La fraternité Eucharistein, les «Franciscains» des temps modernes
Suisse: Interview de Mgr Dominique Rey et du Père Nicolas Buttet
Orsières, 30 mai 2011 (Apic) De quoi discourent un docteur en économie fiscale et un ancien député? Du sacerdoce et de la fraternité Eucharistein. Mgr Dominique Rey, évêque de Fréjus-Toulon en France, et le Père Nicolas Buttet, fondateur de la fraternité Eucharistein, abordent les relations de la fraternité avec le diocèse de Fréjus-Toulon et son attrait auprès des jeunes. Interview détendue en plein air, assis sur des rondins de bois, le 29 mai 2011 à Orsières en Valais.
Apic: On parle beaucoup de crise des vocations. Or nous assistons, aujourd’hui, à deux ordinations presbytérales et à deux professions religieuses. Fondée en 1996, qu’offre la fraternité Eucharistein de si merveilleux pour attirer les jeunes?
Père Nicolas Buttet: Je ne pense pas qu’il a une crise des vocations. La vocation est toujours là. Dieu continue à appeler. Il faut plutôt parler de crise des réponses aux vocations.
Du côté de Dieu, il n’y a jamais de problème. Du côté des réponses, ça peut poser des difficultés. Mais notre désir d’offrir une authentique spiritualité eucharistique, de prière, et une rencontre personnelle avec le Christ permet à des jeunes de découvrir le bonheur d’être avec lui. Ils sont alors prêts à répondre à l’appel reçu et à s’engager.
Apic: Le charisme du fondateur y est-il pour quelque chose?
Père Nicolas Buttet: C’est le Christ qui appelle (le Père Nicolas Buttet insiste, ndlr). Ensuite, il se sert de petits ânons, de petits instruments. Mais s’il n’y avait que le fondateur, il n’y aurait pas grand monde aujourd’hui (le Père fondateur rit de bon cœur, ndlr).
Apic: Ne craignez-vous pas, après l’engouement des débuts, une crise d’affluence dans les années à venir?
Père Nicolas Buttet: On grandit petit à petit à Eucharistein. Ce n’est pas un problème d’émotion mais de construction. Si on continue à bâtir, à approfondir, à nourrir la relation personnelle avec le Christ, la grâce est toujours donnée. Et comme on ne tient que par la grâce, on aura tous les jours la dose nécessaire pour être fidèle.
Apic: Excusez-moi de vous contredire, mais quinze années d’existence seulement et déjà quatre fondations, peut-on parler de grandir petit à petit?
Père Nicolas Buttet: (Rire) Rassurez-vous, il y a maintenant un temps de pause. On se rend compte que dans notre mission d’accueil des jeunes, quatre maisons, c’est exactement ce qu’il faut. Ces quatre lieux d’apostolats permettent vraiment de déployer notre charisme: l’adoration eucharistique et l’accueil des plus pauvres. Autrement dit, le sacrement de l’autel et le sacrement du frère. La pauvreté de la raison et de la réflexion fait aussi partie de cette réponse, d’où l’importance de notre mission à «Philanthropos».
Sincèrement, je ne me rends pas compte. Mais Dieu peut opérer des miracles en peu de temps. Par exemple, en un sermon, saint Pierre a converti trois milles personnes. Pour nous, il y a plusieurs sermons et moins de conversions.
Dans la culture actuelle, accéder à une certaine maturité humaine prend beaucoup, beaucoup, beaucoup de temps. Quant à la maturité spirituelle, elle demande des années. Il faut donc se donner les moyens pour y arriver. Certes, la liberté est toujours là. Mais si elle est nourrie de cette grâce quotidienne, Dieu est fidèle et ne saura pas manquer.
Apic: Vous évoquez la liberté, êtes-vous aussi touchés par le phénomène douloureux des départs? Et dans quelle proportion?
Père Nicolas Buttet: Lors de la fondation, on est parti la fleur à la boutonnière. Il y a eu quelques jeunes, sans une véritable vocation, qui sont partis. Mais assez peu finalement.
Maintenant, nous n’avons pas de départs. Pour une raison très simple: on accorde beaucoup de temps au discernement. On demande aux jeunes une année d’habitation sur place. On a deux ans de postulat, et plus de deux ans et demi de noviciat. On offre une formation spirituelle sérieuse. Ce qui laisse aux intéressés le temps de mûrir, d’approfondir leur relation à Dieu.
Le problème des personnes qui partaient était celui de la liberté, parfois il y avait aussi un manque de vie intérieure. Si on est ancré seulement dans le monde du faire, dans le pouvoir ou dans l’apostolat, on meurt.
A Eucharistein, on essaye de nourrir l’être, et l’être avec Dieu. Cela donne une disponibilité intérieure nécessaire pour accueillir, chaque jour, la grâce.
Apic: Le charisme de la fraternité est centré sur le Christ-Eucharistie, reçu et adoré dans le Saint-Sacrement, et reconnu et servi dans les plus pauvres. Comment expliquez-vous que deux jeunes des plus illustres familles européennes viennent frapper à votre porte et ne s’engagent pas plutôt dans des ordres prestigieux comme les Dominicains, les Franciscains ou les Jésuites, pour ne citer qu’eux?
Père Nicolas Buttet: On est peut-être les Franciscains du début (grand éclat de rire, ndlr), qui s’engageaient dans ces communautés de «va-nu-pieds» de l’époque.
Je crois qu’il y a un souci d’authenticité dans ces familles; un souci qui a d’ailleurs traversé les siècles. Ils le retrouvent un peu chez nous, dans la radicalité évangélique. C’est pour cela que les uns et les autres viennent à Eucharistein.
Apic: Qu’offrez-vous comme formation théologique et spirituelle pour bien instruire les frères et les sœurs de la fraternité?
Père Nicolas Buttet: On s’inspire beaucoup de nos fondateurs: François d’Assise, François de Sales, Mère Teresa et Pierre Julien Eymard. On a également des cours de formation plus théologiques, avec des professeurs de la faculté de théologie de l’Université de Fribourg. A cela s’ajoute des retraites spirituelles, des temps de formation hebdomadaires, des lectures spirituelles que les frères et les sœurs font, qui nourrissent leur relation à Dieu.
Le cœur de la vie religieuse, et ce que demande le Vatican d’ailleurs, c’est d’approfondir au niveau de la formation la configuration au Christ pauvre et humilié. Personnellement, je crois qu’il faut se mettre à l’école des saints, ces amis de Dieu.
Finalement, on a rien inventé. La grande tradition de l’Eglise est suffisamment riche pour nourrir des générations et des siècles. Il suffit d’y plonger. Et comme disait le curé d’Ars: «il faut lire le livre ouvert de la Croix». A l’adoration justement, on le contemple. Ces heures en sa présence, souvent la nuit, permettent d’intérioriser, et de ne pas avoir une connaissance simplement notionnelle, mais existentielle et expérimentale de l’amour de Dieu.
Apic: Mgr Dominique Rey, la fraternité voit le jour à Saint-Maurice en Valais, et c’est vous, l’évêque de Fréjus-Toulon en France – et non Mgr Joseph Roduit Abbé de Saint-Maurice –, qui lui donnez sa reconnaissance comme Famille ecclésiale diocésaine de vie consacrée. Pourquoi?
Mgr Dominique Rey: J’ai été saisi par une demande de la fraternité de bénéficier d’une reconnaissance. Dans un tel cas, on fait une enquête sur le charisme, la viabilité, la fiabilité de cette association, sur le sérieux de la formation, sur le discernement qui est proposé.
Au terme de cette enquête, après avoir consulté plusieurs de mes confrères, j’ai pris cette décision d’accueillir la fraternité Eucharistein, d’autant qu’elle venait de s’installer dans mon diocèse. A ce titre là, j’ai toute légitimité sur le plan canonique. Je me suis également assuré de la crédibilité du projet, pour pouvoir l’accueillir selon ce que prévoit le droit de l’Eglise.
Apic: Est-ce la raison pour laquelle le postulat et le noviciat se trouvent à Château Rima, dans votre diocèse?
Mgr Dominique Rey: Chez moi, ce n’est pas la maison de fondation. La communauté vient de Suisse.
Néanmoins, étant donné que j’ai reconnu la communauté, la maison mère au sens institutionnel et canonique se trouve dans mon diocèse. C’est d’ailleurs là qu’ont lieu la plupart des engagements. Il est possible de les faire ailleurs, comme aujourd’hui à Orsières, en prenant soin d’avertir les personnes qui doivent donner leur accord.
Apic: Vous êtes donc le garant ou l’autorité ecclésiastique compétente de la fraternité?
Mgr Dominique Rey: Oui. Je suis là pour aider à ce que le charisme soit pleinement vécu. Que cette communauté, comme toutes les communautés qui sont portées par un charisme, puisse trouver sa place dans l’Eglise et servir sa mission universelle, avec ses caractéristiques propres.
Mon travail n’est pas de me substituer au gouvernement ni à la gestion interne de l’association, mais de lui permettre de pleinement donner le fruit qu’elle doit porter. En sachant qu’à travers cette reconnaissance, c’est aussi une validation qui est faite par l’Eglise, qui reconnaît là un don du Seigneur pour les temps qui sont les nôtres.
Venant d’un pays qui développe beaucoup l’horticulture, je crois que l’Eglise à tout intérêt à cultiver différentes fleurs dans son jardin. Le tout est de jouer le même évangile. Pour le reste, il suffit d’être bien accordé les uns aux autres. Or ma responsabilité, c’est de favoriser la communion entre ces charismes, pour qu’ils soient vraiment au service de l’Eglise.
Apic: Merci Mgr Rey. Père Nicolas Buttet, que diriez-vous à des jeunes qui hésitent à consacrer leur vie à Dieu? Et comment leur présenteriez-vous, brièvement, la fraternité Eucharistein?
Père Nicolas Buttet: Je leur dirais d’abord que, dans un premier temps, Dieu «s’en fout» des vocations. Il aimerait tellement qu’on découvre qu’il nous aime infiniment. Et que notre bonheur est d’être avec lui, quelle que soit la forme que prendra notre réponse. C’est découvrir dans la sainte indifférence que Dieu seul suffit, selon saint Ignace de Loyola.
Dans un deuxième temps, le Seigneur ne s’en moque plus. Une interrogation beaucoup plus profonde se dessine, à savoir découvrir le Christ comme l’Unique de votre vie. C’est ce que je demande aux jeunes qui viennent en année sabbatique ou à «Philanthropos». La question de la vocation – qu’est-ce que Dieu veut que je fasse – est secondaire.
J’ajouterai qu’il faut être fou. Car il s’agit d’un appel à une vie radicale, de pauvreté eucharistique et de non reconnaissance.
Apic: Une dernière question, avez-vous Père Nicolas Buttet, dans un avenir proche, le projet d’ouvrir de nouvelles maisons?
Père Nicolas Buttet: Pour l’instant non. Certes, les demandes ne manquent pas. Je crois qu’on vit une phase de stabilisation, d’équilibre, d’approfondissement. Quatre maisons permettent vraiment d’asseoir le charisme et d’approfondir ce qui nous est demandé de vivre.
Le projet que l’on porte dans le cœur, c’est une mission ’ad gentes’ dans un autre pays, très loin d’ici. Si le bienheureux Maurice Tornay nous fait signe d’aller en Chine, quand les possibilités seront offertes, nous étudierons attentivement la question.
Encadré
Dominique Rey a obtenu une maîtrise en économie politique, puis un doctorat en économie fiscale. Il a ensuite travaillé comme inspecteur des finances.
Dès 1979, il est accueilli au couvent de l’Annonciation, chez les frères Dominicains, dans le cadre d’une maison de formation de la Communauté de l’Emmanuel (La communauté de l’Emmanuel est une communauté missionnaire, née du Renouveau charismatique catholique, en février 1972 à Paris, ndlr). Il obtient alors une licence de théologie et un diplôme en droit canonique, à l’Institut catholique de Paris. Il est ordonné prêtre le 23 juin 1984, pour le diocèse de Paris. Il partage son ministère entre son diocèse et la Communauté de l’Emmanuel. Il est le fondateur des rencontres «Communion évangélisation», un réseau rassemblant des chrétiens qui désirent s’engager sur le terrain dans la nouvelle évangélisation.
Le 16 mai 2000, il est nommé évêque de Fréjus-Toulon, et consacré le 17 septembre, par le cardinal Jean-Marie Lustiger, archevêque de Paris. Au sein de la Conférence des évêques de France (CEF), Mgr Rey est membre de la commission pour la mission universelle de l’Eglise.
Encadré
Originaire du Bas-Valais, Nicolas Buttet est juriste de formation. Croyant en l’homme et voulant défendre ses valeurs chrétiennes, il s’engage très tôt dans la politique fédérale, comme collaborateur des parlementaires Démocrates Chrétiens et, au niveau cantonal, comme député suppléant au Grand Conseil valaisan.
Il fréquente ensuite le monde académique, comme assistant en sociologie des religions et en doctrine sociale/droit.
«Appelé par Dieu et le Cardinal Etchegaray», il se rend à Rome, pour collaborer auprès du Conseil pontifical «Justice et Paix». Là, il ressent fortement en 1992 l’appel à vivre retiré du monde, en ermite à Notre Dame du Scex, à St-Maurice en Valais.
De ses rencontres avec les jeunes va naître, en 1997, la Fraternité «Eucharistein» à Epinassey/Saint-Maurice. Elle fait partie de ces nombreuses communautés nouvelles, fruit du Concile Vatican II. Ordonné prêtre en 2003, par Mgr Dominique Rey, évêque de Fréjus-Toulon, le Père Nicolas Buttet est actuellement le modérateur général de la fraternité.
Quatre maisons accueillent une vingtaine de frères et sœurs. La maison mère à Epinassey, sur le territoire de l’Abbaye de Saint-Maurice; Bourguillon/Fribourg (Suisse); la maison de Château Rima, lieu de formation de la fraternité, sur le diocèse de Fréjus-Toulon en France; et la maison de Saint-Jeoire sur le diocèse d’Annecy. Reconnue comme une association publique de fidèles en 2003, la fraternité a reçu de Mgr Dominique Rey l’approbation officielle de ses nouvelles constitutions en mai 2008, en vue d’être reconnue comme Famille ecclésiale diocésaine de Vie consacrée.
En plus de ses fonctions dans la fraternité, le Père Nicolas Buttet anime le groupe «Dorothée et Nicolas de Flüe» et donne régulièrement des conférences. Il a aussi contribué à la création de l’Institut «Philanthropos», centre d’études anthropologiques inauguré en 2004. En lien avec cet Institut, le Père Nicolas Buttet a participé à la Fondation «Écophilos», dont l’objectif est de porter un regard de vérité sur la personne humaine au travail. (apic/ggc)