Leçon de piano
Cette année-là, je devais avoir neuf ou dix ans. Nous étions allés à Paris pour fêter Noël dans ma famille, chez ma tante et mon oncle. Mes grands-parents étaient là, mes petits cousins et les frères et sœurs de maman.
Du haut de mon enfance, tout me paraissait splendide dans ce bel appartement. Les vieux tapis multicolores, les meubles polis par les années, les tableaux insolites, les livres aux couvertures mordorées, la table si bien décorée, tout contribuait à mon enchantement. Vers la fin du repas, les conversations devenaient trop longues pour moi et leur sens abscons. Les uns étaient d’accord, les autres pas, et les mots se fondaient en un doux brouhaha tandis que j’admirais les sulfures de mon arrière-grand-père.
Au bout d’un moment, les adultes s’installèrent en rond autour du piano qui régnait, majestueux, dans le salon. Pour faire plaisir à mes grands-parents, on allait jouer un petit morceau de musique chacun à son tour. Ma tante était une grande musicienne. Elle donnait des cours de piano et à l’époque était sous le charme du grand pianiste Alfred Brendel. Il venait de donner un concert magistral à la salle Pleyel, et j’entendis ma tante partager son admiration infinie pour l’interprétation si merveilleuse de ce grand artiste.
«Tu sais Isabelle, quand tu as joué Mozart, tu m’as bien plus ému que lorsque j’ai écouté Alfred Brendel»
Mon grand frère récita un poème, mon petit frère joua de la flûte traversière accompagné par maman, et moi j’interprétais le fameux morceau de Mozart, la sonate K.545. (Do, mi sol si, do-ré-do…) J’y mettais toute ma bonne volonté et me rendis bien compte qu’avec mon inexpérience et mon trac, j’avais raté quelques notes, ralentissant aux passages difficiles. Tout le monde applaudit et ce fut le temps de rentrer. Cependant, avant de partir, mon grand-père me prît dans ses bras et me dit, tout attendri: «Tu sais Isabelle, quand tu as joué Mozart, tu m’as bien plus ému que lorsque j’ai écouté Alfred Brendel.» Interloquée, je ne comprenais pas ce que me disait mon grand-père. Se moquait-il gentiment de moi? Comment pouvais-je, dans ma petitesse, être comparée à un artiste incomparable? Comment une petite fille pouvait émouvoir un homme si érudit?
Il m’a fallu beaucoup de temps pour comprendre.
«L’enfant est signe d’abandon, de confiance, d’émerveillement, de spontanéité, de simplicité»
J’ai d’abord oublié cette anecdote et elle n’est revenue à ma mémoire qu’en admirant mon petit-fils. Attendrie à mon tour par l’affection de ce petit enfant, son innocence, son émerveillement devant le monde, je me suis retrouvée projetée dans cette enfance heureuse qu’était la mienne. Et en réécoutant cette sonate, j’ai soudain éprouvé ce qu’avait dû ressentir mon grand-père. Une joie simple, pure, émerveillée devant une petite fille qui jouait une sonate de Mozart. Il n›y avait certes ni le génie ni le talent d’un interprète, mais il y avait cette émotion indicible procurée par le jeu d’une enfant à qui sait la contempler. A qui sait ouvrir son cœur à la simplicité et à l’authenticité.
Ce qui était alors une leçon de piano était devenue une leçon d’évangile: «Celui qui n’accueille pas le royaume de Dieu à la manière d’un enfant n’y entrera pas.» (Mc 10, 15). L’enfant est signe d’abandon, de confiance, d’émerveillement, de spontanéité, de simplicité: conditions nécessaires pour entrer dans le Royaume et que, nous, adultes avons bien souvent perdues. Ce sont ceux qui ressemblent aux petits qui en seront bénéficiaires.
Jésus nous montre sans cesse qu’il faut abandonner nos ambitions et se faire petit, humble, pour apprendre à tout recevoir de Dieu et vivre de son amour: la Joie est à ce prix.
Isabelle Vernet
10 juillet 2024
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