Le Palazzo Migliori de Sant'Egidio à Rome, havre des sans-abris et lieu d'amitié
À quelques mètres de la colonnade de la place Saint-Pierre, dans la salle à manger du Palazzo Migliori, assise sur une petite chaise en bois, Emilia, une octogénaire suisse, bonnet en laine sur la tête, regarde la télévision. Elle est la doyenne des sans-abris qui ont trouvé refuge dans ce centre géré par la communauté catholique de Sant’Egidio. Carlo Santoro, son directeur, reçoit sur place cath.ch.
À la mort de son mari qui travaillait dans l’horlogerie, sans même s’intéresser à son héritage, Emilia s’est rendue en Italie, où elle a fini par dormir dans les rues de Rome. Son histoire a été attestée par l’ambassade suisse en Italie, suite à l’interpellation de bénévoles de Sant’Egidio.
Des récits aussi «incroyables» que celui-ci, et en même temps toujours différents, Carlo Santoro, 62 ans, peut en raconter beaucoup. Marié, père de deux enfants, ce Romain pur souche travaille depuis des années dans différents ministères du gouvernement italien, mais sa carrière de bénévole à Sant’Egidio, qui remonte à 1979, est encore plus impressionnante.
Une enfance loin des pauvres
Responsable du Palazzo Migliori et des services de Sant’ Egidio au nord-ouest de Rome, Carlo Santoro est né dans une famille de la bourgeoisie romaine. Il a vécu jusqu’à ses 16 ans dans l’ignorance des pauvres. «Je jouais enfant au football devant la place St-Pierre. Il n’y avait pas encore les menaces terroristes et cette présence de la gendarmerie! se souvient-il. Rome était alors divisée entre la ville des pauvres et celle des bourgeois. Sant’Egidio m’a permis de voir le monde avec des yeux différents. J’ai découvert l’injustice: il y avait, dans les banlieues de la ville, des enfants à peine plus âgés que moi dont les pères étaient en prison et qui n’allaient pas à l’école.»
«C’était une petite révolution personnelle. Je n’avais pas l’habitude de regarder les pauvres dans les yeux.»
Aux contacts de cette population jusque-là invisible pour lui, le jeune Carlo expérimente une nouvelle forme d’amitié, qui se révèlera essentielle pour son avenir: «Les enfants pauvres étaient seuls et de ce fait condamnés à un destin similaire à celui de leurs parents. Mais j’ai aussi compris qu’à leur solitude faisait écho celle des riches.» Sa famille, très catholique, valorisait alors les valeurs de travail et peu celles de la rencontre, raconte-t-il. La pratique de la foi se résumait surtout aux messes dominicales.
Une révolution intérieure
Son engagement au sein de la communauté de Sant’Egidio lui ouvre la porte de l’amitié avec les pauvres, loin de toute pseudo supériorité de celui qui donne sur celui qui reçoit. «C’était une petite révolution personnelle. Je n’avais pas l’habitude de regarder les pauvres dans les yeux. Dans les années 80, beaucoup de journaux romains les présentaient comme des obstacles obstruant la beauté de la ville. Avec d’autres étudiants, on a commencé à faire des sandwichs et à les distribuer aux sans-abris, en s’arrêtant un moment pour parler avec eux.»
Depuis, Carlo Santoro n’a eu de cesse de créer des liens avec les plus pauvres de la ville et de les soutenir. Depuis 2019, il se rend les soirs ouvrables, après son travail, au Palazzo Migliori. «Cette maison était un rêve pour le Père Konrad (le cardinal Krajewski, aumônier apostolique du Vatican: ndlr) et pour moi, après toutes ces années où nous ne pouvions aider les pauvres que dans la rue et où nous en avons vus beaucoup mourir», dit-il.
Le premier pensionnaire de la maison a été Francesco, un homme très malade. Cela faisait plusieurs mois que les bénévoles de Sant’Egidio le rencontraient lors de leur tournée dans un parc de Rome où il vivait depuis sa sortie de prison. Il avait toujours le visage couvert d’un tissu, pour cacher une importante tumeur au visage.
«La chimiothérapie coûte très cher. L’État ne veut pas la fournir aux gens de la rue, car il estime que ce n’est pas productif vu le risque que la personne malade retourne dans la rue et y meurt rapidement. Ce n’est pas une loi écrite, mais il y a bien une sélection dans les hôpitaux. Nous avons réussi à convaincre Francesco de venir dans notre centre, ce qui lui a permis de recevoir les soins contre le cancer. La santé est un droit inscrit dans la Constitution italienne. L’État devrait faire comme nous, offrir des maisons pour les personnes malades et s’assurer ainsi que les soins qu’on leur prodigue soient productifs. Avec notre aide, Francesco a vécu quatre ans de plus. Il a eu droit à la vie.»
Un lieu de passage vers un toit futur
Aujourd’hui 45 personnes, dont plusieurs octogénaires, trouvent un abri pour la nuit au Palazzo Migliori. Elles viennent majoritairement d’Europe de l’Est et vivent pour certaines depuis longtemps en Italie sans titre de séjour, comme cette femme qui a passé des années au service d’une Romaine et s’est retrouvée à la rue à la mort de celle-ci.
Les bénévoles ne se contentent pas d’assurer un toit et un repas aux pensionnaires, ils les aident à effectuer leurs démarches administratives, en vue, par exemple, de l’obtention d’un nouveau toit ou d’une pension financière. Reloger ces sans-abris alors que le prix de l’immobilier a explosé à Rome tient de la gageure. «Nous trouvons des logements dans la banlieue, parfois en cohabitation. C’est particulièrement difficile pour les personnes âgées qui ont leurs habitudes. Imaginez quelqu’un qui a vécu 20 ans dans la rue, qui est habitué à l’air libre. Il veut respirer et garder la fenêtre toujours ouverte.»
Depuis novembre 2019, 130 personnes ont transité par le centre. Parfois, l’équipe de Sant’Egidio a réussi à retrouver leurs familles, voire à les réunir. «Chaque personne a une histoire. La question est de comprendre sans préjuger. Ceux qui ont un travail, un toit, une famille fonctionnelle peuvent être tentés de se faire moralisant, de juger les pauvres. Mais on ne peut pas imaginer leur vie! Personne ne choisit vraiment d’être clochard. Ce sont toujours des circonstances qui mènent ces gens à la rue, avec des maladies mentales parfois, en particulier chez les femmes. Personne ne se dit: ›Ce soir, je vais dormir au bord du Tibre, là où il y a des rats plus gros que des chats, où il n’y a pas de lumière et où des gens meurent noyés car le niveau de l’eau soudainement monte.’ Vivre et dormir dans la rue, ce n’est pas du camping, même si des sans-abris ont aujourd’hui des tentes. Il n’y a pas de toilette, pas de cuisine, il faut dormir les yeux ouverts parce qu’on peut te prendre tes chaussures.»
«Vivre et dormir dans la rue, ce n’est pas du camping, même si des sans-abris ont aujourd’hui des tentes.»
Trop belle pour les pauvres
Havre de sécurité, le Palazzo Migliori est aussi une belle maison ancienne. D’aucuns vivent mal cet alliage entre beauté et pauvreté. Le projet a été très critiqué, affirme le directeur du centre. Des journalistes se sont demandés pourquoi donner aux pauvres une maison si précieuse. Ils ont suggéré d’en faire un hôtel pour les riches et de subvenir aux besoins des pauvres avec l’argent gagné.
«Mais le pape François a dit que la beauté est pour tous, riche ou pauvre. On a l’habitude de donner les restes aux pauvres, ce dont les gens ›normaux’ ne veulent plus, ce qui est usé. Ici, ce n’est pas le cas. Les pauvres ont le droit de voir de belles choses, de manger de la nourriture bonne pour leur santé. On prête une attention particulière à la cuisine, comme nous le ferions pour nous-mêmes. C’est une règle de vie, d’identification à l’autre. Nous avons la chance de recevoir beaucoup de bonnes choses qui sont originellement des cadeaux donnés au pape, du fromage, des fruits…»
Depuis l’ouverture du Jubilé, les sans-abris sont moins nombreux autour du Vatican. La municipalité tente de les relocaliser ailleurs en vue de l’arrivée des pèlerins. Deux grandes tentes ont été montées, comme vers la station Termini. Mais le projet passe mal la rampe, la population de ces quartiers résidentiels craignant de voir le provisoire se transformer en permanent.
«Les pauvres sentent que le pape les protège»
Comme le souligne Carlo Santoro, le pape François est lui-même critiqué pour ses engagements et sa proximité avec les pauvres. Il aurait fait du quartier jouxtant le Vatican une attraction pour les pauvres. «C’est absurde. Les pauvres viennent ici parce qu’il y a beaucoup de passage et qu’ils peuvent demander de l’argent aux touristes. Ce qui est vrai, par contre, c’est que le pape se tient très proche des pauvres. Nous l’avons rencontré plusieurs fois à Saint-Pierre, à l’occasion, par exemple, de la Journée mondiale des pauvres. Mais surtout, il touche les cœurs, parce qu’il dit des choses simples et importantes. Il critique régulièrement, depuis le début de son pontificat, ›la culture du déchet’ qui chosifie les marginaux. Les pauvres sentent qu’il les protège.»
Comme le 25 octobre 2024, quand le pape François a pris la parole devant les autorités politiques de Rome, le maire socialiste Roberto Gualtieri entre autres, à l’occasion du 50e anniversaire d’une conférence sur la pauvreté organisée par Paul VI. François a critiqué l’hypocrisie avec laquelle cette question peut être traitée, dénonçant ceux qui organisent «une fête pour récolter de l’argent pour les pauvres» ou ceux qui donnent l’aumône sans regarder les pauvres dans les yeux ni leur adresser un mot.
Ce soir-là, au Palazzo Migliori
Ce soir-là, une dizaine d’hommes et de femmes attendent déjà devant le Palazzo Migliori, alors que les cloches de la basilique sonnent 19h. Le concierge du lieu, un ancien sans-abri, accueille les visiteurs, alors qu’à l’étage les bénévoles s’activent déjà autour des fourneaux. On se croise et se salue dans les escaliers. Dans la salle à manger, Emilia regarde la télévision aux cotés de deux autres pensionnaires, alors qu’un homme fume sur la terrasse avec vue sur la basilique Saint-Pierre. La soirée ne fait que commencer. (cath.ch/lb)
Vatican: un ancien palace accueille des sans-abris
Le centre d’accueil pour les sans-abris du Vatican Palazzo Migliori est situé en zone extraterritoriale, aux abords de la place Saint-Pierre. Il a été inauguré le 15 novembre 2019, en présence du pape François et du cardinal Konrad Krajewski, aumônier du Vatican, «la main du pape pour les pauvres», comme le surnomme Carlo Santoro.
Cet édifice de quatre étages a été construit au début du 19e siècle, mais ses fondations remontent au 1er siècle. Il porte le nom de la famille italienne propriétaire des lieux jusqu’à leur vente au Saint-Siège en 1930. Une congrégation de sœurs l’a ensuite occupé. Au départ de celles-ci, le Vatican a prêté le bâtiment à son aumônerie, pour qu’elle en fasse une maison pour les plus nécessiteux. Les travaux de rénovation ont été réalisés par un groupe de sans-abri et par des entreprises spécialisées.
Les intérieurs du Palazzo Migliori sont élégants, ornés notamment de plafonds en bois peints et, au rez-de-chaussée, d’une grande fresque de style étrusque peinte par une des sœurs qui vivait là précédemment. Au premier étage se trouve une grande chapelle dédiée à St-Georges, ainsi que la cuisine et la salle à manger. Les étages supérieurs abritent des chambres de 1 à 4 lits, pour une cinquantaine de personnes.
Le petit déjeuner et le dîner des hôtes sont préparés sur place par un groupe de volontaires et de diacres permanents du diocèse de Rome, qui confectionnent aussi les repas distribués le soir aux pauvres dans les principales gares de la ville et autour de la place St-Pierre. LB
La rédaction de cath.ch s'est rendue à Rome durant le jubilé des journalistes. L'équipe a ramené différents sujets "Jubilé 2025 - cath.ch" en lien avec Rome, la communication et le jubilé.