtrier Caïn sera l’assurance d’une vengeance sans fin»
Et Dieu réagit au quart de tour. «Suis-je le gardien de mon frère?» (9) maugrée le meurtrier. «Qu’as-tu fait? La voix du sang de ton frère crie du sol vers moi» (10), lui réplique le Créateur. Abel n’a plus de voix, sinon la voix de son sang. Abel n’a pas dit mot. Et Caïn sent bien que cette violence inouïe dont il a fait preuve envers son frère va se retourner contre lui. Il appelle Dieu au secours. Et ce Dieu cruel qui n’avait fait aucun cas de son offrande lui fait maintenant un cadeau: il pose sur sa tête un signe, afin que personne, le rencontrant, ne le frappe? Non-violence absolue? Pas si sûr. Car le cadeau de Dieu, ce signe de protection, est précédé d’un terrible signal : «Si l’on tue Caïn, il sera vengé sept fois» (15).
Cette histoire de meurtre dit les ambivalences de la violence. N’est-ce pas Dieu qui déclenche les hostilités en refusant l’offrande de Caïn, l’aîné des jumeaux? Et de quel droit ce Dieu pervers (dirait Maurice Bellet) vient-il signer son offre de sauvegarde d’une parole de vengeance? Non, décidément, ce Dieu est trop humain, trop semblable au destin aveugle des Grecs qui vient jeter Œdipe sur la route de Laïus puis de Jocaste.
«Les victimes des violences domestiques comme celles des guerres civiles doivent être rétablies dans leur dignité»
Quant à la relation entre les deux jumeaux, elle n’est pas seulement mimétique par le jeu des offrandes, mais par la réponse finale de Dieu à Caïn. La seule planche de salut du meurtrier Caïn sera l’assurance d’une vengeance sans fin. La seule réponse à la violence c’est la contre-violence ou l’antiviolence.
Comme l’a superbement montré dans toute son œuvre le critique littéraire René Girard, nous devons apprendre à sortir du cercle vicieux de la rivalité mimétique et du jeu sacrificiel. Ce n’est pas en rétablissant la peine de mort que nous rendrons justice aux victimes. La femme violée doit être reconnue dans sa douleur et dans sa souffrance, et non pas récompensée par une impossible vendetta. Les victimes des violences domestiques comme celles des guerres civiles doivent être rétablies dans leur dignité. La société elle-même se donnera de plus en plus les moyens d’une telle reconnaissance et d’une telle réconciliation.
Denis Müller
2 juin 2021
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