Débat: la réception du document final du Synode révèle-t-elle un Röstigraben?
Le Synode sur la synodalité a entraîné dans son sillage des espoirs, des satisfactions et des joies, mais aussi des déceptions et des découragements. La montagne a-t-elle accouché d’une souris ou une réforme d’ampleur de l’Église a-t-elle été amorcée? Pour en débattre, cath.ch a réuni l’historienne Annalena Müller et l’abbé Christophe Godel, le 21 novembre 2024, au Vicariat de Neuchâtel.
Propos recueillis par Lucienne Bittar – Photos: Bernard Hallet
Au troisième étage du 4, rue de Vieux-Châtel, dans la salle de la Tourelle, s’installent face-à-face nos deux invités. D’un côté, la laïque Annalena Müller, historienne allemande, ancienne journaliste à kath.ch et rédactrice en chef du Pfarrblatt de Berne depuis juillet 2024, connue pour ses vues passionnées sur la place des femmes dans l’Église. De l’autre, l’abbé Christophe Godel, prêtre modérateur de l’UP des Montagnes neuchâteloises, ancien vicaire épiscopal pour le canton de Vaud et membre de la Commission synodalité de l’Église suisse, mise en place en mars par la Conférence des évêques (CES).
Est-ce l’effet apaisant de la première neige de l’hiver qui tombe sans discontinuité cet après-midi-là sur Neuchâtel, ou celui de l’expérimentation de la ›conversation dans l’Esprit’ instaurée par le chemin synodal? Révélatrice d’approches culturelles différentes, la discussion reste courtoise, nos deux interlocuteurs manifestant un intérêt sincère à entendre le point de vue de l’autre et à clarifier le leur.
L’Assemblée synodale 2024 s’est clôturée sur l’approbation, le 26 octobre 2024, d’un document final. Qu’en pensez-vous?
Annalena Müller (AM): La réponse, je crois, dépend fortement des attentes. En Suisse alémanique, comme dans les autres régions germanophones, elles étaient très élevées chez certains laïcs et clercs, trop même, car elles étaient marquées par le chemin synodal allemand. La question des abus et de leur dissimulation a endommagé l’image de l’Église en Allemagne, plus qu’en Suisse, et cela a mis les évêques du pays face à une forte demande de réformes.
Le processus a généré beaucoup d’espoirs, mais on a oublié, en passant, que le droit canon ne permet pas au synode d’adopter des réformes: cela reste l’apanage du pape ou du concile. Ce n’est donc pas étonnant qu’il y ait des déçus, en particulier dans les régions sous influence culturelle allemande, comme la Suisse alémanique.
Personnellement, je dirais que dans le cadre de son possible, le Synode a obtenu tout ce qu’il pouvait, même si concrètement ce n’est pas grand-chose.
Christophe Godel (CG): Je pense aussi que le contexte de réception est important. En Romandie, le chemin synodal allemand n’a pas du tout le même impact, et je ne perçois pas une telle déception dans mon UP.
Pour ma part, je suis très satisfait. Le document final (DF) est un document de travail, je ne m’attendais donc pas à y trouver des prises de décisions. C’est une simple étape, dans un processus qui a débuté il y a trois ans. Les catholiques de Suisse ont essayé de s’y impliquer, en suivant des échelons progressifs, du très local au mondial. A présent, c’est le temps de la ›redescente’. Il faut que chaque niveau de l’Église réceptionne le DF et poursuive son travail. On verra dans quel sens l’Esprit saint va nous pousser à transformer l’Église.
Le DF de l’Assemblée a tout de suite été signé par le pape, qui a choisi de ne pas l’accompagner d’exhortation apostolique. Comment faut-il le comprendre?
CG: C’est un geste important du pape, de confiance et de reconnaissance du chemin parcouru, de ce travail qui a engagé tant de monde, tout le peuple de Dieu. Puisqu’il n’y aura pas d’exhortation apostolique, on peut tout de suite se remettre au travail. Mais son absence a aussi un côté «négatif». Ces adresses du pape aux fidèles indiquent où mettre les accents, quoi développer et dans quel sens. Le DF a d’ailleurs été fait dans ce sens. La synthèse de toutes les réflexions de l’Assemblée a été présentée au pape pour qu’il indique ensuite sur quoi travailler.
AM: Je suis d’accord. Nous avons entre les mains un document de plus de 50 pages, qui peut prêter à toutes sortes d’interprétations. C’est un problème plus général dans l’Église. Selon les cultures, les lois sont appliquées différemment. C’est déjà le cas entre la Suisse romande et la Suisse alémanique! Les pratiques du catholicisme ici me paraissent différentes de celles que je vois à Berne ou dans le diocèse de Bâle, où il y a des femmes qui gèrent la pastorale des paroisses, baptisent, marient les couples, président des célébrations de la Parole. Cela peut paraître bizarre pour beaucoup de catholiques dans le monde, mais c’est tout à fait normal à Bâle.
CG: Le processus synodal, avec sa méthode de ›conversation dans l’esprit’, a justement rappelé tout le long de son déroulé qu’il ne s’agit pas d’interpréter, mais de discerner. Cela implique la prise en compte du contexte, mais aussi d’écouter l’Esprit saint qui construit l’Église, en se mettant à l’écoute les uns des autres. Une convergence va finir par se dégager, et elle sera peut-être différente dans ma paroisse par rapport à celle du voisin.
«Le Synode a obtenu tout ce qu’il pouvait, même si concrètement ce n’est pas grand-chose»
Cette dynamique de dialogue expérimentée à tous les échelons serait donc une des réussites du Synode?
CG: Très clairement. À La Chaux-de-Fonds, une équipe pastorale de prêtres, laïcs et religieux gère notre unité pastorale. À chaque rencontre, on commence par une ›conversation dans l’esprit’ sur un des thèmes du DF. Le dernier était celui de l’initiation chrétienne, parce que nous avons beaucoup de demandes de baptême et de confirmation. Cette démarche de discernement est très porteuse, elle ouvre des pistes et renouvelle notre manière de faire. En plus, elle nous unit dans l’exercice de notre mission commune, tout en valorisant les charismes de chacun et leur complémentarité. C’est la logique de l’échange des dons. Elle pousse à agir, à tenter des nouveautés, quitte à les réévaluer.
Il y a encore des gens qui se méfient du Synode, qui craignent que l’Église en soit démantelée. C’est décevant. Mais dès qu’ils expérimentent la méthode, la peur tombe.
AM: Je crois aussi que cette méthode peut aider l’Église universelle à se transformer, surtout là où il y a encore une hiérarchie et une séparation assez stricte entre les clercs et les laïcs. En Suisse alémanique, cependant, on ne voit pas ce qu’elle a de remarquable et c’est difficile de communiquer sur son importance. Les médias se sont d’ailleurs moqués de cette ›découverte’ de l’Église. C’est normal pour nous que cardinaux, prêtres et laïcs discutent ensemble autour d’une table.
On butte sur des difficultés similaires avec le mot ‘charisme’, qu’on emploi souvent dans le contexte des rôles des hommes et des femmes dans l’Église. Nous aurions des places différentes et cette idée ne passe plus dans notre société.
En vous écoutant, je me suis remémorée la visite à Berne, en mars 2024, du cardinal Mario Grech, secrétaire général du Synode. La prieure Irène Gassmann, du couvent de Fahr, lui a dit qu’il est incompréhensible que les femmes soient exclues de certaines fonctions de l’Église. La réponse du cardinal, pleine de jolis mots, a tourné sur la nécessité de trouver des espaces pour les femmes. Elle a déclenché des marques d’exaspération chez des femmes présentes, pour la plupart germanophones. Les prélats sont peu habitués à se confronter à des laïcs sûrs d’eux et peu attachés à la hiérarchie, surtout des femmes. Ce Synode a été une expérience positive sur ce plan.
«La logique de l’échange des dons pousse à agir, à tenter des nouveautés, quitte à les réévaluer.»
La question de la décentralisation de l’autorité a été largement abordée dans le Synode. Qu’évoque-t-elle pour vous, vue de Suisse?
CG: La culture suisse et son système politique permettent de saisir plus facilement la notion de synodalité. Notre pays a ainsi une expérience à apporter à l’Église universelle, pour peu que nos différentes régions arrivent à se mettre d’accord sur l’approche et la manière de pratiquer le chemin synodal. Ce sera la tâche de la Commission de synodalité suisse.
Le risque toutefois est de confondre nos prises de décisions par consensus ou votations avec le discernement, qui est un autre procédé de prise de décision. Vu de Neuchâtel, on a d’ailleurs l’impression que la Suisse alémanique pourrait être tentée par la méthodologie du chemin allemand, qui ne respecte pas la spécificité de l’Église et a été trop démocratique dans la phase finale.
«C’est normal pour nous que cardinaux, prêtres et laïcs discutent ensemble autour d’une table.»
Annalena Müller
AM: La décentralisation de l’autorité romaine, avec une plus large part laissée aux Églises locales et aux diocèses, évoquée par le DF et par le pape, est pour moi positive. C’est une reconnaissance de la grande diversité dans l’Église.
Ce désir de décentraliser l’Église, de la régionaliser, remonte à Vatican II, mais il a été oublié sous les pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI, où le primat de Rome s’est renforcé. Le Synode sur la synodalité est donc un retour à Vatican II. Mais il ne faut pas se faire d’illusion: l’Église catholique reste l’Église catholique, une institution hiérarchique, faite pour les prêtres et les évêques.
La régionalisation, je la vois du côté des conférences des évêques, nationales ou continentales. On l’a vécu lors de la réception du document Fiducia supplicans du Dicastère pour la doctrine de la foi, qui propose des bénédictions non sacramentelles de couples homosexuels. Des évêques, africains notamment, ont dit qu’ils refuseraient de l’appliquer.
«Le risque est de confondre nos prises de décisions par consensus ou votations avec le discernement.»
Christophe Godel
CG: La décentralisation, c’est aussi une mise en place du principe de subsidiarité. Tout ce qui peut être décidé au plus proche doit l’être, pour plus d’efficacité, pour mieux servir les gens et répondre rapidement à leur demande. Il faut juste déterminer de quels niveaux de compétence relèvent les questions. En paroisse, il y a des choses que je peux décider et d’autres pour lesquelles je dois passer par l’évêque. L’accueil dans l’Église catholique de personnes d’autres confessions passe par lui par exemple.
Vous avez évoqué les différences entre les sexes établies par l’Église. Que pensez-vous du fait que le Synode ait fait l’impasse sur la question de l’ordination des femmes?
AM: C’est certainement une des raisons pour laquelle le Synode a tellement déçu, surtout en Suisse alémanique. Y a-t-il des dons réservés aux hommes? Cette question, comme celle des abus dans l’Église, conduit à l’éloignement de beaucoup de croyants.
CG: Nous avons dans notre canton une femme représentante de l’évêque. Des pistes s’ouvrent, mais il y a des limites qui ne peuvent pas encore être franchies concernant l’ordination des femmes. Se focaliser dessus, c’est oublier tous les autres possibles. Il y a des pays où elles n’ont même pas le droit de faire la lecture dans les églises.
On a vécu une situation similaire avec l’œcuménisme. Il y a eu, dans nos régions, à une certaine époque, une concentration des forces sur la célébration commune de la messe. Cela a tellement occupé les esprits que peu de choses ont été entreprises par ailleurs.
AM: C’est vrai, ce n’est pas juste de se concentrer uniquement sur la question de l’ordination quand on parle de la situation des femmes dans l’Église. Mais pour paraphraser une question d’une journaliste de la CBS au pape François en mai 2024: «Que faut-il dire à une petite fille de sept ans qui rêve de devenir prêtre pour ne pas la décourager?»
Dans la logique de l’Église, ce Synode est positif pour les femmes, mais pour notre société sécularisée, il arrive trop tardivement et on a de la peine à admettre que l’Église a besoin d’encore plus de temps pour prendre des décisions sur cette question.
CG: En même temps, nous devons rester nous-mêmes. Suisses, pour commencer. Et nous devons sortir des clivages qui nous environnent entre traditionalistes et progressistes. Travailler au centre est dans notre ADN suisse.
Ensuite, il faut se souvenir que le processus synodal a pour mission de nous reconnecter à Dieu. C’est une démarche spirituelle avant d’être organisationnelle. Chaque semaine dans notre UP, depuis deux ans, une personne nous contacte avec le désir de se faire baptiser. Le chemin synodal, à mon avis, nous aide à mieux accueillir ces gens, à mieux les accompagner. L’Église doit donner Dieu, et là on est up to date. (cath.ch/lb)
Le Synode sur la synodalité s'est achevé le 26 octobre 2024. Retrouvez tous les articles de Lucienne Bittar, notre envoyée spéciale à Rome, et de l'agence I.Media qui couvre ce chapitre important du pontificat de François.