La Suisse reconnaît un «crime contre l’humanité» contre les Yéniches
La Suisse a bien commis un «crime contre l’humanité» à l’encontre des Yéniches et des Manouches/Sintés dans le cadre du programme «Œuvre des enfants de la grand-route» au XXe siècle, a reconnu le Conseil fédéral le 20 février 2025.
On estime à 2’000 le nombre d’enfants de gens du voyage retirés à leur famille par la fondation Pro Juventute, entre 1926 et 1973. Les enfants ont été placés dans des foyers, des familles d’accueil, des maisons de correction, voire des asiles psychiatriques. Des organisations caritatives religieuses ont également participé à ces actes. Des adultes ont été mis sous tutelle, placés dans des institutions, interdits de mariage ou stérilisés de force. La conseillère fédérale Elisabeth Baume-Schneider, a parlé de «page sombre de notre histoire».
Persécutions ciblées sur un groupe identifiable
Ces stratégies d’exclusion et d’assimilation constituent bien des crimes contre l’humanité selon les critères actuels du droit international public. Il s’agit de «persécutions d’un groupe identifiable», qui violent systématiquement les droits fondamentaux des membres du groupe en raison de leur appartenance à ce dernier, en particulier le droit à la vie privée et familiale ainsi que la liberté de mouvement. Confédération, cantons et communes ont participé à la persécution des Yéniches et des Manouches/Sintés. La Confédération a notamment entretenu des rapports étroits, aux niveaux personnel et financier, avec la fondation Pro Juventute.
Le Département fédéral de l’intérieur (DFI) avait commandé il y a près d’un an un avis de droit au professeur Oliver Diggelmann, de l’Université de Zurich. Le choix de l’expert s’était fait en concertation avec les communautés concernées, a précisé Elisabeth Baume-Schneider.
Probablement pas de poursuites
Cette qualification de ›crimes contre l’humanité’ ne permettra cependant probalement pas d’ouvrir des poursuites pénales, nuance le professeur Diggelmann. Son équipe et lui se sont appuyés sur les dispositions actuelles. Mais on ne peut pas parler au moment des faits de violation du droit en vigueur. En outre depuis la création de l’infraction de «crime contre l’humanité» après la Seconde Guerre mondiale et jusque dans les années 1990, le droit exigeait que les faits soient liés à un événement de guerre, a-t-il expliqué. Tout en restant prudent, le professeur a estimé que, pour cette raison, la Suisse ne peut pas être poursuivie au niveau international.
Daniel Zimmermann, chef de la section Affaires de direction et droit de l’Office fédéral de la culture, a ajouté que la Confédération n’a pas de compétence pour poursuivre les individus qui ont participé au programme. Il reviendrait éventuellement aux cantons d’ouvrir des procédures pénales contre des personnes encore en vie.
Pas de génocide culturel
Selon l’avis de droit, on ne peut pas parler de «génocide culturel». Surtout parce que cette notion n’existe pas dans le droit international public, a relevé O. Diggelmann. Et même si la persécution des Yéniches et des Manouches/Sintés comprend des actes de génocide tels que l’enlèvement d’enfants ou l’empêchement de naissance, on ne peut pas parler non plus de «génocide» au sens juridique. Il n’y avait pas d’«intention génocidaire» c’est-à-dire de volonté d’anéantir physiquement un groupe.
Le Conseil fédéral réitère ses excuses
En 1986, le président Alphons Egli avait présenté les premières excuses au nom du Conseil fédéral. Par la suite, des indemnités plafonnées à 20’000 francs par personne ont été accordées aux victimes de placements forcés, pour un montant total de 11 millions de francs.
Elisabeth Baume-Schneider a réitéré les excuses du Conseil fédéral. Le gouvernement «regarde avec douleur le passé et le regrette profondément». Le Département fédéral de l’intérieur, en dialogue avec les personnes concernées, déterminera d’ici à fin 2025 s’il y a lieu, au-delà des mesures prises jusqu’ici, d’élargir le travail de mémoire déjà effectué.
Entre 30’000 et 50’000 Yéniches vivent aujourd’hui dans le pays. Mais seuls 2’000 à 5’000 d’entre eux prennent toujours régulièrement la route.
Les associations de défense des gens du voyage en Suisse ont bien accueilli cette reconnaissance. Elles veulent désormais avancer sur la question des aires d’accueil. De son côté Pro Juventute a dit vouloir assumer sa responsabilité dans cette affaire. (cath.ch/ag/mp)