Claude Ducarroz

Après les abus et avant le synode  

La grave crise des abus dans l’Église catholique a provoqué – et provoque encore – de profondes souffrances chez les victimes, des sentiments et ressentiments d’aversion dans le grand public et de nécessaires remises en question au sein de la communauté chrétienne.

Le soin des victimes reste prioritaire puisqu’elles ont droit à compassion et compensation pour accompagner leur chemin de guérison. Comment sortir d’une telle épreuve par un processus de résilience qui aboutisse à d’intenses réformes dans la manière de penser et d’agir, notamment à propos des ministères en Église? Sous la forme générique de cléricalisme, le pape François a identifié une sorte de «maladie originelle» qu’il faut combattre pour une meilleure santé et sainteté de tout le peuple de Dieu. Il l’a décrite et la déplore en des termes sévères: «fléau qui ruine le peuple de Dieu, perversion de l’Église, caricature de la vocation reçue». Et surtout, il convoque tous les fidèles de l’Église à s’engager pour l’éradiquer: «car dire non aux abus, c’est dire non de façon catégorique au cléricalisme» (20.08.2018).

Au faîte de la crise, dans les diverses Églises locales ou régionales, des commissions plus ou moins indépendantes ont établi des diagnostics, mis en évidence des causes et proposé des solutions concrètes pour un meilleur avenir ecclésial. Une expression est revenue souvent pour souligner la gravité de la situation: «systémique». Car au-delà des faiblesses ou des fautes personnelles, c’est tout un système qui a favorisé, banalisé et souvent occulté ces misérables dérives. Incontestablement, les causes sont multiples. Il faudrait les repérer plus finement.

Pour ma part, j’en discerne trois qui peuvent expliquer – sans jamais les excuser – les déplorables conduites de certains ministres de l’Église, que ce soit dans l’exercice de l’autorité, dans le contrôle des consciences ou dans les pratiques de la sexualité. Comme le révèlent les statistiques des abus, la plupart des personnes incriminées sont des hommes (mâles), célibataires et consacrés. Si ces trois conditionnements existentiels – irrigués par la Parole et la prière – suscitent souvent des vies humaines et chrétiennes fort généreuses et même heureuses, dans certains contextes critiques, ce cocktail peut engendrer des «sorties de route» fatales.

«L’Ordre est un grand et beau ‘mystère’ qui fait éclater de magnifiques fécondités spirituelles et pastorales»

Seulement des hommes parmi les ministres ordonnés! Comment une telle exclusivité – et donc une telle exclusion des femmes – ne provoquerait-elle pas un patriarcat autoritaire et souvent arrogant, pouvant conduire à l’humiliation, voire au mépris de la gent féminine?

De plus, ces mêmes hommes sont tous célibataires, souvent de gré, parfois de force, sous la loi de l’Église latine qui conditionne la consécration au ministère de prêtre à l’engagement à vie dans le célibat. Comment certains de ces célibataires ne seraient-ils pas tentés par quelques abus vécus comme (mauvais) remèdes à leurs pénibles frustrations?

La consécration au ministère – diaconat, prêtrise, épiscopat – par la liturgie du sacrement de l’Ordre est un grand et beau «mystère» qui fait éclater de magnifiques fécondités spirituelles et pastorales. Cependant, mélangée à un masculinisme altier et à un célibat mal assumé, la sacralité du ministère peut aboutir à des mixtures explosives derrière lesquelles se cachent et parfois prolifèrent des abus de toutes sortes.

Surtout lorsque la sacrale dignité du service reflue jusqu’à la personne des serviteurs, qui risquent de se complaire dans des pouvoirs abusifs, des savoirs exclusifs et des titres pompeux, mais vides. Avec en prime le sentiment inavoué de flotter au-dessus des lois de la commune humanité. Les vénérables deviennent des intouchables!

On ose encore espérer que le prochain synode des évêques à Rome aura la lucidité et le courage de promouvoir des réformes aussi importantes que nécessaires. Après de larges consultations dans les Églises locales, certains thèmes semblent devoir s’imposer, par exemple: la place des femmes dans la vie et les ministères en Église, le statut social des prêtres latins, quand on sait que, dans les Églises catholiques d’Orient, ils peuvent être mariés ou célibataires, selon leur libre choix avant l’ordination, ou encore une façon renouvelée de qualifier certaines situations fort complexes dans le domaine de la sexualité.

«Quoi qu’il en soit des décisions synodales, c’est toujours l’Évangile qui doit faire loi dans la vie de l’Église et des Églises»

Toutes ces questions – et bien d’autres encore – seront soumises à la réflexion de l’assemblée synodale. Avec un grand impact possible pour la vitalité de notre Église après la crise des abus, mais aussi pour le succès des rapprochements œcuméniques inter-Églises et pour le témoignage crédible du catholicisme dans notre monde en mutation.

Les statistiques des participants au synode nourrissent quelque scepticisme: parmi les 363 membres votant, seulement 54 femmes. Il semble pourtant que le pape François ait donné quelques signes – à doses homéopathiques – qui vont dans le bon sens des indispensables réformes. Il a fustigé le cléricalisme; il a nommé quelques femmes dans les services de la curie romaine; il a appelé des laïcs – et donc aussi des femmes – à prendre toutes leurs responsabilités durant le synode; il a suscité de nouvelles espérances pour la pastorale des divorcés remariés et des homosexuels, etc.. Et surtout, le pape François donne le témoignage d’une autorité enrobée de dialogues, de rencontres, de simplicité de vie et de proximité pastorale.

Quoi qu’il en soit des décisions synodales, c’est toujours l’Évangile qui doit faire loi dans la vie de l’Église et des Églises, quelles que soient la vocation et la mission de chaque baptisé, y compris celles des ministres ordonnés, dans l’accomplissement de leurs précieuses tâches spécifiques et sacramentelles.

Il faut l’admettre aussi, la tentation des abus demeurera toujours. Les apôtres eux-mêmes, quoique enseignés et édifiés par les paroles et les attitudes de Jésus, n’ont pas toujours résisté à quelques mauvais esprits. Tantôt certains, encouragés par leur mère, cherchaient à obtenir les meilleures places dans le Royaume du Christ (Mc 10, 37), tantôt la concurrence jouait secrètement pour savoir qui était le plus grand parmi eux (Mc 9, 34), tantôt ils ambitionnaient des titres ronflants pour asseoir leur prestige tant espéré.

«Jésus a aussitôt enraciné Pierre dans la juste hiérarchie, celle de l’amour»

Jésus sut les remettre à leur juste place, conformément à son Esprit: un enfant modèle au milieu d’eux, l’exemple du serviteur qui donne sa vie pour les autres au lieu de capter la leur, l’interdiction des titres de «père», «maître», «docteur», «ne sommes-nous pas tous frères?» (Mt 23, 1-11). Un vaste champ de conversion! Comme s’il savait quelles potentialités de dérives toxiques et d’infidélités délétères recelaient de telles mentalités trop mondaines.

La figure de Pierre est emblématique en ces domaines. Jésus l’a choisi comme «pierre» à partir de son humble condition: un homme marié, à la fois pêcheur et pécheur, capable d’élans magnifiques et de reniements problématiques. Après lui avoir confié la mission de confirmer ses frères (Lc 22, 31-38), il l’a aussitôt enraciné dans la juste hiérarchie, celle de l’amour, la seule qui compte vraiment aux yeux de Jésus: «M’aimes-tu plus que ceux-ci?»  Et le titre et la fonction suivent aussitôt: «Sois le pasteur de mes brebis» (Jn 21, 15), autrement dit veiller sur elles avec la seule autorité de celui qui livre sa propre vie pour elles. Pas un maître, pas un père, pas un «mon-seigneur»! Rien de clérical en somme. Simplement imiter, imparfaitement certes, le témoignage du Bon Pasteur, si distant des pompes du temple et des privilèges des prêtres.

J’avais à cœur d’écrire et de dire tout cela. Oui, j’ose l’affirmer avec sincère humilité, car je mesure mes propres limites et infidélités. Je ne veux faire la leçon à personne. Dans ma vie d’homme, de chrétien et de prêtre, je sais tout ce que je dois à la seule grâce de Dieu qui a passé, si souvent, par des laïcs admirables – dont beaucoup de femmes merveilleuses –, par des religieux et religieuses tout investis dans leur mission, par des diacres, des prêtres et des évêques très généreux dans le fidèle accomplissement de leurs lourdes tâches pastorales.

Dans l’Église – et d’abord dans mon Église, la catholique – je veux demeurer en pleine «communion critique», parce que je l’aime de tout mon cœur, parce que j’ai voulu et pu servir en elle le Christ et l’Évangile, pour la gloire de Dieu et le salut du monde.

Claude Ducarroz

14 août 2024

Le Synode de l'automne 2024, à Rome, répondra-t-il aux nombreuses attentes des fidèles | © Flickr/Mario T./CC BY-SA 2.0
14 août 2024 | 07:01
par Claude Ducarroz
Temps de lecture : env. 6  min.
Partagez!