Peste soit du Covid
Le chef-d’œuvre d’Albert Camus La Peste voulait-il prophétiser le retour de la pandémie ou était-il plutôt une parabole de la peste brune, du nazisme à peine échu? Paru en 1947, ce roman conjuguait sans doute plutôt la coïncidence de l’épidémie oranaise et de la pandémonie, ou du démonique.
La force extraordinaire d’une telle fiction se prêtait à de larges interprétations, de nature plus anthropologique voire métaphysique qu’historique ou circonstancielle. Notre expérience actuelle du Covid-19, très différente de la situation imaginée par Camus, a cependant ceci de commun qu’elle entremêle étroitement les aspects médicaux de la pandémie et les circonstances politiques et économiques de son «encadrement» et de son retentissement. Ce qui va nous retenir ici plus spécifiquement, c’est la rhétorique religieuse du Père Paneloux, le héros négatif de Camus. Ses prêches, nous dit le romancier, sont véhéments.
«La peste attend les humains, assise dans leur chambre»
Camus nous décrit un premier prêche (pp. 79ss). Le contexte en est frappant. La plupart des habitants de la ville espèrent échapper à l’épidémie et traitent le phénomène avec «objectivité», ni indifférence, ni passion (80). Une rivalité semble se dessiner entre la prophylaxie et la religion. Le sermon de Paneloux a été annoncé comme un ensemble de dures vérités. Il ne déçoit pas. Le dualisme en est la marque: «Vous êtes dans le malheur, vous l’avez mérité» (81). Le paradigme biblique est les plaies d’Égypte (Exode 7-12), le choix à faire passe entre les justes et les méchants.
Paneloux fait plier le genou aux fidèles. Son portrait du fléau, inspiré de la Légende dorée, est tonitruant et rocambolesque. La peste attend les humains, assise dans leur chambre: elle leur tend la main; «nulle puissance terrestre et pas même, sachez-le bien, la vaine science humaine, ne peut faire que vous l’évitiez» (p. 82). Avec cette terrible conclusion: «Et battus sur l’aire sanglante de la douleur, vous serez rejetés avec la paille» (ibid.). La fin de l’oraison se veut consolatrice: l’heure de la vérité a sonné, il est temps de venir à l’essentiel. «Une lueur exquise d’éternité» «gît au fond de toute souffrance» (84): une délivrance est possible, capable d’apaiser les cœurs, loin des paroles qui châtient. Étonnante péroraison, qui veut extirper de la pire souffrance la lueur de l’éternité.
«C’est donc Paneloux lui-même qui a changé au contact de la réalité et de la vérité»
La réception de ce premier sermon n’est rien moins que mitigée: c’est comme d’un emprisonnement irréfutable et inimaginable qu’il s’agit (85). Comme en 2020-21, le secours semble venir de la prophylaxie, et en particulier d’un sérum salvateur (nos actuels vaccins). Mais il y a aura sans doute peu de prédicateurs, aujourd’hui, pour adopter le type de lecture théologique qui fut celui du fictif Paneloux.
Le second prêche est encore plus dur que le premier, mais de structure théologique identique. Camus est visiblement effrayé par les représentations religieuses que se fait le jésuite de la peste, de la mort et en particulier de la souffrance des enfants (pp. 181ss, et surtout 185), un thème auquel Camus n’a cessé de réfléchir, notamment deux ans plus tard, dans sa tragédie Les Justes (1949).
La situation a changé depuis le premier sermon. Protégé par le sérum, Paneloux est entré dans les formations sanitaires, où il occupe le premier rang des sauveteurs. Il observe de ce fait l’épidémie en position privilégiée. «Les spectacles de la mort ne lui avaient pas manqué» (181). Ayant regardé un jour un enfant mourir, il parut changé. Il annonce au Dr Rieux, le héros central du roman, qu’il va en parler dans son prochain prêche.
C’est donc Paneloux lui-même qui a changé au contact de la réalité et de la vérité. L’église n’est pleine cette fois-ci qu’aux trois quarts, avec seulement des hommes. Paneloux ne dit plus «vous», comme dans le premier sermon, mais non. C’est un temps de prophéties, mais de prophéties heureuses en quelque sorte, car tout le monde espère la fin de l’épidémie, tout le monde espère atteindre la lumière au bout du tunnel, comme on dit aujourd’hui à propos du coronavirus.
«Camus n’a cessé de répéter qu’il n’était pas philosophe, mais qu’il voulait exprimer le sentiment intérieur de l’absurde»
Le thème central du deuxième sermon était la question du bénéfice que nous pouvions tirer de la souffrance d’un enfant. «Certes, la souffrance d’un enfant était humiliante pour l’esprit et le cœur. Mais c’est pourquoi il fallait y entrer. Mais c’est pourquoi, et Paneloux assura son auditoire que ce qu’il allait dire n’était pas facile à dire, il fallait la vouloir parce que Dieu la voulait» (185). La souffrance de l’enfant, comme la peste elle-même, est inacceptable, mais finalement nécessaire: «La souffrance des enfants était notre pain amer, mais sans ce pain, notre âme périrait de sa faim spirituelle» (ibid.).
On le voit: la théologie du Père Paneloux, si elle a le mérite d’affronter la réalité de la tragédie et de l’inacceptable, trouve sa porte de sortie dans une théodicée insupportable et dans une justification métaphysique inhumaine. Camus n’a cessé de répéter qu’il n’était pas philosophe, mais qu’il voulait exprimer le sentiment intérieur de l’absurde. Le Père Paneloux, qui va sitôt mourir dès la fin du chapitre, reste pour le Dr Rieux et pour le lecteur de La Peste une énigme bouleversante et une source de scandale philosophique. Une métaphysique terrestre pourrait peut-être, comme paradoxale théologie de la croix, regarder en face l’intolérable souffrance de l’enfant malade de la peste. Mais elle refusera de trouver en Dieu une justification quelconque de pareille tragédie, comme métaphysique macabre à la manière de Paneloux. Tant il est vrai qu’à Golgotha, Dieu compatit, tel l’homme révolté, à la mort atroce du Fils.
Denis Müller
28 avril 2021
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