Le jésuite Luc Ruedin, a publié en 2024 un livre sur les "Exercices de contemplation" | © Lucienne Bittar
Suisse

La voie contemplative chrétienne passe par le nom et le cœur de Jésus

Contemplation dans la nature, exercices d’assise et de respiration, hypnose, prière du cœur… Dans un livre paru début 2024, le jésuite suisse Luc Ruedin revisite différentes techniques de méditation issues de la pleine conscience laïque, des traditions spirituelles orientales ou du christianisme. Qu’est-ce qui caractérise la voie chrétienne? Entretien.

Le Père Luc Ruedin est un familier des voies contemplatives orientales. Il présente dans Exercices de contemplation – Méditation chrétienne un pan parfois méconnu de la tradition chrétienne. Il inscrit dans le même temps une ligne de démarcation claire entre différentes techniques en vogue: celle de la relation, ou pas, au ‘Tout-Autre’.

Vous dites que les méthodes de développement personnel invitent au consumérisme et à l’individualisme, conduisant à une impasse narcissique. Seules les méditations ouvertes sur une Transcendance éviteraient cet écueil?
Le développement personnel a toute sa légitimité. Il permet d’explorer son intériorité, et c’est vital. Mais s’y limiter, c’est s’arrêter à mi-chemin. «L’homme passe infiniment l’homme», dit Pascal, c’est-à-dire qu’une inquiétude fondamentale taraude le cœur de l’homme et le pousse à rechercher l’Infini. Pas seulement un infini vague, mais un Amour infini. «Notre cœur est sans repos tant qu’il ne repose en toi.» Cette phrase de saint Augustin souligne l’existence d’une dimension qui englobe l’homme et le dépasse tout à la fois.

La finitude du corps serait donc une chance?
C’est non seulement une chance, mais c’est une grâce. Le corps nous limite, il peut être blessé, mais il est notre demeure et le temple de l’Esprit-Saint. Il s’agit dont de l’habiter pleinement. D’où la justesse de la méditation de la pleine conscience, où il s’agit de ne pas être dans les pensées, dans l’imaginaire, mais de revenir sans jugement, sans filtre aux sensations corporelles. La première chose que fait un bébé, c’est d’ouvrir les yeux, d’entendre des bruits, de goûter le lait de sa mère, bref d’être dans ses sensations. C’est notre manière première d’être au monde. C’est aussi pour cela que je propose dans la première partie de mon livre des exercices dans la nature basés sur les cinq sens, pour se relier à soi. Comment sinon être présent à la Présence?

Mais cette voie est insuffisante par rapport à l’invitation contemplative de faire droit à l’Infini. Teilhard de Chardin parle de se centrer, se décentrer et se surcentrer. Orienter son attention vers un autre, c’est être interpellé par lui, donc être décentré. Ce qui devient alors le centre, c’est la relation qui nous ouvre et nous surcentre. La foi chrétienne professe que Dieu est relation accomplie, c’est-à-dire Amour, et il nous appelle à entrer en relation avec Lui.

Faut-il se détacher de soi pour pouvoir être totalement ouvert à l’autre? S’abandonner à la surprise de la relation, est-ce s’abandonner soi-même?
L’itinéraire spirituel est un chemin surprenant et libérateur; il nous ouvre un horizon nouveau. Quel que soit l’événement – une rencontre, un superbe paysage, une épreuve -, il nous décentre. C’est une expérience libératrice, car par notre consentement elle nous fait découvrir l’Infini qui nous ouvre et nous excède. Dans les deux sens du terme: c’est surabondant et ça nous dérange. Mais c’est un dérangement heureux, qui nous ouvre à ce que nous sommes vraiment et nous donne d’entrer en gratitude, c’est-à-dire en reconnaissance, là encore dans les deux sens du terme: rendre grâce, en nommant Celui qui nous aime, le Seigneur.

Comment sait-on qu’on est sur la bonne voie?
Trois critères peuvent nous donner des repères. Le premier, c’est la paix, qui n’est pas juste absence de troubles mais ressenti profond: nous sommes réconciliés avec nous-même, les autres et le monde. Le deuxième, c’est l’expérience de la joie liée à la relation, à l’Amour. Le troisième, c’est la transformation de notre mode d’accès au réel, un réel que l’on peut traverser en communion avec le monde, avec une attention aux pauvres, à ceux qui sont enfermés…  Les bouddhistes l’appellent ‘compassion’ et les chrétiens ‘charité’, même si ce n’est pas exactement la même expérience spirituelle.

Le méditant, expliquez-vous dans votre livre, est appelé à faire le vide en lui, pour se rendre disponible à la relation. Ignace de Loyola a accordé une place primordiale aux sens, mais aussi à l’utilisation de l’imagination pour mieux se projeter dans les scènes bibliques et recevoir la Parole. N’est-ce pas contradictoire?
C’est vrai, dans les Exercices spirituels on utilise beaucoup les images pour se projeter. Mais l’imagination, ce n’est pas l’imaginaire qui amène n’importe où. L’imagination de chacun est en connexion étroite avec ses cinq sens. Certaines personnes sont plus reliées à leurs sens et donc possiblement plus imaginatifs. Cette imagination-là n’est pas fuite de la réalité, comme dans l’imaginaire, mais au contraire connexion plus étroite à cette réalité. Elle ouvre à un réel plus réel que la plate réalité! C’est ce que Henry Corbin appelle ›l’imaginal’, une perception sensible du suprasensible. Ainsi, dans la voie contemplative, chacun devient par cette dimension imaginative co-créateur de sa vie avec le Seigneur.

Vous présentez l’hypnose comme une voie possiblement contemplative. Cette technique de découverte de soi ne repose pourtant pas sur l’établissement d’un lien avec la Transcendance.
L’hypnose, dans un processus d’induction et de dissociation, en utilisant notamment l’imagination, ouvre un accès à un nouveau monde intérieur. Elle peut ainsi être un tremplin vers la contemplation. En faisant appel au potentiel de l’inconscient, l’hypnose permet d’expérimenter un accès différent à nous-même. Elle offre des portes d’accès à l’Infini, car Dieu travaille aussi bien avec l’inconscient qu’avec le conscient.

Le philosophe et psychothérapeute français François Roustang, un ancien jésuite, a exploré la voie de l’hypnose et il a montré qu’elle était un puissant moyen de changement et de découverte personnelle. Il a dit à son sujet: «Je vais t’indiquer un chemin que tu ne connais pas, pour atteindre un lieu que tu ignores, afin que tu puisses accomplir ce dont tu es incapable.» Cette phrase, pour moi, s’applique également à la méditation priante.

«L’hypnose offre des portes d’accès à l’Infini, car Dieu travaille aussi bien avec l’inconscient qu’avec le conscient.»

Vous consacrez un chapitre de votre livre à Marie et à son ‘oui’ exemplaire. Est-ce ce total abandon en confiance qu’il faudrait viser dans la contemplation?
La virginité de Marie, c’est ce ›oui’ cristallin, sa disponibilité intérieure sans repli sur elle-même. Elle s’est laissée transformée radicalement, c’est-à-dire à la racine – d’où la fête de l’Immaculée Conception – par son ›oui’ originel. Les autres, comme les saints, y sont amenés graduellement, par un processus spirituel libérateur de tous les replis. Notre vocation d’humains, c’est de répondre à cet appel intérieur qui nous rend libre. Et la sainteté, c’est entrer dans la réalité de Dieu.

Prier avec le nom de Marie ou de Jésus – la prière du cœur, reprise et développée par le jésuite hongrois Franz Jalics sj, emprisonné durant la dictature argentine – aide à quitter l’opaque pour pénétrer dans la sphère du cristallin, à passer de l’individu à la personne. A quitter le cercle pour être dans la flèche, c’est-à-dire ouvert à la relation, à la Miséricorde. Le chemin du pardon peut alors se vivre.

Parmi les oraisons qui rencontrent un certain succès, il y a la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus. Un «document» sur ce culte est en préparation au Vatican, comme l’a confirmé le pape le 5 juin 2024. Votre Ordre, la Compagnie de Jésus, a été consacré au Sacré-Cœur en 1872 par le Supérieur général Pieter Jan Beckx, puis cent plus tard par le Père Pedro Arrupe, et à nouveau aujourd’hui par le Père Arturo Sosa. N’est-ce pas étonnant, pour un Ordre perçu comme intellectuel, de se retrouver associé à une dévotion souvent représentée par le cœur sanguinolent du crucifié?
La Compagnie de Jésus n’est pas un ordre intellectuel, c’est un ordre intelligent. L’intellect sans la sensibilité est vide, la sensibilité sans l’intellect est aveugle. L’intelligence allie les deux. Cela dit, l’image que vous évoquez est un peu anachronique. Elle renvoie à l’imaginaire pieux du 19e siècle…

Vitrail Sacré-Cœur de Jésus, basilique Notre-Dame des enfants, Châteauneuf-sur-Cher, France | © CC BY 2.0 Wikimedia/Olive Titus

Il est vrai cependant que la symbolique de l’Amour est représentée dans la spiritualité chrétienne par le cœur. On ne parle pas du muscle cardiaque, ni de la sphère sentimentale. Le cœur, c’est le centre de la personne, là où elle est en lien immédiat avec Dieu. Dans une symbolique différente, car il n’y a pas forcément un lien au Tout-Autre, certaines traditions orientales parlent du hara.

Dans la tradition chrétienne, ce centre est relationnel. C’est ce que signifie le baptême. Il est habité par Jésus-Christ, par son cœur transpercé d’un Amour infini donné une fois pour toutes sur la Croix. D’où ces représentations parfois sanguinolentes. Ce qui a du prix a un coût!

Le Sacré-Cœur de Jésus renvoie ainsi à la question du mal. Du mal subi et du mal commis. Jésus le prend sur lui et le transforme par sa Miséricorde. Cette transfiguration est un mystère. Ce n’est pas une approche sentimentaliste. La dévotion au Sacré-Cœur n’est donc pas juste une prière, c’est une motion divine qui nous traverse et qui prend tout notre être pour le faire entrer dans le mystère de la Miséricorde. En ce sens, cette dévotion est une voie contemplative éprouvée. (cath.ch/lb)

Le jésuite Luc Ruedin, a publié en 2024 un livre sur les «Exercices de contemplation» | © Lucienne Bittar
10 octobre 2024 | 17:00
par Lucienne Bittar
Temps de lecture : env. 7  min.
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