Emmanuel Ndione, secrétaire excécutif de l’ONG Enda graf, Dakar, Sénégal
Je suis allergique à la ’société civile’
Propos recueillis par Maurice Page
Fribourg, 7 juin 2011 (Apic) La fin des régimes arabes que personne n’attendait est le résultat du développement et de l’éducation. Dans ce sens, les révolutions de l’Afrique du Nord ne font que précéder la révolution en Afrique subsaharienne, estime Emmanuel Ndione, secrétaire exécutif de l’ONG internationale Enda graf basée à Dakar au Sénégal.
L’Afrique noire n’a pas encore atteint ce stade parce qu’elle n’a pas le même niveau d’éducation, pas les mêmes services publics, ni les mêmes ressources matérielles. D’où l’importance décisive de l’éducation citoyenne et du soutien aux initiatives locales. Pour faire une révolution, au sens propre du terme, et non pas simplement changer de dirigeants.
Emmanuel Ndione manie les concepts et les théories avec aisance. Il n’en pratique pas pour autant la langue de bois et n’apprécie guère le jargon des ’développeurs’. Enraciné dans le travail concret auprès des communautés locales du Sénégal et d’Afrique de l’Ouest depuis plus de trente ans, il a mûri une conception du développement parfaitement claire : ’C’est la proposition légitime d’une communauté donnée. C’est retrouver la maîtrise et la gestion de ses propres ressources. C’est la possibilité de définir les règles du jeu.’ L’aide au développement externe ne devrait viser que ces trois objectifs.
APIC: Dans les révolutions arabes, comme dans le développement des pays d’Afrique, le rôle de la société civile apparaît comme déterminant.
Emmanuel Ndione: Je suis allergique au concept de société civile, je préférais même parler de société ’incivile’. Les initiatives que nous soutenons sont en fait ’inciviles’ parce qu’elles ne se font pas en référence à l’Etat. Il faut aujourd’hui un débat sur les fondements philosophiques de l’Etat, sur le bien commun. Il faut reconstruire une ’communauté de destin’ des communautés pour redéfinir les règles du jeu. Contre les manipulateurs, contre les institutions. Le problème n’est pas technique, ni économique, ni électoral, c’est celui de la société qui ne se reconnaît pas dans l’Etat.
Prenez Blaise Compaoré, le président du Burkina Faso qui doit faire face à une violente contestation populaire après avoir été réélu avec 83% des voix ! La population comprend, devient plus exigeante, mais l’autorité publique est incapable de répondre à ses attentes. Le rôle d’une ONG c’est cela : accompagner la formation de la conscience politique et favoriser la naissance d’un esprit démocratique. Plutôt que de société civile, je parle de société tout court qui ne doit pas être subordonnée artificiellement à l’Etat.
APIC: Si l’on vous suit, le rapport Etat-société est à la racine du mal-développement ?
E.D. : On peut imaginer le schéma d’un triangle entre l’Etat, la nation et la société. Dans les années 60, tout était polarisé sur l’idée de l’Etat-nation autour de laquelle se sont forgés les indépendances africaines. L’Etat a été formé en tant que structure et principe de régulation. La nation était censée être l’espace de l’identification, le lieu de l’identité nationale précisément. Sauf que cette nation n’existait pas et que la troisième composante, la société était ignorée. Les frontières avaient été tracées au cordeau à la conférence de Berlin à la fin du XIXe siècle en fonction des intérêts et des enjeux coloniaux.
Dans cette ’camisole de force’, les sociétés ont dû s’organiser avec des communautés soit coupées en deux, soit réunies artificiellement. L’Etat ne s’est pas organisé autour de l’idée du bien commun, mais sur la base de l’exploitation des ressources naturelles et de l’économie de rente. Pendant quelques décennies, cette rente a permis à l’Etat de tenir unie la nation en redistribuant l’argent dans les diverses composantes. Mais lorsque cette rente a tari, l’appauvrissement politique, culturel et social a été flagrant, car les relations entre l’Etat, la nation et la société étaient faussées ou inexistantes. C’est pourquoi la ligne majeure des conflits africains est intra-étatique, c’est-à-dire des populations contre l’Etat.
APIC: Comment dès lors trouver la clé pour résoudre les conflits ?
E.D. : Aujourd’hui le défi est de réduire ce décalage entre Etat et société. C’est difficile, parce que le pouvoir ne veut pas céder et accuse la société civile de manquer de ’patriotisme’. Les gens qui ont en main les gouvernes de l’Etat ne conçoivent pas que la base du pouvoir réside dans le dialogue communautaire.
En face, dans la société, ce n’est pas plus facile, car on ne conçoit pas que le pouvoir puisse fonctionner autrement que sur le clientélisme ou l’appartenance tribale. Comment parvenir à faire émerger alors un bien commun national ? On reste toujours dans la même logique. On peut changer de dirigeants ou de régime, le problème fondamental n’est pas résolu. Changer les institutions n’est pas changer la société, ni les mécanismes de son fonctionnement.
APIC: Des élites corrompues, des Etats défaillants, un système faussé : il n’y a guère d’espoir pour un développement sain.
E.D. : Face aux manques de l’Etat, les communautés s’organisent elles-mêmes, en parallèle, pour l’éducation, la santé, l’agriculture, le crédit etc. La difficulté est de permettre à ces initiatives, souvent très créatives, de dépasser la perspective communautaire locale, pour viser le niveau de l’Etat compris en tant que régulateur du bien commun.
Prenons un exemple : au Sénégal, les communautés vivant de la pêche ont développé le salage et le fumage du poisson qui permet la conservation et la vente sur des marchés de tout le pays en contournant le problème de la chaîne du froid. Elles ont compris l’importance de la plus-value locale. Le concept de développement de l’Etat était l’inverse. Il s’agissait de développer la pêche ’moderne’ en fournissant des crédits pour des bateaux et des équipements afin d’écouler le produit de la pêche sur le marché international et d’en tirer un profit pécuniaire. Mais en fin de compte, l’aide à la pêche servait le consommateur européen. Les initiatives locales qui se sont multipliées ont finalement contraint l’Etat à revoir sa politique et à accepter de se remettre en cause.
APIC : Le salut passe donc par l’initiative locale ?
E.D. : Le rôle d’ENDA, dont je suis le secrétaire exécutif, est de soutenir et d’accompagner ces initiatives locales pour leur permettre d’acquérir une légitimité à la fois dans la société et face à l’Etat et, à terme, être capables d’influencer les politiques publiques. Ces initiatives doivent cependant répondre à des normes de pertinence et de qualité. Dans la classe politique, très peu de personnes encore sont capables d’admettre que les institutions doivent être au service des communautés et non pas l’inverse. Il faut un vrai changement de direction.
Observons l’évolution des radios communautaires. Au départ, au Sénégal, elles ont été ignorées, voire combattues par les pouvoirs publics. Il m’a fallu près de 10 ans pour obtenir un fréquence et encore avec des conditions restrictives, ne pas faire de politique, ne pas parler des élections, ne pas avoir de publicité, etc. Aujourd’hui, il existe une centaine de radios communautaires organisées en réseau, bénéficiant de l’aide à la presse et ayant accès à la publicité. On est en train de mettre sur pied une école de journalistes communautaires, avec toujours la même idée de construire des liens.
APIC : Certes, mais passer d’une initiative communautaire à un changement social ne va pas de soi.
E.D. : Le Sénégal n’a pas connu, à l’inverse d’autres pays africains de Conférence nationale souveraine, mais un changement de régime, une ’alternance démocratique’ comme on se plait à le souligner. Mais le système n’a pas changé : la corruption atteint un niveau jamais égalé, le pillage des ressources continue, la laïcité est remise en cause, l’Etat est totalement décrédibilisé. Face à cette situation, les ONG et quelques membres de partis politiques ont lancé le processus dit des ’assises nationales’ auquel les responsables gouvernementaux ont ostensiblement refusé de participer. Il s’agissait de poser un diagnostic et de réfléchir aux moyens de réduire le décalage entre l’Etat, la nation et la société. Un des aspects essentiels a été le travail de vulgarisation à la base. Cela a abouti à un projet de constitution, mais l’Etat est resté isolé, à l’écart.
APIC: Les développeurs attendent de l’efficacité, des résultats quantifiables…
E.D. : Le changement matériel n’est pas la porte d’entrée du développement, il en est plutôt l’aboutissement. Le changement sociétal le précède. Je donne un dernier exemple : En vue des élections présidentielles de 2012, les ONG ont décidé de travailler sur le système électoral. Elles ont d’abord dû se battre pour obtenir la publicité des registres électoraux, puis la possibilité de faire un audit. Le résultat est un accord avec le pouvoir sous réserves de 108 recommandations. Un comité de veille est chargé d’en suivre la mise en œuvre pour permettre notamment à un million de jeunes non-inscrits de voter pour la présidentielle. Un autre combat concerne le découpage des cercles électoraux taillés pour favoriser tel ou tel candidat. Un jeune a été tué par un gendarme, la semaine dernière, lors d’une manifestation contre un tel découpage
En Afrique l’identité individuelle – une personne = un citoyen – ne se conçoit pas sans l’appartenance à une identité collective sur la base de laquelle fonctionne la société. C’est une question philosophique. Nous devons faire notre révolution de 1789 ou de 1848 pour les Suisses.
Enda-graf est une antenne de l’organisation internationale Enda-tiers monde, crée en 1972 et basée au Sénégal. Elle a pour objectif de promouvoir une démarche participative de communication et d’appui aux initiatives locales pour valoriser les ressources de l’environnement. Elle travaille depuis plus de 15 ans en milieu rural, et développe aussi une intervention en milieu urbain depuis 20 ans. Le réseau veut être un centre de ressources et de renforcement de capacités, un espace de dialogue, de débat et d’échanges et un promoteur de la mise en réseau des acteurs. Plus d’information sous www.grafdiapol.org
(apic/mp)