Soudan du Sud: une ONG suisse désarme les gangs
À Djouba, au Soudan de Sud, un projet de paix entre les gangs et de réintégration sociale de leurs membres a été mis en place par l’État, avec l’appui de l’ONU et d’ONG. Le Centre de formations professionnelles de Lologo, soutenu par l’Association suisse des amis de Sœur Emmanuelle (ASASE), accueille 72 d’entre eux, avec succès, témoigne Patrick Bittar, qui s’est rendu sur place cet automne.
En 2011, après 28 ans de guerre civile, le sud du Soudan a acquis l’indépendance, devenant une nation à part entière, avant d’aussitôt replonger dans une autre guerre civile meurtrière (2013 à 2018). Ses stigmates sont encore vivaces: tensions ethno-politiques, insécurité, pauvreté extrême, millions de déplacés…
Plus de la moitié de la population du Soudan du Sud a moins de 20 ans. Or avoir 20 ans aujourd’hui dans ce pays, c’est n’avoir connu que la guerre et la violence. L’équation finit sur un «la» discordant… Les enjeux de pacification et de sécurité du Soudan du Sud concernent tant les régions où des combats entre factions rivales ont toujours cours, que celles qui subissent les violences de gangs organisés, comme à Djouba, la capitale du pays.
Les gangs, importants facteurs d’insécurité
Beaucoup de familles et de jeunes s’y rendent pour tenter leur chance, chercher un emploi, et finissent désœuvrés, entassés dans les bidonvilles environnants, comme celui de Lologo, au sud-est de Djouba. C’est là que la Société St-Vincent-de-Paul (SVDP) a créé son Centre de formation professionnelle et de développement communautaire (CFPDC), sur un terrain offert par l’évêché.
«Ces gangs, qui comptent environ 5000 jeunes, sont depuis quelques années la cause majeure de l’insécurité dans la capitale, en particulier dans le quartier pauvre de Lologo», explique Patrick Bittar, directeur de l’ONG suisse ASASE, de retour de Djouba.
«En 2023, les chefs des communautés de quartiers ont organisé des programmes de sensibilisation et une grande réunion de conciliation à Djouba, avec le concours du ministère de l’Intérieur, d’organismes de l’ONU et d’ONG, comme SVDP, notre partenaire sur place.» Le gouverneur adjoint de l’État d’Equatoria Central – où se trouve Djouba – était aussi présent, précise Patrick Bittar, ainsi que les chefs de gangs.
«Ces derniers ont signé un engagement à cesser leurs activités et à mettre fin à leurs guerres intestines.» Mais contrairement à des programmes similaires conçus dans d’autres pays (voir encadré), l’État, faute de moyens mais surtout de motivation, ne propose aucune alternative pour faciliter la réintégration sociale des membres de gang repentants, si ce n’est, peut-être, d’en engager 70 d’entre eux dans la police. La réussite du projet repose en grande part sur les ONG, tout particulièrement sur la Société St-Vincent-de-Paul.
Des outils plutôt que des fusils
Fidèle à la devise de son programme, «retirer les fusils des mains pour y mettre des outils», autrement dit participer à la pacification du pays et à son développement économique, le Centre de formation de Lologo a répondu à l’appel des chefs des communautés de quartiers et du ministère de l’Intérieur. Il a intégré 72 jeunes sortis de ces gangs – et pour beaucoup de prison – dans son programme de formation 2024-2025.
«Je m’attendais à des difficultés d’adaptation, à des tensions peut-être dans les cours. J’ai été surpris d’apprendre que la présence de ces jeunes au sein des classes ne cause aucun problème. Seuls deux d’entre eux ont abandonné le programme, témoigne le directeur d’ASASE. J’ai moi-même longuement discuté avec trois apprentis ex-membres de gang. J’ai du mal à imaginer qu’ils aient pu avoir un passé criminel. Ils m’ont paru avoir rompu avec leur gang, leurs addictions et la violence, et être très déterminés dans leur nouvelle voie.»
L’entraide, la violence, la mort
David Gore, 19 ans, apprenti en Réparation automobile, est l’un de ces jeunes. Né à Khartoum, au Soudan, il est arrivé à Lologo 1 en 2012, après la création du Soudan du Sud, avec sa mère et six frères et sœur. «Ma mère vend des légumes sur les marchés. La vie était difficile, nous n’avions pas d’argent, a-t-il confié à Patrick Bittar. En août 2021, alors que j’étais en première année de secondaire…, j’ai commencé à traîner avec des copains, à boire, à fumer… J’ai rejoint un gang, les Wrong Boys, pour survivre et nous protéger mutuellement. Nous étions une trentaine.… Nous fumions de l’herbe, prenions des pilules (cosmos, codéine, analgésiques), de l’ice [méthamphétamine]… Nous nous sommes mis à voler des gens, à violer des filles… Je regrette tellement tout cela… J’ai perdu tant d’amis… Des gars avec qui je passais tout mon temps. Parfois ils dormaient chez moi, parfois je dormais chez eux.» Comme Wani, son meilleur ami, âgé de 17 ans.
Sorti pour chercher de l’argent – c.à.d. pour braquer des gens -, Wani est tombé sur un gang rival, les BSB (Black Street Boys), du bidonville voisin, Lologo II. «Ils l’ont frappé à coup de machettes, ouvert le ventre avec un couteau et l’ont laissé par terre, les entrailles à l’air, raconte David Gore. Cela nous a fait tant de peine: nous mangions ensemble, faisions tout ensemble!» Le jeune garçon et son gang décident de se venger, et se rendent déterminés dans le quartier des BSB. Mais les soldats sont là et les coupables se cachent. Deux mois plus tard, le meurtrier de Wani est arrêté par la police.
Un chemin de rédemption
«Ça m’a secoué. J’ai trop souffert, poursuit le jeune apprenti. Je n’avais pas envie de finir comme mon frère Wani ou d’autres copains qui sont en prison.» Le jeune homme a choisi de saisir la perche lancée par l’État. «Quand en mai 2023 le gouvernement a organisé la paix entre les gangs, mon gang s’est dissous. On vit maintenant en paix avec les autres. Je ne me drogue plus. J’avais entendu le sultan [le chef du quartier] parler du Centre de Saint-Vincent-de-Paul… Et dans la rue, je voyais les apprentis passer ou ceux qui travaillaient ici ou là après une formation. J’ai postulé, et maintenant je suis capable de réparer une voiture. Je vais pouvoir gagner ma vie et aider ma famille.»
Le succès de ce programme de réinsertion sociale et de dépose des armes repose sur la concertation, l’implication et l’accord de tous les intéressés, État, communautés locales et chefs de gang, insiste Patrick Bittar. L’apport de chacun est essentiel au vu des ressources limitées du gouvernement et le CFPDC de Lologo y ajoute une pierre d’angle. L’un de ses objectifs n’est-il pas le renforcement des capacités personnelles de chacun et des collectivités pour améliorer le «vivre ensemble»?
Pour le directeur d’ASASE, Sœur Emmanuelle, décédée en 2008, approuverait à coup sûr ce programme si elle était toujours de ce monde. Elle qui avait lancé en 2003, lors d’une d’interview vidéo que Patrick Bittar avait réalisé avec elle: «Une des caractéristiques de l’homme, c’est la solidarité … La vie est belle quand on est frère et sœur des autres. Elle prend un sens. C’est macabre de ne vivre que pour soi et son plaisir, de ne pas sortir de soi! Je vous souhaite de vous appuyer les uns sur les autres, pour porter de manière plus légère et plus sereine cette vie qui n’est pas toujours facile.» (cath.ch/lb)
Exemples de programmes de désarmement
Des programmes de désarmement, de différentes ampleurs, sont régulièrement expérimentés dans le monde, avec plus ou moins de succès. Cela a été le cas au Mozambique et en Angola, pour citer deux pays africains ayant connu, tout comme le Soudan du Sud, une très longue guerre civile, aux conséquences dramatiques.
Transformaçaõ de Armas en Enxadas (TAE) ou transformation des armes en houes: précurseur du genre, avec un succès prometteur à son actif, il a été lancé par les Églises au Mozambique dans les années 1990. Il proposait l’échange d’armes contre des outils productifs (machines à coudre, bicyclettes, matériel agricole), des formations professionnelles et des allocations de réinsertion. Il s’est réalisé avec l’implication des églises comme points de collecte pour renforcer la confiance des anciens combattants. Plus de 200’000 armes ont ainsi été collectées.
Désarmement, démobilisation et réinsertion (DDR): il a été mis en place en Angola après les accords de paix de Luena en 2002 et a permis la récolte de 76’000 armes, assorties à des allocations de réinsertion et des formations professionnelles dans divers secteurs.
Ce type de programme se révèle aussi efficace lors de guerres de gangs.
Pacto Pela Vida de Recife: un exemple probant est le processus lancé en 2007 à Recife, l’une des villes alors les plus violentes du Brésil. Il a permis aux gangs désireux de se retirer de trouver une porte de sortie «honorable». Après des négociations directes avec les chefs de factions, des zones de paix ont été établies et des parcours de formation professionnelle proposés aux ex-membres de gangs. Les homicides ont été réduits de 40% environ dans les zones concernées et 2500 jeunes formés entre 2007 et 2013.
Peace Management Initiative (PMI): le programme a été créé en 2002 par le gouvernement jamaïcain en réponse à la violence croissante des gangs dans les zones urbaines, particulièrement à Kingston. Il propose une approche holistique innovante, combinant coordination avec les forces de l’ordre, intervention communautaire et médiation des conflits avec le soutien d’anciens membres de gangs réformés et de leaders religieux. Il a débouché sur une réduction des violences dans certaines zones d’intervention, mais ne trouve pas de succès auprès des gangs particulièrement violents liés au trafic de drogue. LB