Fribourg: Le Père Boulad, jésuite égyptien, met en garde contre la naïveté de l’Occident

Apic – Interview

Le «politiquement correct» va perdre l’Europe

Jacques Berset, agence Apic

Fribourg, 7 novembre 2006 (Apic) Face à la montée de l’islamisme en Europe même, les Européens font preuve d’une très grande naïveté, cédant systématiquement au «politiquement correct». Cet homme aux cheveux blancs qui lance cet avertissement, c’est le Père Henri Boulad, jésuite égyptien d’ascendance syrienne âgé de 75 ans. Il était l’hôte lundi 6 novembre de l’Université de Fribourg, à Pérolles 2, où il a donné une conférence sur le thème: «Chrétiens et musulmans: un dialogue est-il possible?»

Ancien supérieur des jésuites à Alexandrie, cet ex-directeur de Caritas-Egypte fut également vice-président de Caritas-Internationalis pour le monde arabe. Educateur, philosophe et mystique, le Père Boulad est depuis 3 ans recteur du Collège de la Sainte Famille, dans le quartier de Fagallah, au Caire. Une institution d’élite qui accueille quelque 1’600 élèves, dont 60% de musulmans et 40% de chrétiens. Auteur prolifique, il a publié de nombreux ouvrages traduits dans une douzaine de langues (*).

Sa famille, depuis ses plus lointaines origines, «peut-être déjà du temps de saint Paul», habitait Damas, où elle s’adonnait à la fabrication des armes. Les traces de la famille Boulad remontent à 1401, quand Tamerlan, qui avait envahi Damas, a déporté vers Samarkand les chefs de la famille pour développer une industrie de l’armement. D’ailleurs, Boulad signifie «acier» en arabe dialectal syrien, et c’était leur métier. Après avoir perdu le secret de l’acier, insiste le jésuite, la famille s’est tournée vers la soie, autre spécialité de Damas. En 1860, le grand-père Sélim Boulad, grâce à la protection d’un chef musulman, l’émir Abdelkader, a échappé aux massacres fomentés par les Turcs, et s’est réfugié à Alexandrie.

La famille est ainsi devenue égyptienne dans les années 40. «Je rassemble dans mon caractère l’acier et la soie, le plus dur et le plus doux.», plaisante-t-il. Se définissant comme «méditerranéen et citoyen du monde», avec une grand-mère italienne (cela remonte à la conquête de l’Egypte par Napoléon, qui était accompagné par un médecin italien venant de la région de Vérone, le docteur Fracca), il a du sang syrien, la nationalité égyptienne et libanaise, et est plutôt de culture française.

Apic: Père Boulad, vous n’êtes pas tout à fait un Occidental.

Père Boulad: Je dis quelquefois que j’ai une âme orientale et un esprit occidental, car j’ai à la fois une âme très sensible et une exigence de rationalité, de cohérence et de logique.

Apic: Le pape a récemment fait scandale en milieu musulman avec la citation, le 12 septembre à l’Université de Ratisbonne, d’un empereur byzantin, Manuel II Paléologue, qui interrogeait l’islam sur ses rapports à la raison et à la violence.

Père Boulad: J’ai été interrogé par plusieurs médias sur cette citation de Benoît XVI que j’ai trouvée malheureuse. Elle a été en effet ressentie comme très insultante par les musulmans, dont on attaquait le Prophète qui n’aurait pratiquement rien apporté de neuf, sinon des choses mauvaises et inhumaines, et aurait répandu sa religion par l’épée et la violence.

Toute malheureuse qu’elle soit, cette citation, à mon avis, a permis de crever un abcès. En effet, entre christianisme et islam, il y avait une sorte de non-dit, chacun essayant d’être le plus gentil possible avec l’autre. On évitait de discuter des vrais problèmes. L’Occident, qui venait de subir la colère musulmane après les caricatures de Mahomet publiées au Danemark, a réagi en arguant de la liberté d’expression. Les musulmans ont lancé: «Vous nous insultez; après les croisades, l’Inquisition, la colonisation de l’Amérique. C’est bien à vous de nous accuser de violence! Considérez donc votre propre histoire!»

Apic: Et maintenant, quelle perspective de dialogue entre musulmans et chrétiens ?

Père Boulad: Maintenant, de part et d’autres, on a mis cartes sur table, et tout le monde a déballé ce qu’il avait sur le coeur. A partir de là, on peut parler de dialogue. Avant, on en restait au niveau de la politesse, du dialogue de salon entre chrétiens et musulmans. Je ne suis pas contre, mais on finissait par tourner en rond, alors qu’il y avait des problèmes cruciaux à aborder. De ce point de vue, la «faute» du pape est peut-être une «felix culpa», une faute bénie qui a débloqué un dialogue qui était pratiquement parvenu au point mort.

Apic: Pour vous, le dialogue islamo-chrétien n’apporte pas de fruits ?

Père Boulad: Cette invitation au dialogue est toujours venue de Rome, et même si l’islam y a répondu cordialement, l’initiative n’est jamais venue de leur côté. Les musulmans ne croient pas au dialogue. Ils ont peut-être raison et sont peut-être plus réalistes que les catholiques. En effet, un dialogue consiste à écouter l’autre, et à essayer de comprendre ce qu’il veut vous dire. Mais pratiquement, le dialogue est piégé avec l’islam, car les catholiques sont certains de posséder la vérité et les musulmans le sont tout autant.

Dans un dialogue, ce que chacun cherche inconsciemment, c’est à convaincre l’autre et à le persuader que sa religion est la seule vraie. A partir de là, cette déclaration du pape – qui savait ce qu’il disait – n’est pas un hasard, car il aurait pu donner son texte sans cette citation, qui n’était pas nécessaire à sa conférence. S’il l’a mise, c’est qu’il avait l’intention de débloquer une situation et il y a bien réussi.

Apic: Quelles conséquences a eues ce discours de Benoît XVI ?

Père Boulad: Des musulmans très ouverts ont déclaré que les réactions de violence dans le monde musulman – des gens sont morts, des religieux catholiques ont été tués – ne font que confirmer ce dont le pape soupçonnait l’islam. «Par nos réactions irrationnelles, nous confirmons en effet ce que le pape dénonce en nous». Il n’y a pas de débat intellectuel à ce propos, le débat théologique est stérile, pour plusieurs raisons.

Premièrement la conviction radicale, essentielle, profonde des musulmans, pour qui il est clair comme le jour qu’il n’y a qu’une seule religion et c’est l’islam. C’est mis en toutes lettres dans le Coran. Deuxième raison: tous les oulémas qui entrent dans la discussion n’ont d’autre culture que la culture coranique, leur horizon se limite au Coran et à la sunna.

Apic: Il n’y a donc pas de base culturelle commune sur laquelle on pourrait discuter avec les religieux musulmans ?

Père Boulad: Effectivement, ils sont enfermés dans leur monde à eux, dont ils ne parviennent pas à sortir. «Vous dites une chose, mais le Coran dit le contraire, par conséquent, tout ce que vous affirmez est faux», disent-ils. La discussion tourne en rond.

Les musulmans ont fermé depuis le Moyen Age la porte de l’ijtihad (l’effort de réflexion critique, ndr), si bien qu’on ne peut discuter qu’avec les non «azharites», c’est-à-dire en dehors des oulémas et cheikhs de l’Université islamique d’Al-Azhar.

On peut avoir un dialogue avec les professeurs d’Université, les musulmans éclairés qui ont des contacts avec l’Occident, les universitaires. Toutes ces personnes ont une manière de réfléchir marquée par la rationalité et la cohérence. Avec les «azharites», il n’y a pas de raisonnement, mais seulement des citations. Ce que nous affirmons est faux puisque le Coran dit le contraire. Il ne sert à rien dans ce cas d’apporter des preuves historiques, philosophiques, logiques, rationnelles.

Apic: Il n’y a pas d’exégèse en islam.

Père Boulad: Il y a certes eu une exégèse dans l’islam, mais manquant d’esprit critique fort. La seule qui ait été faite au niveau universitaire est celle de Nasr Abou Zeid, professeur à l’Université du Caire, qui a dû s’exiler, condamné par les tribunaux civils égyptiens. Avec son épouse Ebtehal Younes, il s’est réfugié aux Pays-Bas où tous deux enseignent à l’Université de Leyde. Les tribunaux égyptiens avaient prononcé le divorce, car déclaré non musulman et mécréant, Nasr Abou Zeid n’avait pas le droit de vivre avec une femme musulmane.

Si bien que lorsque l’on dit que l’Egypte est un pays ouvert et éclairé, on risque un malentendu. C’est vrai qu’il y a des intellectuels brillants dans ce pays, qui sont contre les fondamentalistes et qui parlent haut et fort. Mais toute personne qui tient ce langage est considérée comme traître à l’islam, et non représentative. Certains finissent sous les balles, comme ce fut le cas pour l’écrivain Farag Foda.

Apic: Vous ne craignez pas pour votre vie.

Père Boulad: Je n’ai pas peur, car ma vie ne vaut pas grand-chose et je ne prends aucune précaution spéciale. Bien sûr, par mes positions, je ne fais que provoquer les intégristes, et si jamais je suis pris pour cible, cela ne ferait que prouver que mon témoignage est véridique.

Regardez ce qui se passe pas loin de chez vous, avec le professeur Robert Redeker, victime d’une sorte de fatwa, menacé de mort et obligé de vivre dans la clandestinité, en France même, pour avoir publié un article critique sur l’islam dans le quotidien «Le Figaro». Quand on me dit que l’islam est une religion tolérante, je réponds que dans les 57 pays musulmans de la planète – y compris la Turquie – il n’y a pas de liberté religieuse. Elle est peut-être dans les textes, mais c’est autre chose dans la réalité.

Apic: L’Egypte passe pourtant pour un pays tolérant. Pourquoi les coptes sont-ils si nombreux à passer chaque année à l’islam ?

Père Boulad: Selon le pape Chénoudah, chef de l’Eglise copte orthodoxe, quelque 20’000 chrétiens passeraient chaque année à l’islam. Sur cinq millions, soit environ 6-7%. Certes, les chiffres des chrétiens vont de cinq à quinze millions, mais la réalité est plus sobre. Un jeune qui fait son service militaire, sur un effectif de 150 soldats, rencontrera 7 ou 8 chrétiens dans son unité. C’est un chiffre objectif, car tout le monde fait son service militaire en Egypte. Les chrétiens font de la surenchère sur leur nombre, car cela leur donne confiance.

D’autre part, ils sont regroupés dans des provinces de Haute-Egypte où ils sont très nombreux comme Minyah ou Assiout, ou encore le quartier de Choubra au Caire, ce qui fausse leur perception de la réalité globale en Egypte.

Apic: La liberté religieuse est-elle réelle dans ce pays ?

Père Boulad: Pour construire une église, c’est la croix et la bannière. Même quand on obtient la permission du président, c’est encore une autre chose de pouvoir réaliser le projet. Les coptes orthodoxes sont très malins: ils construisent sans permission, malgré les interdictions qui leur sont signifiées par la police. Ils courent le risque, car ce serait très mal vu de détruire un édifice religieux. Ils réussissent à force d’obstination et d’entêtement, en construisant sans permis, ou parfois grâce à des moments de libéralisation.

Il reste que pour les services de sécurité, une église reste une provocation pour les musulmans. Devant chaque église d’Egypte, il y a nuit et jour des gardes armés, trois ou quatre policiers. Au fond, ce n’est pas par sympathie pour les chrétiens, le gouvernement veut seulement le calme et éviter une sorte de guerre civile. Il ne s’intéresse qu’au pouvoir, et son seul rival, ce sont les «Frères musulmans», qui s’infiltrent dans tous les secteurs de la société.

Alors qu’il réprime les «Frères musulmans», le seul parti qui a une certaine popularité et qui se renforce de jour en jour, le régime favorise dans les médias un discours fondamentaliste qui vise à abrutir les masses. Le régime les occupe avec le foot, les danseuses du ventre et la religion, c’est comme un opium, pour qu’il ne s’occupent pas de politique. Du pain et des jeux! C’est la raison pour laquelle le niveau intellectuel des étudiants est tombé bien bas!

Apic: Pour en revenir à l’Occident, vous nous mettez en garde!

Père Boulad: Au plan théologique, il n’y a rien à chercher, en dehors du dialogue de salon et de l’amitié. Ce sont deux niveaux, deux mentalités, qui ne se mélangent pas. Quant à l’Europe, que devient-elle avec son «politiquement correct» ? Au nom du libéralisme, vous êtes en train de laisser pénétrer le fanatisme et l’intolérance en raison de l’immigration. Vous vous faites avoir, car l’islam n’est pas compatible avec la société démocratique.

Ce n’est pas une question d’individus – la plupart d’entre eux sont très gentils et sympathiques – mais de système. C’est une société de type totalitaire, et quand ils deviendront majoritaires en Europe, il sera trop tard. Il faut savoir qu’une mosquée n’est pas qu’un lieu de culte et de prière, c’est souvent aussi un lieu de propagande, car islam et politique sont inséparables. Cela, l’Europe fait semblant de ne pas le savoir. Malheureusement, même l’Eglise catholique, en France, au Vatican, ne se fait conseiller que par des islamologues «soft». Pour terminer, je dirais ceci: «Europe, prends garde de perdre ton âme!» JB

Encadré

Père Henri Boulad, éducateur, conférencier, professeur de théologie, écrivain

Educateur, conférencier, professeur de théologie, le Père Henri Boulad a été directeur de Caritas-Egypte et vice-président de Caritas-Internationalis pour le monde arabe (Moyen-Orient et Afrique du Nord). En reconnaissance de son engagement au service des plus démunis, il a été promu par la France officier, puis commandeur de l’Ordre national du Mérite.

Il a publié de nombreux ouvrages traduits dans une douzaine de langues. Jésuite d’Alexandrie, syro-italien d’origine, égypto-libanais de nationalité, grec-byzantin de rite, français de culture, disciple de Pascal, de Teilhard de Chardin et de Simone Weil, il est doué d’une âme orientale et d’un esprit occidental. Il incarne ce qu’a représenté autrefois Alexandrie: un creuset d’universalité. Ses études de spiritualité, de littérature, de philosophie, de théologie et de psychologie l’ont conduit au Liban, en France et aux Etats-Unis, où il a obtenu une maîtrise en psychologie. JB

(*) Le Père Henri Boulad a publié notamment:

– L’Homme et le Mystère du Temps (Ed. Tequi, France, 1987)

– L’Anti-Destin : l’Homme face à sa liberté (Ed. Presses de la Renaissance, France, 1999)

– Paraboles d’aujourd’hui (Ed. St. Augustin, Suisse, 2000)

– L’Amour fou de Dieu (Ed. Anne Sigier, Canada, 2001)

– L’Amour et le sacré (Ed. Anne Sigier, Canada, 2003)

– Chasteté et consécration (Ed. Anne Sigier, Canada, 2003)

– Amour et sexualité (Ed. Anne Sigier, Canada, 2003)

– Changer le monde (Ed. St. Augustin, Suisse, 2004)

– Jésus de Nazareth. Qui es-tu ? (Ed. Anne Sigier, Canada, 2006)

Des illustrations de cet article peuvent être commandées à l’agence CIRIC, Bd de Pérolles 36 – 1705 Fribourg. Tél. 026 426 48 38 Fax. 026 426 48 36 Courriel: info@ciric.ch ou directement par internet sur le site www.ciric.ch (apic/be)

7 novembre 2006 | 00:00
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Irak: La violence tous azimuts laisse peu de perspectives d’avenir aux gens du peuple

Apic Interview

Soeur Lusia Shammas: on n’a jamais vu un tel degré de violence

Jacques Berset, agence Apic

Fribourg, 29 mai 2006 (Apic) «Il n’y a jamais eu un tel degré de violence depuis l’invasion du pays il y a 3 ans. On peut déjà parler de guerre civile en Irak.» Soeur Lusia Shammas Markos, une religieuse du Sacré-Coeur qui achève sa thèse de doctorat à l’Université de Fribourg, est en contact permanent avec sa communauté, à Mossoul et à Bagdad. Son seul espoir: la petite minorité qui lutte pour la survie de la société civile irakienne.

La violence est sans visage et semble sans raison objective, lance la religieuse irakienne originaire de Zakho, dans le Nord de l’Irak. «Au nom du fondamentalisme religieux, on assassine désormais des jeunes, voire des enfants, pour le simple fait qu’ils portent des shorts pour jouer au football!», poursuit Soeur Lusia, 34 ans. Avant de venir étudier la théologie à Fribourg il y a une décennie, elle vivait à Bagdad, où elle retourne régulièrement. au risque de sa vie.

Co-fondatrice de l’ONG «Rabitat al-Mara al-Jamia» (Association des femmes unies), Soeur Lusia a également lancé à Bagdad la fraternité «Famille coeur de la vie», qui vient en aide aux familles pauvres de Bagdad, qui sont désormais légion. En Suisse, elle préside l’association humanitaire «Basmat al-Qarib» (Le sourire du prochain), qui promeut notamment des parrainages de familles en Irak. (site internet: www.basmat-alqarib.com)

Pour le moment, la lutte pour le droit des femmes – la majorité de la population irakienne ! – que mène «l’Association des femmes unies» doit se faire en cachette, car l’insécurité est totale et ces militantes sont une cible privilégiée pour les fondamentalistes islamistes.

Mais la vie quotidienne est également toujours plus difficile: privée une bonne partie de la journée d’électricité, d’eau, les Irakiens de la rue doivent même affronter les pénuries d’essence, dans un pays qui compte parmi les plus grands producteurs de pétrole!

Apic: Les médias rapportent qu’en Irak vingt, trente, cinquante personnes trouvent quotidiennement la mort dans des attentats et des assassinats.

Soeur Lusia Shammas: Ce ne sont là que les cas «médiatisés», la situation est bien pire sur le terrain, mais ce sont les sans-grade, les petites gens qui paient le plus haut prix des attentats, des viols et des enlèvements qui sont le fait de groupes terroristes, de fondamentalistes ou tout simplement de gangs crapuleux. Il y a d’abord des malfaiteurs qui profitent de la situation: à la fin du régime de Saddam Hussein, les prisons ont été vidées.

C’est sans compter sans les fondamentalistes venus de l’extérieur, qui se sont faits des alliés en Irak et qui ont désormais de très bonnes bases et de fortes structures. Ils utilisent la religion comme une bonne carte. Il faut encore y ajouter ceux qui agissent pour des motifs purement politiques. A vrai dire, la situation est encore bien plus compliquée, car on a l’impression que la violence est de plus en plus gratuite. Mais la conséquence, ce sont ces milliers de gens qui sont enlevés, menacés, tués sans qu’ils n’apparaissent dans les statistiques.

Apic: Vos consoeurs sont avant tout à Dora, «porte d’entrée de Bagdad», et à Mossoul.

Soeur Lusia: Dora, ces derniers temps, est devenu un quartier très dangereux. Ce quartier donne sur la périphérie et les villes voisines, et c’est souvent par là qu’entrent et sortent les terroristes.

Nos soeurs peuvent sortir du couvent de St-Raphaël, car à part les périodes de couvre-feu, il n’y a pas d’interdiction d’aller dans la rue. On finit par s’habituer à la violence! Quand la tension est extrême, on hésite tout de même à sortir, mais la vie doit continuer, malgré les attentats, malgré les enlèvements qui sont monnaie courante.

Apic: Voyez-vous des perspectives, une diminution de la violence ?

Soeur Lusia: Pour le moment, on ne voit rien, on ne sait rien, y compris notre propre gouvernement. Depuis six mois, notre gouvernement d’»union nationale» n’a pas été en mesure de désigner les ministres de la Défense et de l’Intérieur, c’est-à-dire les secteurs clefs de la sécurité. La sécurité, c’est notre problème numéro un. On est assoiffés, affamés de voir un signe indiquant la sortie de crise, mais rien ne vient. ni du gouvernement, ni de l’extérieur.

Par contre, il y a de petites lumières qui s’allument dans la société civile, une petite minorité de gens simples qui s’engagent sur place, en Irak, qui manifestent la force de la vie. Ce ne sont que de petits signes, une petite goutte d’eau dans la mer, mais nous devons les soutenir.

Apic: La situation ne va pas se normaliser tant que les troupes d’occupation seront présentes.

Soeur Lusia: Il ne faut pas croire que si les armées de la coalition quittent aujourd’hui l’Irak, la situation ira mieux. C’est complètement illusoire. D’un côté, ils ont commis tellement d’erreurs et ont fait tellement de mal qu’on ne pourrait que saluer leur départ.

Il y a déjà eu tellement de bavures, de gens tout simplement tués au hasard par des balles américaines; ils n’ont même pas les moyens de porter plainte. Mais de l’autre, les troupes de la coalition doivent assumer leurs tâches et prendre leurs responsabilités. Si elles quittaient maintenant, la situation serait encore plus chaotique.

Apic: Vous misez toutefois sur la petite minorité des gens de bonne volonté.

Soeur Lusia: C’est effectivement une toute petite minorité, mais il faut la soutenir. C’est ce message que veut délivrer notre association «Basmat al-Qarib» (Le sourire du prochain). Il faut maintenir vive une petite lumière dans cet océan de ténèbres. Notre gouvernement, très fragilisé, est déjà très occupé à se protéger lui-même contre les attentats, que peut-il faire pour nous ? Leurs gardes du corps sont souvent sacrifiés quand il y a des attentats, mais le simple peuple n’a pas de gardes du corps.

Personnellement, quand je vais en Irak, je me prépare à mourir – cela peut arriver à tout moment! – mais je crains surtout d’être enlevée, car c’est la pire des choses qui pourrait survenir. D’un autre côté, je suis pleine d’espérance: pour moi, le mal n’aura pas le dernier mot et le bien finira par triompher.

On le voit sur place: si les groupes avec qui nous travaillons sont très peu nombreux, ils sont par contre efficaces. Parce qu’ils touchent le coeur de la société irakienne: la grande famille, la famille élargie qui est la clef de tout chez nous.

Apic: Il s’agit du «petit troupeau» biblique.

Soeur Lusia: Une poignée de bénévoles à Bagdad et aux alentours viennent en aide aux familles dont des membres ont été blessés, traumatisés, qui font face à la maladie ou qui vivent dans la misère. Ils assistent également les familles qui ont subi des enlèvements. S’ils sont très peu nombreux, il faut se rappeler que dans toute l’histoire, biblique et humaine, il suffit qu’une seule personne ou un petit groupe sèment une petite semence pour que finalement survienne un changement radical. JB

Les illustrations de cet article sont à commander à l’agence CIRIC, Bd de Pérolles 36 – 1700 Fribourg. Tél. 026 426 48 38 Fax. 026 426 48 36 Courriel: info@ciric.ch (apic/be)

29 mai 2006 | 00:00
par webmaster@kath.ch
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