Paul Dembinski

Un village menacé par la désertification

Dans son encyclique Caritas in Veritate, Benoît XVI avait cette formule mémorable: ce n’est pas parce que la globalisation fait de nous des voisins qu’elle fait de nous des frères. En effet, dès le début des années 1960, Marshall MacLuhan avait utilisé l’image du «Village Global» en référence à la réduction drastique du temps nécessaire à l’information, aux hommes et aux marchandises pour se déplacer entre deux points du globe.

Dans l’optique de Mac Luhan, les échanges d’informations en temps réel, rendus possibles par les télécoms suffisaient à étendre le village et sa densité relationnelle, aux confins de la planète. Il en va autrement pour Benoît XVI qui voit dans l’abolition des décalages temporels et spatiaux au mieux une étape dans la construction du village global, au pire un leurre.

Si MacLuhan privilégie la dimension technologique, la connectivité généralisée, le pape s’intéresse quant à lui à la dimension anthropologique. L’être humain est par nature un être de relations qui ne saurait être ramené aux kbytes d’information échangées. Ces informations suffisent à fonder des transactions qui sont des échanges plus ou moins instantanés et plus ou moins équilibrés entre protagonistes qui restent largement indifférents les uns aux autres. Il en va autrement des relations qui sont personnelles et s’inscrivent dans la durée.

Dans son ouvrage fondateur de 1945, Société ouverte et ses ennemis, le grand philosophe libéral Karl Popper évoquait le spectre de la «société abstraite parce qu’entièrement déshumanisée». Popper écartait d’un revers de main, comme illusoire parce qu’irréaliste, une société où les hommes et les femmes communiqueraient uniquement par téléphone ou par écrit (cf. nos e-mails, sms et autres réseaux) où ils se déplaceraient dans des automobiles fermées, réduisant la possibilité de la rencontre à la portion congrue. C’est à se demander si notre village global ne serait pas devenu ce qui paraissait impossible à Popper: cette société abstraite qui a tout misé sur l’efficacité calculatrice que permet la transaction.

«Il est de notre devoir moral de dépasser les cloisons étroites et confortables du modèle transactionnel dépersonnalisé»

Aux moments de crises, personnelles ou collectives, la pauvreté relationnelle de nos vies se rappelle au bon souvenir. L’automatisation du secteur des services, qu’ils soient publics ou privés, progresse à grands pas et entraîne la déshumanisation croissante. Cette évolution est certes porteuse d’efficacité économique mais elle a aussi un autre effet qui échappe aux statistiques économiques: elle contribue au désert relationnel, à la solitude et à l’exclusion.

Pour remédier, corriger cette inquiétante évolution, les politiques ont un réflexe rodé: s’attaquer aux conséquences plutôt qu’aux causes profondes, de peur de perturber les courbes de croissance chéries. Ainsi on va multiplier les «prises en charge spécialisées» des cas les plus aigus, avec leur lot de nouvelles transactions. Paradoxalement en on vient donc, faute de diagnostic, à vouloir corriger l’excès de transactions par un surcroît de transactions. La spirale infernale ne s’arrêtera pas s’elle-même avant d’épuiser toutes les ressources existentielles. Il faut donc la stopper, ou du moins en ralentir la vitesse.

Benoît XVI donne la piste que développe son successeur, François dans son encyclique Fratelli tutti: prendre le voisinage comme appui pour cultiver la fraternité. Il est de notre devoir moral de dépasser les cloisons étroites et confortables du modèle transactionnel dépersonnalisé. Il suffit – facile à dire – de trouver l’humain au cœur des transactions et de les transformer en embryon de relations quitte à «perdre» un peu de temps et renoncer à un peu d’efficacité apparente. Cette perte sera vite compensée sur d’autre registres. En effet, la fraternité est, en dernière analyse, porteuse d’une efficacité ouverte qu’aucune transaction ne pourra générer. Cette efficacité-là a pour nom fécondité et créativité.

Paul H. Dembinski

24 avril 2024

Les transactions dépersonnalisées ont pour corollaire l'isolement des individus | photo d'illustration © Alyssa L. Miller/Flickr/CC BY
24 avril 2024 | 08:24
par Paul Dembinski
Temps de lecture : env. 3  min.
Partagez!