«Faut-il inscrire les Conventions de Genève au patrimoine mondial de l’humanité?»
«Faut-il inscrire les Conventions de Genève au patrimoine mondial de l’humanité?» Cette question a nourri la table ronde introductive de la 12e Semaine des droits humains (SDH) à l’Uni Dufour, à Genève, le 11 novembre 2024. L’occasion de s’interroger sur le (non)-respect du Droit international humanitaire (DIH).
Geneviève de Simone-Cornet pour cath.ch
Alors que les conflits se développent sur la planète, au Proche-Orient et en Ukraine notamment, l’application du Droit international humanitaire (DIH) est de plus en plus aléatoire. Alors, pour le renforcer, faut-il inscrire les Conventions de Genève, le cœur du DIH, au patrimoine mondial de l’humanité?
Les avis se partageaient, le 11 novembre à Uni Dufour Genève, lors de la table ronde qui lançait la Semaine des droits humains (SDH), entre peur de la muséification et nécessité d’une campagne pour sensibiliser l’opinion publique.
Adoptées en 1949
Adoptées par tous les États en 1949, les Conventions de Genève sont définies ainsi par le CICR: «Elles protègent les personnes qui ne participent pas aux hostilités (les civils, le personnel sanitaire ou humanitaire) ainsi que celles qui ne peuvent plus prendre part aux combats (les soldats blessés, malades et naufragés ainsi que les prisonniers de guerre)». Elles constituent le cœur du DIH, un ensemble de règles qui «cherchent à limiter les effets des conflits armés» et qui «protègent les personnes qui ne participent pas ou ne participent plus directement ou activement aux hostilités et restreint le choix des moyens et méthodes de guerre».
Des Conventions mises en péril
La question posée aux intervenants à la table ronde est en fait une proposition d’Élisabeth Decrey Warner, fondatrice de l’Appel de Genève, et Mehmet Balci, directeur de l’ONG Fight for humanity, pour «faire du bruit autour des Conventions de Genève», mises en péril aujourd’hui par «le mépris des règles du DIH et le silence de la communauté internationale, à l’encéphalogramme plat», a expliqué l’initiante en ouverture.
«Même sur un terrain de conflit, on ne fait pas n’importe quoi.»
Élisabeth Decrey Warner
Reprenant les termes de l’UNESCO, elle a souligné que les Conventions de Genève sont «un monument» et un patrimoine mondial – elles sont les seules à avoir été signées par tous les États du monde pour affirmer «que sur un terrain de conflit, on ne fait pas n’importe quoi»; elles sont un patrimoine de l’humanité, car «les respecter, c’est faire preuve d’humanité»; enfin, elles sont un bien culturel puisque tout le monde les considère comme des règles essentielles à respecter». Alors pourquoi ne pas les inscrire au patrimoine mondial de l’UNESCO?
Pour Élisabeth Decrey Warner, cette proposition vise à faire sortir les Conventions de Genève des milieux onusiens, diplomatiques et académiques pour mieux les faire connaître et défendre dans la société civile: «Ce que nous voulons, c’est que des citoyens disent à leurs gouvernements que les Conventions de Genève doivent être respectées et qu’ils doivent les faire respecter.»
Personnel de terrain sous la menace
Micaela Serafini, présidente de la section suisse de Médecins sans frontières, a relevé combien le travail du personnel soignant sur le terrain est menacé: selon plusieurs études, entre octobre 2023 et octobre 2024, plus de 3200 attaques contre la mission médicale à travers le monde ont été recensées, plus de 800 structures de santé ont été endommagées et plus de 900 travailleurs de la santé ont perdu la vie dans la bande de Gaza, en Éthiopie, en Afghanistan, au Soudan, en République démocratique du Congo, en Syrie, au Burkina Faso et ou au Yémen.
«Les Conventions de Genève, ne suffisent plus. Il y a là un échec grave du système.»
Micaela Serafini
«Le plus inquiétant est la persistance dans le temps de ces actes qui mettent en péril notre mission. Et que ce fait risque de devenir une norme.» Les Conventions de Genève, ne suffisent plus. Il y a là un échec grave du système. Alors, les inscrire au patrimoine mondial? «Je ne sais pas si cela peut nous aider à remplir notre mission. Ce qu’il faut d’abord, c’est garantir leur application.»
«Une idée intéressante, décalée et inquiétante»
Nicolas Levrat, rapporteur spécial sur les questions relatives aux minorités nationales, a employé trois adjectifs pour qualifier la proposition d’Élisabeth Decrey Warner: intéressante, décalée, inquiétante. «Intéressante parce que révélatrice du sentiment que la communauté internationale, fondée sur le respect du droit, est en train de disparaître. Et cette proposition me paraît être une tentative de réagir à ce constat.» «Décalée parce que si la Convention de l’UNESCO de 2003 sur le patrimoine immatériel de l’humanité préservait la diversité culturelle, les Conventions de Genève sont un des textes les plus universels.» Inquiétante: «Si on remet les Conventions de Genève dans le système onusien, qui ne fonctionne plus, il n’est pas sûr qu’une interaction féconde soit possible.»
«Aujourd’hui, les conflits ont changé de nature et les populations civiles en sont les premières victimes. C’est insupportable.»
Micheline Calmy-Rey
Irène Herrmann, professeure à la Faculté des Lettres de l’Université de Genève, a souligné, pour sa part, que les violations du DIH «sont une constante de l’histoire». Mais «aujourd’hui, les dénonciations sont plus vives: parce qu’on est informé, que ces violations ont une certaine ampleur et que l’on connaît mieux le DIH». Dénoncer est ainsi «la preuve que l’engouement pour l’humanitaire est toujours présent».
«Il faut bouger!»
Micheline Calmy-Rey, ancienne cheffe du Département fédéral des affaires étrangères, est restée plus mitigée. «Aujourd’hui, les conflits ont changé de nature et les populations civiles en sont les premières victimes. C’est insupportable.» Et de se demander si les Conventions de Genève sont adaptées aux moyens actuels, «aux machines à tuer mues par l’intelligence artificielle». L’ancienne conseillère fédérale a pointé du doigt «une faiblesse du multilatéralisme, grave pour les Conventions de Genève».
Mais les inscrire au patrimoine de l’UNESCO serait «les mettre au musée, en faire un monument perçu comme occidental et ne plus pouvoir les toucher. N’est-ce pas aller à l’encontre du but recherché? C’est déresponsabiliser les États.»
Il y a plus urgent, selon elle: organiser une conférence des parties contractantes sur le respect des Conventions de Genève. «Il faut bouger! a-t-elle lancé, et faire en sorte que tous les États y adhèrent à nouveau.»
«Patrimonialiser, c’est transformer un objet juridique en objet culturel que l’on fait vivre.»
Isabelle Anatole-Gabriel
L’Assemblée générale des Nations unies a mandaté la Suisse pour organiser une conférence sur le conflit au Proche-Orient. Pour Micheline Calmy-Rey, il s’agit aujourd’hui d’enjoindre le gouvernement suisse de «faire quelque chose qui tienne debout. On a dépensé 15 millions de francs pour la conférence du Bürgenstock (NW) (sur le conflit en Ukraine ndlr), alors on peut en dépenser autant pour le respect du droit international!»
Une idée pour réfléchir ensemble
Pour Isabelle Anatole-Gabriel, ancienne fonctionnaire de l’UNESCO en charge des enjeux patrimoniaux «patrimonialiser, c’est transformer un objet juridique en objet culturel que l’on fait vivre – il peut alors devenir un instrument de transgression, de questionnement. En lui ajoutant une couche de signification. Et cela ouvre à la possibilité que la société civile s’en saisisse». Patrimonialiser, «c’est recristalliser des valeurs autour d’objets variés – musiques, textes, …». Ainsi «cette proposition est une bonne idée. Parce qu’elle est est intempestive: elle permet de réfléchir ensemble».
Entre peur de la muséification et campagne pour sensibiliser l’opinion publique, les avis restent donc partagés. (cath.ch/gdsc/mp)
La Semaine des droits humains
Créée en 2013 sous l’impulsion de Micheline Calmy-Rey, ancienne présidente de la Confédération, et organisée par le Global Studies Institute de l’Université de Genève, la Semaine des droits humains (SDH) propose des conférences, des débats, des projections de films, des expositions et des performances artistiques ainsi qu’un colloque académique et des activités pour les élèves du secondaire.
Le thème de cette année, Les incertitudes de la démocratie, a été présenté en ouverture de la soirée par Frédéric Esposito, président de la SDH. Il a souligné que «face aux crises actuelles», de la manipulation de l’information aux dérives autoritaires, l’édition 2024 «propose un regard aussi critique que possible sur les conséquences de ces incertitudes telle qu’elles pèsent sur le fonctionnement des démocraties, leurs principes constitutifs et la gouvernance du système international». GDSC