Lucerne: Les préoccupations du président de la Communauté islamique
Les extrêmes ont monopolisé le débat sur l’islam
Lucerne, 17 juillet 2011 (Apic) Le débat sur l’avenir de l’islam en Suisse est de plus en plus monopolisé par les extrêmes. Cette évolution préoccupe beaucoup Yusuf Sabadia, président de la Communauté islamique de Lucerne (IGL), qui représente près de 14’000 fidèles dans le canton.
Interviewé par l’Apic, il s’exprime sur la détérioration des rapports entre la minorité musulmane et une grande partie de la population suisse. Pour lui, il est clair que la majorité des musulmans en Suisse «ne sont absolument pas intéressés à une société musulmane parallèle».
Apic: La relation entre la minorité musulmane et le reste de la population en Suisse est actuellement difficile. Encore récemment des protestations ont eu lieu à Lucerne, car l’Association de la Jeunesse islamique de Suisse n’a pas trouvé de salles de réunion pour une journée de rencontre. Est-ce que ce genre d’incident vous préoccupe?
Yusuf Sabadia: Oui. L’évolution actuelle en Suisse me cause des soucis. La Communauté islamique de Lucerne n’était pas concernée par le séminaire d’été de la jeunesse islamique de Suisse, mais ces événements, qui ont été repris par les médias, ont bien entendu des répercussions sur notre communauté dans le canton de Lucerne et en Suisse centrale.
Nous constatons que la situation de notre petite communauté et ses relations avec la société en Suisse se sont clairement détériorées ces dernières années. Il est dommage d’en être arrivés là, car la majorité de la population musulmane en Suisse est bien intégrée.
Apic: Où voyez-vous les causes de cette évolution?
Yusuf Sabadia: Un élément essentiel a été la polarisation croissante en Suisse, qui est très dangereuse de mon point de vue. Il est regrettable que le débat sur l’avenir de la communauté musulmane en Suisse soit toujours plus monopolisé par des groupes extrémistes et des fractions politiques.
Apic: Egalement du côté musulman, des groupements extrémistes ont pris de l’ampleur ces derniers temps. Quelle est votre position à ce sujet?
Yusuf Sabadia: Il y a certainement des individus extrémistes, bien que je ne sache pas vraiment comment ils sont organisés. Il est important que la communauté musulmane en prenne conscience et fasse en sorte que de tels individus ne mettent pas en péril notre cohabitation pacifique en Suisse.
Mais je pense aussi que nous devons faire preuve de prudence avec notre façon de définir qui sont des extrémistes et qui sont des groupements conservateurs légitimes dans notre communauté. Au sujet des incidents concernant le VIJS, je voudrais préciser que cette association de jeunesse ne peut être considérée ni comme un groupement radical ni comme des extrémistes.
Apic: Vous avez affirmé que la majorité des musulmans en Suisse étaient bien intégrés. Qu’est-ce qui vous le fait dire?
Yusuf Sabadia: L’écrasante majorité des fidèles musulmans ne se fait absolument pas remarquer en Suisse. Elle est f’ailleurs perçue comme faisant partie de la «majorité silencieuse» de la population et non d’abord comme des ressortissants islamiques.
Par ailleurs, les résidents musulmans issus des pays balkaniques sont habitués à vivre dans une société composée de plusieurs religions. Mais cela signifie aussi que les musulmans aspirent à pratiquer leur foi sans restrictions, dans le sens de la liberté religieuse.
Apic: Et pour vous, qu’est-ce qui est important?
Yusuf Sabadia: Nous souhaitons que dans l’exercice de notre foi et de nos devoirs religieux nous puissions accomplir les 5 piliers de l’islam: la prière, le jeûne du Ramadan, la profession de foi, l’aumône aux plus pauvres et le pèlerinage à La Mecque. Il est également important pour nous de pouvoir vivre selon nos rites religieux les événements qui marquent notre vie, comme la naissance, le mariage, la mort, tout comme il est important de pouvoir conduire notre vie selon nos valeurs morales et éthiques. Il est cependant clair pour moi que des compromis sont nécessaires au niveau de la mise en pratique.
Apic: Justement, concernant la mise en pratique selon les valeurs morales. Quelle est votre position sur la tension entre la charia et les principes en vigueur dans un Etat démocratique, où la neutralité religieuse et la séparation entre religions et Etat jouent un rôle essentiel?
Yusuf Sabadia: Tout d’abord je voudrais préciser ce que signifie la charia pour un musulman. Il s’agit d’un ensemble de principes, de définitions, de conseils et de lois, qui définit pour les fidèles musulmans la pratique religieuse, les valeurs et également certains points de vue juridiques. Il existe différentes conceptions de la charia. Sa signification varie aussi beaucoup parmi les musulmans.
Il y a des musulmans séculiers, pour qui la charia n’a pas grande signification. Mais la majorité des musulmans veulent une charia, qui est aussi pertinente en fonction de notre époque changeante et moderne, ainsi qu’en fonction des situations sociales. Il existe aussi, il est vrai, une minorité qui se tient à une interprétation étroite de la charia, et qui veut la mettre au-dessus de tout le reste.
Apic: Qu’est-ce que cela signifie concrètement pour les relations des musulmans avec les lois en vigueur en Suisse?
Yusuf Sabadia: Nous avons en Suisse un système démocratique séculier. Il est essentiel que tous les musulmans en Suisse l’acceptent et vivre dans ce cadre et selon les lois en vigueur ici. De ce fait, nous autres, la Communauté islamique de Lucerne, avons émis des principes qui définissent le système de relations selon lequel tous les membres de la communauté doivent vivre.
Apic: Avez-vous l’impression que la liberté religieuse telle qu’elle est définie dans la Constitution suisse est mise en péril?
Yusuf Sabadia: Le problème, c’est qu’une minorité formée de groupes extrêmes n’est pas prête à donner une place aux musulmans et à leurs valeurs religieuses dans la société. Cela conduit à des grandes frustrations à l’intérieur d’un groupe croissant de notre communauté, et en particulier parmi ceux de la 2e et 3e génération. La jeunesse musulmane a le sentiment qu’elle n’est pas acceptée dans son propre pays et devient ainsi marginalisée.
Apic: Une partie de la population craint qu’une société musulmane parallèle ne se forme en Suisse, comme celle qui est visiblement propagée par Nicolas Blancho, le président du Conseil central islamique de Suisse.
Yusuf Sabadia: Il serait erroné d’assimiler les positions du Conseil central islamique avec l’opinion des musulmans en Suisse. Car, contrairement à ce qui est perçu dans le grand public, il y a actuellement tout comme auparavant une grande pluralité à l’intérieur de la communauté musulmane.
Il est clair pour moi que l’écrasante majorité des musulmans en Suisse n’est pas intéressée par la formation d’une société musulmane parallèle. Mais selon ce que je perçois, il y a actuellement des groupes extrémistes et des fractions politiques qui tentent de nous conduire dans un ghetto car ils ne veulent pas nous donner notre place dans la société.
Apic: Et comment cette «ghettoïsation» est-elle combattue?
Yusuf Sabadia: Nous autres, de la Communauté islamique de Lucerne, nous nous engageons depuis de nombreuses années pour le dialogue et l’échange entre les musulmans et la population suisse. Nous entretenons d’excellentes relations avec les responsables de l’intégration de la ville et du canton, tout comme avec les Eglises, et nous sommes intéressés, lors de rencontres, à démanteler les préjugés réciproques. Mais seul au niveau politique, nous rencontrons visiblement moins d’intérêt à entretenir le dialogue, bien que nous soyons prêts à dialoguer avec chaque parti.
Apic: Voyez-vous des chemins praticables pour l’avenir?
Yusuf Sabadia: Il est important pour nous de construire notre place dans un climat de raison et de réceptivité, afin qu’en Suisse une cohabitation pacifique puisse se poursuivre. Un bon exemple pour moi est le carré de cimetière musulman à Friedental (Lucerne), qui a été mis en place afin de respecter le rituel d’ensevelissement musulman. Ce projet démontre qu’un dialogue constructif peut conduire à des solutions pratiques. Les musulmans sont aussi prêts à accéder à des compromis, car l’islam est fondamentalement une religion très pragmatique.
(apic/bbü/bb)