Le cardinal Jean-Paul Vesco et le pasteur Samuel Amédro se sont retrouvés à Genève le 17 janvier 2025 | © Bernard Hallet
Suisse

Faire Église: le cardinal Vesco et le pasteur Amédro sur la même longueur d’onde

De passage à Genève pour la Semaine de prière pour l’unité des chrétiens, le cardinal Jean-Paul Vesco et le pasteur Samuel Amédro ont confié à cath.ch, le 17 janvier 2025, leurs rêves, souvent communs, pour l’Église «une». Marqués par leur vie au Maghreb, ils font de la rencontre avec l’autre leur mission.

Du 17 au 19 janvier 2025, la cité de Calvin s’est muée en espace de rencontres «intraconfessionnelles». Les voix du frère dominicain Jean-Paul Vesco, créé cardinal en décembre 2024, et du pasteur Samuel Amédro y ont résonné en syntonie. Co-auteurs de Le pasteur et l’évêque (voir encadré), ils ont été invités à témoigner par les Églises catholique romaine et protestante du canton.

Archevêque d’Alger depuis 2021, le franco-algérien Jean-Paul Vesco dit avoir trouvé un «frère d’âme» en Samuel Amédro. Celui-ci, Français d’origine kabyle, a été cinq ans durant président de l’Église (réformée) évangélique au Maroc et préside aujourd’hui le Conseil de la région parisienne de l’Église protestante unie de France. Les deux hommes partagent l’expérience d’un christianisme «des marges».

La journaliste Lucienne Bittar a animé l’échange entre le cardinal Jean-Paul Vesco et le pasteur Samuel Amédro | © Bernard Hallet

Comment faire l’unité des chrétiens? Le dialogue œcuménique est compliqué, l’unité institutionnelle inimaginable. Que reste-il pour faire Église au singulier?
Jean-Paul Vesco:
Il reste l’essentiel! Que nous sommes des disciples du Christ. L’institutionnel est vraiment second. De ma perspective, j’ai du mal à voir où est le problème. En Algérie, la majorité des chrétiens qui participent à nos assemblées ne sont pas catholiques. Ce sont des étudiants subsahariens de toutes les Églises, avec qui on échange peu sur le plan théologique.

Pour Samuel et moi, il n’y a qu’une seule Église et parler d’Églises au pluriel est un contresens. J’aimerais plutôt qu’on parle d’Église de confession catholique, d’Église de confession protestante… C’est toutefois déjà un énorme progrès dans le catholicisme. En 2000 encore, la déclaration Dominus Iesus (de la Congrégation de la doctrine de la foi, sur l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus-Christ et de l’Église: ndlr) évoquait les autres Églises en tant que Communautés ecclésiales.

Quelle est votre définition de l’Église?
J.-P. V.:
C’est un mot polysémique. La vraie question est celle du lien entre l’Église et le Royaume. L’Église se définit par son passé, ses blessures, par son présent et ses communautés d’aujourd’hui, mais aussi par son devenir, par son eschatologie. Pour moi, le plan de Dieu pour le salut de l’humanité passe par l’Église. Celle-ci dépasse donc le rassemblement des baptisés.

J’ai l’habitude de dire que nous sommes en Algérie une Église de chrétiens et de non chrétiens. Cela peut paraître provocateur, mais quelle est la place sinon de ceux qui partagent notre mission, travaillent dans nos institutions et en épousent le sens? Ne contribuent-ils pas à la construction du Royaume? Si l’Église est le corps dont le Christ est la tête, l’Église, c’est l’humanité entière.

«J’ai l’habitude de dire que nous sommes en Algérie une Église de chrétiens et de non chrétiens.»

Card. Jean-Paul Vesco

Samuel Amédro: Il n’y a qu’une Église, l’Église du Christ. Dietrich Bonhoeffer a dit que «l’Église est le transpercement du monde par la présence du Dieu vivifiant» qui s’incarne dans une communauté. Cela prend forcément des formes de communautés différentes puisque les Hommes sont différents. Mais si le centre de l’Église, c’est le Christ, il ne peut y en avoir qu’une seule car il n’y a pas plusieurs Christ.

Cette unité est blessée quand quelque chose autre que le Christ arrive au centre: la doctrine, l’institution, l’histoire, la politique, les persécutions… Vient alors la nécessité de faire l’œcuménisme, de réconcilier les mémoires, de travailler sur le passé, sur la doctrine, sur les ministères.

On peut donc faire partie de l’Église sans être baptisés?
S. A.:
Le baptême est un des gestes qui nous ont été donnés par le Christ pour signifier notre incorporation dans son peuple. Le Christ, cependant, n’a jamais fermé la porte à qui que ce soit, accueillant tous ceux qui étaient à la marge, les prostituées, les collecteurs d’impôts, les militaires, les malades…

Ne craignez-vous pas que ce discours soit perçu comme une tentative englobante, de type «totalisante», pour un non-croyant ou un non-chrétien?
J.-P. V.:
C’est un risque. Je n’aime pas quand un musulman me met une étiquette et me dit que comme je suis croyant, et donc soumis à Dieu, je suis automatiquement musulman. C’est pourquoi je préfère dire que nous sommes une Église de chrétiens et de non-chrétiens.

S. A.: Je ne dis pas que les gens qui ne confessent pas le Christ sont membres de l’Église, mais que ‘l’être’ de l’Église n’est pas dans ses structures ou sa doctrine. Sa mission est de prendre soin des gens qui n’en font pas partie, en fonction de leurs préoccupations, de leurs besoins. Tout baptisé a pour mission d’être à leur service, et non pas de se servir d’eux.

Samuel Amédro: «Je crois que le prosélytisme est un péché» | © Bernard Hallet

Ce serait là la différence avec le prosélytisme?
J.-P. V.:
Pour moi, être prosélyte, c’est être sûr d’avoir le dernier mot, sur Dieu et sur l’autre. C’est croire que l’on sait qui est Dieu et ce qu’il faut à l’autre et de vouloir l’y amener. Être missionnaire, par contre, c’est être témoin, c’est dire: «Voilà ce qui me fait vivre» et se mettre à l’écoute de l’autre, de sa part de vérité que l’on n’a peut-être pas.

S. A.: Je crois que le prosélytisme est un péché. La liberté de conscience fait partie intégrante de ma tradition. La conscience est le lieu où Dieu parle à l’âme et au cœur des gens. S’immiscer dans cette conversation, vouloir convertir les gens avec un forcement des consciences, c’est chercher à prendre la place de Dieu. La foi est un don de Dieu, c’est Lui qui change les cœurs. Le trône du juge n’est pas vacant. Personne n’a été invité à s’asseoir sur les genoux du Seigneur pour parler à sa place.

«Vouloir convertir les gens avec un forcement des consciences, c’est chercher à prendre la place de Dieu.»
Samuel Amédro

Avec le pape François, le mot ‘fraternité’ a repris de l’importance pour les catholiques. Ce terme serait-il plus ajusté à un christianisme en perte d’influence? Pour mieux vivre ses relations avec les non-croyants ou les croyants d’autres religions, comme les musulmans du Maroc et d’Algérie?
J.-P. V.:
Pour un chrétien, la fraternité devrait être la manière d’être au monde. Je me réjouis que le pape François se soit emparé du terme. Mais il faut s’entendre dessus. En monde musulman, on s’appelle tous «mon frère », «ma tante»… On est dans un univers de famille, avec le risque qu’il soit borné, car la famille, en islam, c’est les musulmans, c’est la mère, la oumma.

La oumma, c’est la mère, l’Église, c’est la mère. Où est la différence?
J.-P. V.:
Je ne suis pas à l’aise avec le «notre sainte mère l’Église». Ou plutôt, je suis d’accord à condition que l’on se réfère à Marie à Cana, quand elle dit que les invités ont soif et qu’elle envoie son fils Jésus en mission. Le Christ a transfiguré la valeur de la fraternité en l’appelant à son propre dépassement. La fraternité en Christ suppose qu’il y ait une communauté, avec une délimitation, mais que celle-ci se dépasse.

S. A.: Jésus parle aussi de compagnons, de disciples ou d’amis, ce qui est de l’ordre du lien choisi: «Je ne vous appelle plus serviteurs… je vous appelle mes amis» (Jean 15,15). La fraternité toutefois est un lien essentiel, car il s’impose à nous, ne dépend pas de nos humeurs, échappe à notre toute-puissance. Il nous faut l’accueillir, nous laisser travailler par lui.

Quand je suis à la table de la Sainte-Cène ou de l’eucharistie, je communie avec ceux qui sont là parce que ce sont mes frères et mes sœurs. Les musulmans aussi sont mes frères, car on a le même Dieu, même si on n’a pas la même manière d’être en lien avec Lui. Inversement, nier la fraternité de quelqu’un, c’est extrêmement blessant.

J.-P. V.: C’est nier son humanité! Une fois qu’on a dit ça, on a tout dit, on n’a rien dit… Pour moi, l’accomplissement de la fraternité, c’est l’amitié. C’est ce que nous avons vécu avec Samuel. Quand nous nous sommes rencontrés pour la première fois, nous nous sommes aperçus que notre fraternité, évidente durant nos échanges autour du livre Le pasteur et l’évêque, avait été dépassée par une connivence, avec un plaisir à se retrouver. Être dans l’amitié, accomplir nos fraternités, c’est pour moi un avant-goût du paradis. En Algérie, je fais partie du paysage, tout le monde m’appelle «mon frère», mais de temps en temps, il y a quelqu’un qui me dit: «tu es mon frère», sous-entendu «mon ami». C’est fort.

«Être dans l’amitié, accomplir nos fraternités, c’est pour moi un avant-goût du paradis.
Card. Jean-Paul Vesco

Le dernier rapport de Portes Ouvertes sur les libertés religieuses dans le monde est alarmant en ce qui concerne l’Algérie. La réalité n’est pas facile non plus pour les chrétiens au Maroc. Êtes-vous inquiets?
S. A.:
Je suis arrivé au Maroc à un moment où l’Église était pétrifiée de peur. C’était en 2010, et 150 missionnaires chrétiens, dont la majorité des pasteurs de l’Église évangélique au Maroc, venaient d’être expulsés du pays. Les Églises chrétiennes continuent à être considérées au Maroc comme des Églises pour les étrangers. Aujourd’hui, elles sont surveillées, mais pas persécutées. Le roi Mohamed VI est descendant du prophète et commandeur des croyants. Cela confère une dimension religieuse à l’État, qui considère qu’on ne peut pas être marocain et chrétien. La police vérifie qu’aucun Marocain ne fréquente nos temples. Or il y a des Marocains chrétiens, et ils se cachent. C’est l’Église des catacombes.

J.-P. V.: La tradition d’hospitalité et d’accueil de l’autre, de l’étranger est profondément inscrite dans l’islam. Par contre, un point religieux central fait problème: celui de la conversion d’un musulman à une autre religion. Cet enjeu est de l’ordre du salut en islam, et il est placé sous la responsabilité de tout musulman, qu’il soit religieux, politique ou simple père de famille. «Que m’arrivera-t-il dans l’au-delà si mes actes mènent des musulmans à leur perte? Si je laisse entrer des gens sur mon sol qui vont convertir des musulmans, et donc les détourner de Dieu?»

Mgr Vesco a obtenu la nationalité algérienne en février 2023 | © Bernard Hallet

La liberté de conscience se pose bien sûr, mais si nous l’abordons à partir de nos propres critères, nous passerons forcément à côté de la façon dont les musulmans la vivent. Cela dit, on n’est pas très loin du «hors de l’Église, point de salut», pas encore dépassé par tous.

S. A.: La loi marocaine interdit «d’ébranler» la foi des marocains, même par ‘séduction’, c’est-à-dire la gentillesse ou par le travail social. À l’inverse, tous les musulmans qui vous aiment vont tenter de vous convaincre, à un moment donné, de devenir musulman. C’est possible sans renier Jésus, affirment-ils, puisqu’il est présent dans le Coran. L’islam se voit comme englobant et perfectionnant la foi des autres.

Nombre de chrétiens en Europe, en France notamment, prêtent aux musulmans des intentions expansionnistes et s’en inquiètent. Cet éclairage n’apporte-t-il pas de l’eau à leur moulin?
J.-P. V.:
Oui et non. La façon dont les musulmans vivent leur foi – sans parler des islamistes – est très variée. Il y a toutes sortes de déclinaison. Une petite nomade de huit ans, qui voulait que je devienne musulman malgré moi, a gentiment essayé de me faire réciter à plusieurs reprises la profession de foi (chahada) qui permet de devenir musulman. Qu’est-ce qu’on fait alors? On se protège? On se dit que «nous devons être plus forts»? Ou est-ce une motivation à retrouver ce en quoi on croie? Réveillons-nous!

S. A.: L’imaginaire musulman est aussi marqué par la fitna, la grande discorde entre musulmans. Elle est perçue comme extrêmement dangereuse, car susceptible d’ébranler leur foi. Aussi ne doit-on rien faire ou dire dans l’espace public qui puisse alimenter la dispute. En France, pays marqué par les Lumières, c’est l’inverse: il y a une appétence à l’engueulade politique ou religieuse publique. Ceux qui craignent le grand remplacement, imaginaire marqué par l’extrême droite et porté par des médias, ont rarement rencontré des musulmans. Ils ont vu des foulards dans la rue, mais ils n’ont pas mangé, échangé avec des musulmans. En France, nous avons des archipels de communautés.

Comment alors développer le dialogue interreligieux?
S. A.:
 J’ai eu des discussions théologiques au Maroc avec des musulmans. C’était un jeu intellectuel. Mais j’ai aussi découvert, par exemple, que quand un musulman psalmodie le Coran, il entend vraiment dans cette ‘musique’ la voix de Dieu, il est en communion spirituelle avec Dieu. L’islam, c’est beaucoup plus vaste qu’une religion, c’est une culture, un rapport à l’histoire, à la mère, c’est la musique, la nourriture… Ce qui va nous relier, c’est de faire du bien ensemble, comme du travail social, et de partager nos fêtes.

«Quand un musulman psalmodie le Coran, il entend vraiment dans cette ‘musique’ la voix de Dieu.»

Samuel Amédro

J.-P. V.: Oui, c’est une erreur de croire que l’on peut penser l’islam à partir du christianisme. On colle le mot religion sur deux réalités qui ne sont théologiquement pas les mêmes, ni dans leur rapport au monde, à la famille, à soi-même, à Dieu. Si le dialogue religieux est un dialogue exclusivement théologique, il est vain. Il ne réglera pas la question des banlieues, de la colonisation. Ce qui le fera, c’est la fraternité, l’amitié.

En tant que chrétien, il ne faut pas se laisser polluer intérieurement, se laisser saisir par la peur, par la haine. Nous sommes maîtres de nos cœurs. Nous pouvons poser des gestes de rencontre et nous faire, partout, les ambassadeurs de ce modèle. Être les avocats de cette amitié, envers et contre tout. Ce n’est pas de l’utopie. Nous faisons de la dentelle, et quand celle-ci est déchirée, nous recommençons. (cath.ch/lb)

Lettres pour faire tomber les murs
L’écrivaine Marion Muller-Colard, directrice des éditions Labor et Fides, écoute une émission sur France Culture. Elle y entend les paroles, «frappées au coin du bon sens», du pasteur Samuel Amédro sur la mission de l’Église. Ainsi débute l’histoire de ce petit ouvrage percutant. Deux hommes de foi, aux importantes responsabilités dans leurs communautés respectives, se livrent à une réflexion, à la fois parallèle et reliée, sur ce qu’est l’Église pour eux.
Les messages de Samuel Amédro destinés au synode de son Église sont envoyés à Mgr Jean-Paul Vesco, qui n’est pas encore cardinal. Celui-ci y réagit à travers des «lettres» adressées au pasteur. Le regard du catholique, posé «par-dessus l’épaule» du réformé, met à jour une vraie connivence entre les deux hommes, qui ne se sont pourtant jamais rencontrés mais qui se définissent aujourd’hui comme des «frères d’âmes». Le premier face-à-face n’a eu lieu qu’à la sortie du livre, à la Procure de Paris. Depuis, les deux hommes poursuivent avec un plaisir évident leur dialogue. LB

Le pasteur et l’évêque. Lettres pour faire tomber les murs, Samuel Amédro et Jean Paul Vesco, Labor et Fides, Genève 2023, 128 p.

Le cardinal Jean-Paul Vesco et le pasteur Samuel Amédro se sont retrouvés à Genève le 17 janvier 2025 | © Bernard Hallet
21 janvier 2025 | 17:00
par Lucienne Bittar
Temps de lecture : env. 11  min.
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