Paul Dembinski

Ainsi s’écroulent les paradigmes

Depuis bientôt un mois, le monde a les yeux rivés sur le Bureau Ovale dont le nouvel occupant ne cesse de rebattre les cartes dans tous les domaines. Ce faisant, il laisse de nombreux partenaires sans voix, sidérés par la radicalité des décisions, leur rythme et surtout leur portée et leurs conséquences, directes et indirectes.

Ce qui était impensable hier, devient réalité aujourd’hui. Il est facile d’incriminer le nouveau président et de lui faire porter tous les chapeaux. Il n’en demeure pas moins que si des choses sont restées impensées, cela signifie que ces mêmes observateurs et stratèges n’ont pas su les identifier à temps. Qu’on le veuille ou non, la sidération généralisée est attribuable, autant aux faits et gestes de la nouvelle équipe, qu’à l’impréparation – et au manque d’imagination – des partenaires publics et privés. Or, l’impensé se cache dans ce que nous considérons comme acquis une fois pour toutes, irréversible quoi qu’il arrive. Une des leçons – certes amères – de l’histoire de longue période est la dynamique qui anime les sociétés avec ses moments de rupture et d’autres de continuité.

«Le paradigme dénote une manière partagée, consensuelle et non sujette à discussion, de voir le monde»

Au début des années 1960, un philosophe des sciences, Thomas Kuhn, a utilisé la notion de paradigme pour saisir le cadre de pensée accepté et partagé par une communauté scientifique. Aussi longtemps que ce cadre de pensée n’est pas mis en doute, le paradigme tient et la discipline en question se développe en son sein. A partir du moment où les fondamentaux paradigmatiques sont contestés, il y a turbulence et déstabilisation qui peut aboutir à l’émergence progressive d’un nouveau paradigme.

Et ainsi de suite. Le paradigme dénote donc une manière partagée, consensuelle et non sujette à discussion, de voir le monde. Cette notion conjugue trois dimensions: la dimension épistémologique (le contenu du paradigme et ses confins impensés), la dimension sociologique qui se réfère à la communauté unie par un même paradigme et la dimension historique qui met en évidence la dynamique qui anime la succession des paradigmes. Du fait de sa richesse, la notion de paradigme est aujourd’hui utilisée beaucoup plus largement que l’histoire des sciences.

Au moment où le vent de l’histoire se lève, il peut être utile de rappeler, parmi d’autres, trois éléments fondateurs de notre paradigme sociétal, dont l’irréversibilité nous paraissait encore hier indiscutable, donc s’imposant par la force des choses à tout un chacun.

«La sidération dans laquelle plonge le monde avec le président Trump est le prix que nous payons pour avoir préféré la somnolence béate au creux du paradigme rassurant»

Le premier élément paradigmatique est celui du progrès, pensé comme un mécanisme à cliquets dont chaque cran est à la fois irréversible et meilleur que le précédent. Cette idée, très présente dans notre approche de l’économie et de la technologie, a été un peu écornée par la perspective de la crise climatique, mais réaffermie par l’optimisme rationaliste et technicien porteur de solutions.

Le deuxième pilier de notre façon de voir le monde est la conviction que la rationalité – plus précisément la logique binaire – s’imposera à l’humanité comme solution ultime de tous les différents et de toutes les dissensions. L’Église est une des rares instances à mettre en garde en la matière en rappelant, notamment Benoît XVI et François, que c’est le cœur de l’homme, et pas la rationalité calculatrice qui est le lieu privilégié où naît et se construit la paix.

Notre troisième impensé paradigmatique prend racine dans les deux précédent. Il s’agit de la conviction du cercle vertueux entre l’économie de marché – lieu théorique de la liberté économique – et la démocratie, espace où s’exerce la liberté politique. La victoire finale de ce binôme a été vulgarisée par Francis Fukuyama au moment de la chute du mur de Berlin, par l’expression «Fin de l’Histoire».

La sidération dans laquelle plonge le monde avec le président Trump est le prix que nous payons pour avoir préféré la somnolence béate au creux du paradigme rassurant, à un examen critique de ses présupposés. L’effritement du paradigme en cours nous appelle tous à préparer le terrain pour le paradigme suivant. Ce travail exige que nous apprenions à mieux distinguer l’essentiel du secondaire. Le temps du «en même temps» d’Emmanuel Macron est en effet définitivement révolu, et pas seulement en France.

Paul H. Dembinski

12 février 2025

De nombreux partenaires sont sidérés par la radicalité des décisions de Donald Trump | © Gage Skidmore/Flickr/CC BY-SA 2.0
12 février 2025 | 16:46
par Paul Dembinski
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