Colombie Il y a vingt ans, l’armée colombienne assassinait la missionnaire suisse Hildegard Feldmann
Commémoration en Suisse et en Colombie le 9 septembre
Fribourg/Tumaco, 8 septembre 2010 (Apic) Il y aura exactement vingt ans ce 9 septembre qu’une unité de l’armée colombienne assassinait à El Sande, dans le département du Nariño, la missionnaire laïque suisse Hildegard Feldmann. Elle est abattue à bout portant dans une maison alors qu’elle soignait une malade. Les forces armées vont tenter de faire croire que cette infirmière et sage-femme âgée de 54 ans et originaire de Näfels (canton de Glaris), est une «Suédoise» membre de la guérilla des FARC-EP. Deux autres civils sont tués avec elle: un catéchiste, Ramon Rojas Erazo, et Nestor Hernando Garcia.
La Communauté des missionnaires laïques (CML) sise à la Villa Beata, à Villars-sur-Glâne, à laquelle appartenait Hildegard Feldmann, organise jeudi une messe à sa mémoire et à celle de ses compagnons. Sur place, en Colombie, une délégation venue de Tumaco à Samaniego, où elle est enterrée, fera mémoire de l’infirmière suisse. Le groupe de femmes «Tumatai» présentera la pièce de théâtre «Renacer» (Renaître) et donnera la parole aux victimes de la «sale guerre» qui ensanglante depuis des décennies la Colombie.
«Si nous gardons le silence sur les victimes, elles meurent une deuxième fois… »
«Si nous gardons le silence sur toutes ces victimes, elles meurent une deuxième fois… Nous ne devons pas nous taire !», lance Gabi May. Cette missionnaire laïque originaire de la ville allemande de Saarbrücken, près de la frontière française, s’apprête à retourner en Colombie, dans «son» diocèse de Tumaco, un port situé à l’extrême Sud-Ouest de la Colombie. Membre de la Communauté des missionnaires laïques (CML), Gabi May travaille depuis les années 1980 en Colombie, d’abord sur l’île de Salahonda, puis depuis 1995 à Tumaco. L’Apic l’a rencontrée pour faire le point sur la situation colombienne qui est loin d’être «normalisée».
Hildegard avait travaillé en Inde durant 18 ans avec les aborigènes Adivasi avant de venir en Colombie en 1984, témoigne Gabi May. Après les premières années passées à Bocas de Satinga, elle avait décidé en 1990 d’aller travailler à la promotion de la santé auprès des plus pauvres, à El Sande. Elle travaillait depuis quelques mois dans une région isolée, à une journée de marche et de cheval de toute agglomération, là où les gens ne recevaient aucun soin médical. C’est là, dans une zone où la guérilla était active, qu’elle s’était installée. «Pour les unités militaires anti-guérilla, dans ces zones, tout civil est suspect, un guérillero potentiel… Les soldats subissent un vrai lavage de cerveau», poursuit Gabi May. C’était le cas des militaires du «Grupo Mecanizado No 3 Cabal», basé à Ipiales, qui ont massacré les civils d’El Sande.
Hildegard Feldmann et ses compagnons, «les premiers ›faux positifs’»
«Hildegard Feldmann, Ramon Rojas Erazo et Nestor Hernando Garcia sont pour nous les premiers ›faux positifs’, un vocable utilisé par les militaires pour camoufler le fait qu’ils tuent des civils en les faisant passer pour des guérilleros».
Actuellement, les cas connus et documentés de ›faux positifs’ sont plus de 3’000 durant les 8 ans où le président Alvaro Uribe était au pouvoir, relève la missionnaire laïque allemande. Depuis exactement un mois, c’est son ancien ministre de la défense, Juan-Manuel Santos, qui est le nouveau président de la Colombie. «Les choses à la base n’ont pas changé, Juan-Manuel Santos veut seulement améliorer l’image de la Colombie à l’extérieur… L’opposition est toujours discréditée, quand elle n’est pas éliminée physiquement ! On découvre chaque semaine de nouvelles fosses communes où l’on a enterré des victimes des paramilitaires ou de l’armée».
L’affaire a fait du bruit parce que Hildegard était une étrangère
«Des ›faux positifs, il y en a eu certainement avant cette date, mais l’affaire a fait du bruit parce que Hildegard était une étrangère, car si elle avait été Colombienne, personne n’en aurait parlé. Le journal ›El Espectador’, se basant sur les informations des militaires, avait lui-même parlé de la guérillera suédoise tombée au combat avec d’autres combattants. «Avec Mgr Gustavo Martinez Frias, l’évêque d’Ipiales (sur le territoire duquel se trouve El Sande, ndr), on avait bien insisté pour rectifier cette version, mais le journal ne l’a jamais fait ! C’est une façon de faire de la politique, pour justifier tout ce qui se passe dans le pays».
Gabi May, travailleuse sociale pour le diocèse de Tumaco engagée dans la pastorale de la santé – et également responsable d’une paroisse sans prêtre – l’affirme tout de go: sans l’appui de son évêque, Mgr Gustavo Giron Higuita, un rideau de silence tomberait sur la région. Des groupes dits «émergents» – qui collaborent selon les circonstances avec les forces armées – formés de résidus des anciens groupes paramilitaires, de «paracos» non démobilisés et de nouvelles bandes de délinquants menacent constamment le diocèse, notamment les membres de sa Pastorale Sociale. Ils ont pour noms «Organización Nueva Generación» (ONG), «Aguilas Negras» ou «Los Rastrojos». C’est au moins la septième fois que des groupes armés d’extrême-droite exigent que son diocèse ferme son service de défense des droits de l’Homme. Pour ces groupes illégaux, les collaborateurs du diocèse sont des «objectifs militaires».
Quand une personne est assassinée – et cela arrive constamment à Tumaco -, ces groupes ou les militaires criminalisent la victime, intimident sa famille, essaient de faire taire les groupes de défense des droits de l’homme et les juges honnêtes qui enquêtent sur ces crimes.
«On a raison d’avoir peur, affirme Gabi May, car les témoins sont souvent éliminés, leur famille est menacée, les juges sont manipulés, et s’ils s’entêtent, ils sont à leur tour assassinés, ou doivent se réfugier à l’étranger. En compilant les données disponibles, on peut sans aucun doute affirmer que la situation actuellement a empiré. Le président Uribe a tenté par tous les moyens de faire taire les juges trop curieux. Le nouveau président veut donner une façade plus propre à la Colombie, améliorer son image à l’étranger, pour attirer les investissements, mais la population à la base est toujours écartée».
Aujourd’hui, la Colombie compte plus de quatre millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays en raison de la lutte armée, du narcotrafic («le combustible de la guerre», lâche Gabi May) de l’accaparement des terres des communautés noires et indigènes. Des populations sont chassées pour faire place nette aux cultures de rente, comme les palmiers à huile. Le développement de ces plantations pour produire des biocarburants se fait sur les territoires collectifs de communautés noires et indigènes, territoires ancestraux pourtant protégés par la Constitution colombienne de 1991.
Alors que l’évêque d’Ipiales et la Commission «Justice et Paix» de la Conférence des religieux de Colombie (CRC) avaient demandé l’ouverture d’une enquête pour retrouver les assassins, les soldats meurtriers d’El Sande, qui comme beaucoup d’autres auteurs de massacres jouissent de la totale impunité, n’ont toujours pas été jugés. Vingt ans après ! (apic/be)