L'inceste interdit
Le livre de Camille Kouchner La familia grande (Paris, Seuil, 2021) a relancé le débat public sur l’inceste. Or c’est un débat aussi ancien que la civilisation occidentale, comme nous le rappellent les figures mythologiques de Jocaste et Œdipe dans la tragédie grecque.
La discussion à ce sujet est vive depuis au moins une dizaine d’années, en Suisse et en France. Je pense notamment à un dialogue journalistique déjà ancien (Le Temps, avril 2011). «Parlons d’inceste sans tabou», souhaitait ainsi la conseillère nationale socialiste suisse Maria Roth-Bernasconi (Le Temps 01.04.11). Anne Lietti lui répliqua avec une belle vivacité: «C’est à cela que servent les lois. A dire: les rapports sexuels entre parents et enfants sont interdits, point barre, sans qu’il soit nécessaire de recourir à l’ingérence psychologique» (Le Temps 04.04.11). On pourrait penser qu’il y va d’un simple choix entre liberté individuelle et tradition conservatrice. Il n’en est rien: on ne saurait réduire la controverse à une alternative gauche-droite, protestants-catholiques, libéraux-conservateurs. Il n’y a pas non plus d’un côté le champ de la raison, et de l’autre celui des émotions. L’enjeu central touche le rapport social complexe entre liberté individuelle, parentalité et bien commun.
Maria Roth-Bernasconi suivait clairement cette approche de l’éthique minimale, dont le principal défenseur fut en France le philosophe libertaire Ruwen Ogien (L’éthique d’aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes, Gallimard 2007; Le corps et l’argent, La Musardine 2010). J’estime pour ma part sa pensée décapante, mais biaisée.
«L’inceste, même consenti, ne se réduit pas à l’addition intime de deux complicités privées»
Ruwen Ogien soutient que tout amour entre adultes, dès lors qu’il est libre et consentant, doit être dépénalisé. Pareil consentement suffit à fonder une éthique et à justifier la suppression de l’interdit de l’inceste. Inutile, donc, d’en appeler à un «vrai» consentement, voire à un improbable accord de la société comme telle. Une simple entente mutuelle suffit. La vie privée, sexuelle ou autre, ne nous regarde en rien, tant qu’il ne s’y passe rien de contraint ou de violent. La société doit absolument intervenir contre le viol, la violence conjugale, la pédophilie ou les abus sexuels, mais en dehors de ces cas déjà interdits par d’autres articles du code pénal, tout est libre et licite. Tel est, en abrégé, le point de vue d’Ogien.
Les choses, cependant, ne sont pas si simples! L’ethnologie comme l’expérience nous apprennent que les «tabous» ne sont pas seulement des interdits oppressants. Ainsi que l’argumente Alain Renaut (Quelle éthique pour nos démocraties?, Buchet-Chastel, 2011), dans une critique explicite des thèses d’Ogien, on ne se défait pas si aisément des interdits structurants qui constituent à la fois l’équilibre des sociétés et celui des psychismes et des personnes. L’inceste, même consenti, ne se réduit pas à l’addition intime de deux complicités privées dont la maturité adulte serait la seule caution. Par définition, l’inceste introduit du conjugal dans le parental, de la symétrie sexuelle dans la verticalité générationnelle. La «transparence», comme son nom l’indique, veut ici en finir avec la différence parentale ainsi qu’avec la condition spécifique de frère et sœur. L’inceste demeure toujours un acte qui prête et qui porte à mélange, un acte de confusion et de perversion. Cela vaut aussi bien d’un point de vue anthropologique (Claude Lévi-Strauss) que d’un point de vue psychanalytique, psychologique, éthique et théologique.
Comme l’écrit si justement Camille Kouchner: l’inceste est un interdit, l’inceste n’est pas une liberté.
Denis Müller
17 février 2021
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